Glenn Diesen : "Notre domination est la condition de la paix"
L'Occident peut-il encore raccrocher les wagons avec le reste du monde après les guerres ukrainienne et israélo-palestinienne ? Entretien avec un spécialiste de la Russie.
L’interview originale en anglais et sa retranscription sont à écouter et à lire ici.
Pour l’Occident mené par les États-Unis, la paix signifie sa domination absolue. Pas de négociation, pas de compromis. Il faut fabriquer des boucs émissaires et des prétextes. C’est l’axe du Mal de G.W. Bush constitué de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord. Aucun n’avait de responsabilité de près ou de loin dans les attentats du 11 septembre. Dans la guerre israélo-palestinienne actuelle, l’Occident a tenté, sans succès, de désigner l’Iran comme le principal coupable de l’attaque terroriste du Hamas contre des postes militaires et des civils israéliens. L’un des acteurs les plus déstabilisateurs de la planète, le Qatar, qui finance massivement le Hamas, plus ou moins toutes les organisations djihadistes sunnites et l’expansion militaire de la Turquie, n’est pas inquiété.
Pendant ce temps, la catastrophe sanglante en Ukraine se poursuit. Le monde est au bord du gouffre. Nous avons eu l’occasion de discuter de ces questions et bien d’autres encore avec Glenn Diesen.
Glenn Diesen est professeur à l’Université du Sud-Est en Norvège. C’est un spécialiste des relations internationales et de la Russie, dont il étudie la géostratégie et la géoéconomie dans le contexte de l’intégration eurasiatique. Il également le rédacteur en chef de la revue “Russia in Global Affairs”, membre des conseils d’administration de l’Institut pour la paix (Vienne) , du Centre pour l’étude des nationalismes (Sarajevo) et d’Economie mondiale contemporaine (Moscou).
L'Eclaireur : On constate depuis quelques jours une forte augmentation de l'activité navale chinoise et russe en Méditerranée et en mer Rouge. Quel est votre avis là-dessus ?
M. Glenn Diesen : Je ne les vois pas menacer directement les États-Unis. Je pense que les Chinois ont fait tout leur possible pour souligner que cela n'avait rien à voir avec le conflit entre Israël et Gaza. De même, les Russes ont fait clairement comprendre qu’ils ne menaçaient personne.
Cela étant dit, il s’agit évidemment d’une projection de puissance, signalant clairement aux États-Unis que le Moyen-Orient n’est pas sous leur hégémonie. Ce n’est pas comme si les États-Unis étaient les seuls à avoir le dernier mot dans cette affaire. C’est donc une manière pour la Chine et la Russie de se placer sur cet échiquier géopolitique.
L'Eclaireur : On a également vu les Américains affirmer qu'ils allaient planifier des opérations d'évacuation massives de la région, tant depuis Israël que depuis le Liban, où vivent 600 000 Américains. Prévoient-ils davantage de forces ? Est-ce un prétexte ?
M. Glenn Diesen : C'est difficile à dire. C'est certainement possible. Les états comme les États-Unis ont parfois des intentions bienveillantes : ils veulent évacuer leurs propres citoyens ou apporter de l'aide. Ensuite, vous avez la dérive de la mission. Afin de protéger par exemple la population civile, vous envoyez des forces militaires. Maintenant, pour les États-Unis, une immense puissance militaire qui considère sa sécurité comme conditionnée à son hégémonie mondiale, je dirais que ses objectifs militaires ne se limitent pas uniquement à l’évacuation et aux moyens humanitaires. C'est une jolie façon de vendre leur politique, mais c’est trompeur.
L'Eclaireur : Que pensez-vous des Russes qui auraient dit aux Turcs qu'ils escorteraient leurs navires humanitaires apportant de l'aide à Gaza ?
M. Glenn Diesen : Je pense que cela montre à bien des égards à quel point le monde devient plus multipolaire, car pendant la guerre froide et l'après-guerre froide, la pensée de bloc a toujours été la même : avec nous ou contre nous.
Nous assistons aujourd’hui à davantage de pragmatisme, car dans les conflits, par exemple en Syrie et en Ukraine, la Russie et la Turquie se retrouvent dans des camps opposés. Je pense que la Turquie et la Russie aimeraient jouer un rôle plus important en soutenant les Palestiniens, sans toutefois nécessairement s’opposer aux Israéliens. C’est une bonne façon de coopérer. Cela répond simplement à des intérêts communs.
L'Eclaireur : Que pensez-vous des efforts diplomatiques discrets entrepris actuellement par les Chinois, dont on entend peu parler, mais qui ont clairement affirmé qu'ils ne soutiendraient aucune forme de nettoyage ethnique à Gaza ?
Professeur Glenn Diesen : Les Chinois, tout comme les Russes, souhaitent une approche plus équilibrée de la région. Autrement dit, ils ne veulent pas s’opposer à Israël, mais ils ne veulent pas non plus adopter cette position avec Israël aux dépens des Palestiniens. Je considère simplement que l'initiative chinoise est similaire à celle du Brésil et de la Russie avant cela, qui consiste à mettre fin à ce conflit car il ne s'agit pas seulement d'une crise humanitaire, mais d’une guerre qui a le potentiel de détruire l'ensemble de la région.
L'idée selon laquelle on peut commettre un nettoyage ethnique à une si grande échelle, et même les crimes de guerre qui sont commis actuellement à Gaza… Vous ne pouvez pas contenir ce conflit. On voit déjà que les bases militaires américaines ont été frappées aussi bien en Syrie qu’en Irak.
D’autres pays pourraient également s’y joindre si le conflit s’intensifie. Je pense donc qu’il existe désormais un fort intérêt à y mettre fin.
Nous le voyons dans les votes à l’ONU. Jusqu’à présent, les États-Unis sont les seuls à avoir opposé leur veto au cessez-le-feu. Je ne vois tout simplement aucun autre pays au monde qui ait actuellement intérêt à poursuivre cette guerre.
L'Eclaireur : Est-il juste de parler d'une impasse stratégique pour les Etats-Unis et Israël dans l'état actuel des choses ?
Prof. Glenn Diesen : Ils se trouvent dans une position difficile car, de l'avis des Israéliens, s'ils ne lancent pas une invasion terrestre, cela pourrait être interprété comme une victoire du Hamas…
L'Eclaireur : Excusez-moi de vous interrompre, mais le Hamas a déjà remporté une énorme victoire stratégique, que cela nous plaise ou non. Et il semble qu’Israël ait contribué depuis 1996 à la construction de l’acteur quasi-étatique, ce qu’est aujourd’hui le Hamas. C'est un acteur quasi-étatique terroriste…
M. Glenn Diesen : Tout sera considéré comme une victoire du Hamas à moins qu’Israël ne le batte. Mais si Israël veut sortir victorieuse et affaiblir le Hamas, alors une opération terrestre est nécessaire. Or une opération terrestre sera dévastatrice. Elle aliénera de nombreux alliés d'Israël, provoquera des divisions internes en son sein même et transformera en ennemis susceptibles de s'impliquer dans le conflit ses voisins avec qui elle pourrait entretenir de bonnes relations. On verra également les nouvelles grandes puissances, la Chine et la Russie, adopter une approche plus hostile à son égard .
Israël a donc beaucoup à perdre si elle y va, mais elle a aussi beaucoup à perdre si elle n’y va pas. Les Israéliens se trouvent dans une situation très difficile et on ne sait pas vraiment ce que veulent les Américains, quelle pression ils exercent réellement sur Tel Aviv.
L'Eclaireur : Si les Israéliens entrent dans Gaza, on sait que les combats vont se dérouler dans des tunnels, dans toute l’infrastructure souterraine que le Hamas a construite. Ça va être sanglant. Israël peut-elle supporter le nombre de victimes que cela entraînera ? Parce que nous parlons de milliers de soldats israéliens tués...
M. Glenn Diesen : C'est difficile à dire. Il n’y a pas encore vraiment eu de précédent. C'est en quelque sorte la première règle de la guerre : elle ne se terminera et ne se déroulera jamais comme vous l'aviez prévu.
Encore une fois, personne ne sait ce qui attend les Israéliens à l’intérieur de Gaza. Si l’Etat hébreu subit de lourdes pertes, il sera alors confronté à un autre dilemme. Comment réagira-t-il ?
Se retirerait-il, serait-ce une défaite humiliante. Ou bien verra-t-on une escalade aux extrêmes ? Je ne suis pas sûr de ce qu'ils pourraient utiliser, peut-être des armes chimiques dans les tunnels ? Mènera-t-il également des campagnes de bombardements intensifs contre la population civile, provoquant davantage de dommages collatéraux ? Il existe de nombreuses différentes incertitudes et c'est là le problème.
Une fois que Tsahal sera dans Gaza et que les choses ne se dérouleront pas comme prévu, les Israéliens seront probablement confrontés à d’autres choix très difficiles. C'est une situation très dangereuse pour chacun de ces acteurs.
L'Eclaireur : Est-il juste de dire que le sort d'Israël repose entre les mains des pays arabes ?
M. Glenn Diesen : Oui, parce que ce sont ses voisins. Au cours des cinquante dernières années, Israël a été soutenue par les États-Unis, ce qui signifie que les Israéliens n’ont jamais vraiment eu à faire de compromis significatifs.
Au lieu de cela, ils ont eu une approche très maximaliste en termes du rejet d’un État pour les Palestiniens, nettoyant une grande partie du territoire des Arabes et des Palestiniens et en l’annexant. Israël a pu le faire parce que les États-Unis l’ont soutenu.
Certains peuvent penser que c’est une bonne chose. L’aspect négatif est qu’un règlement politique n’a jamais été obtenu. C’est souvent ce qu’on voit lorsqu’on a un acteur très puissant face à un autre très faible.
Sauf qu’aujourd’hui les États-Unis sont en déclin. Ils s'affaiblissent. Malgré l’insistance de Biden sur le fait qu’il peut se battre contre la Russie, la Chine, l’Iran, contre tout le monde en même temps, ce n’est tout simplement pas le cas.
La logique serait que, si vous pensez que votre situation sera pire demain qu'aujourd'hui, vous rechercheriez un règlement aujourd'hui. Israël devrait s’asseoir à la table des négociations avec les Palestiniens et trouver une solution globale. Il n’est même pas sûr qu’une solution à deux États soit encore possible. Elle est mise à mal depuis si longtemps.
Ou bien Israël doit se lancer à fond et imposer sa domination dans la région. Mais comme vous l’avez dit, les États arabes… Israël doit vivre avec ses voisins, cela impose des limites à la manière dont elle peut traiter les Palestiniens.
L'Eclaireur : De votre point de vue, dans quelle mesure la situation personnelle de Benjamin Netanyahu joue-t-elle ?
Prof. Glenn Diesen : Nous parlons souvent d'Israël comme s'il s'agissait d'un acteur unitaire. Au sein d’un l’État, il existe une compétition pour le pouvoir. Et comme nous l’avons vu récemment, Israël ne jouit pas actuellement d’une grande unité politique.
La forte impopularité de Netanyahu est réelle, et nous ne la voyons souvent pas dans les médias occidentaux, car si vous soutenez Israël, cela signifie que vous soutenez ce que fait son gouvernement. Mais lorsque nous examinons la société israélienne, si nous lisons les médias israéliens, nous constatons une énorme opposition. Netanyahu est très impopulaire à cause de ses politiques et pour diverses raisons.
Par exemple, ses efforts pour renforcer secrètement le Hamas afin d'avoir un ennemi qui puisse être vaincu, au lieu d'avoir la Cisjordanie avec laquelle négocier. Beaucoup d’Israéliens pensent que cela lui a explosé à la figure. Je pense qu’il y a plus de nuances, de discussions et de débats ouverts en Israël qu’en Occident.
L’Eclaireur : Comment décririez-vous l’attitude de l’Europe ?
Professeur Glenn Diesen : Elle se trouve dans une position délicate car, d'une part, son soutien doit être, dans une large mesure, inconditionnel à Israël. D’autre part, l’Europe se définit largement par des valeurs libérales, des valeurs humanitaires… Soutiendrons-nous un nettoyage ethnique imposé par Israël ?
Il faut choisir son camp, et je pense donc que cela déroute les Européens. L'Europe, à chaque fois qu’elle est confrontée à un problème complexe, utilise des clichés et des slogans, comme “nous sommes aux côtés d'Israël”, “Israël a le droit de se défendre”, “les morts sont la faute du Hamas” … ce genre de choses. C'est très superficiel et cela ne veut rien dire. Israël a le droit de se défendre, mais les Palestiniens ont le droit de le faire aussi. Tout cela n’a pas grand sens. Il ne s’agit que de slogans en l’absence de capacité à faire preuve d’une quelconque honnêteté intellectuelle quant à ce qui se passe sur le terrain.
L'Eclaireur : Que pensez-vous de la diplomatie d'Antony Blinken et des camouflets qu’il a récolté de partout où il est allé ?
M. Glenn Diesen : C'était assez remarquable. Il a réussi à s'aliéner les Jordaniens, les Égyptiens, les Saoudiens, ces pays que les États-Unis considèrent comme des alliés et des amis, qui avaient une position modérée ou amicale à l'égard d'Israël. Sa capacité à tout gâcher est dévastatrice.
Sa diplomatie n’a pas été couronnée de succès parce qu’il n’était pas disposé à faire pression sur Israël sur quoi que ce soit – vous savez, laisser de côté tout contexte, blâmer uniquement le Hamas. Ce n’était pas très nuancé et le message communiqué est que les États-Unis soutiendront Israël quoi qu’elle fasse, y compris des massacres à Gaza.
Les États-Unis se sont aliénés beaucoup de leurs amis dans la région. Les Égyptiens ne se sont pas présentés à la réunion et sont venus le lendemain, les Saoudiens défient désormais ouvertement les États-Unis sur cette question… Je pense que cela suggère que l’opération diplomatie américaine s'est très, très mal déroulée.
L'Eclaireur : Et si le Qatar était en fait le problème ? Et si, et je ne fais que spéculer, il s'agissait des Frères musulmans et de l'influence assez toxique que le Qatar a exercée, non seulement à Gaza mais dans toute la région ? Je pense aussi à l'ensemble du Sahel… Serait-ce une stratégie de sortie acceptable qui pourrait satisfaire l'Egypte, les Saoudiens, les Jordaniens, qui ont de gros problèmes avec les Frères musulmans ?
M. Glenn Diesen : C'est possible. Je pense que l'alternative consistant à essayer de rejeter la faute sur l'Iran, ce serait...
L’Eclaireur : Iran qui n’a rien fait en l’espèce …
M. Glenn Diesen : Oui, je sais mais nous avons tendance à choisir les boucs émissaires qui nous conviennent. Ce serait une terrible erreur, conduisant à une guerre régionale.
Traiter le Qatar serait une issue. Je ne sais pas si c'est faisable et quelles en seraient les conséquences. Les États-Unis doivent certainement faire quelque chose pour convaincre certains voisins arabes d’Israël car jusqu’à présent, ils n’ont pas été en mesure de proposer quoi que ce soit leur bénéficiant.
L'Eclaireur : Si nous évitons la catastrophe et un éventuel Armageddon, quels changements envisagez-vous ou prévoyez-vous dans l'architecture de sécurité régionale et mondiale ?
Prof. Glenn Diesen : Alors que nous voyons l'incapacité des Américains à répondre correctement à ce conflit, je pense que cette crise actuelle présente de nombreuses similitudes avec la guerre en Ukraine et avec la possible future guerre future de la Chine à propos de Taiwan. C'est un système international. Ce sont les symptômes d’un changement du système international.
En d’autre termes, après la guerre froide, nous avons établi un ordre mondial fondé sur l’hégémonie, dans lequel les États-Unis seraient la seule superpuissance dominant le système international. On pensait qu’il s’agirait d’une hégémonie bienveillante mais les États-Unis continuent de s’affaiblir, et plus ils s’affaiblissent, plus ils ont recours à l’usage de la force.
Je pense que si, pour reprendre vos mots, nous survivons et évitons l’Armageddon, on verra alors la transition vers un nouveau système international dans lequel les États-Unis devront s’adapter aux autres pôles de puissance.
Pour Israël, cela implique qu’elle devra trouver un règlement politique plus durable avec les Palestiniens et ses voisins.
La multipolarité est véritablement ce qui nous attend.
L'Eclaireur : Ce qui signifie revenir à la charte de l'ONU et arrêter le mantra de l'ordre international fondé sur des règles. Ou bien cela signifiera t-il l’émergence de quelque chose de nouveau comme une régionalisation de la sécurité avec une sorte d’organisation faîtière ?
Glenn Diesen : Si l'on considère les nouveaux centres de puissance émergents, ils ne sont pas révisionnistes1 dans le sens où ils voudraient saper le droit international. Ils veulent restaurer le droit international. Si vous écoutez les discours de la Chine, de la Russie et de l’Inde, toutes disent que le droit international doit être la norme. Le droit international dans un système multipolaire implique une égalité de souveraineté et des contraintes mutuelles.
“L’ordre international fondé sur des règles” est largement rejeté par un grand nombre de puissances émergentes, et pour de bonnes raisons. Encore une fois, c’est l’un des slogans que nous utilisons en Occident, mais nous n’expliquons jamais de quoi il s’agit, car il ne s’agit pas de véritables règles.
L’ordre international fondé sur des règles est en réalité le droit international fusionné avec le droit humanitaire, ce qui semble formidable. Mais cela signifie en réalité que l’Occident a créé un ensemble parallèle de principes qu’il choisit en fonction de ses propres intérêts.
En droit international, l’intégrité territoriale et la souveraineté passent avant tout, mais en droit humanitaire, l’autodétermination est souvent privilégiée. Alors, que faisons-nous ?
Lorsqu’il s’agit de conflits comme le Kosovo, nous affirmons que l’autodétermination doit s’appliquer. Les Américains disent la même chose de Taiwan. Autodétermination. Taïwan devrait pouvoir faire sécession de la Chine. Alors qu’en Crimée, ils disent non, l’intégrité territoriale doit primer. Il ne s’agit pas d’un ensemble de règles, c’est simplement la loi du plus fort.
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