Voici enfin la troisième et dernière partie du grand texte de N.S. Lyons sur la convergence entre le managérialisme dur, incarné par la République populaire de Chine et le managérialisme de moins en moins doux incarné par l’Occident vers ce que l’auteur nomme l’Etat techno-total.
Cette dernière partie clôt en beauté cet essai superbe et suprêmement angoissant. Parmi les temps forts de cette dernière partie, figurent sans doute l’analyse la plus fine que j’ai lue du phénomène woke, une description par le menu du crédit social chinois et la façon dont les Etats occidentaux totalitaires mettent en place un système semblable par le biais de la finance.
Je remercie encore l’auteur pour la confiance qu’il m’a témoigné en me laissant traduire et publier son texte, et encourage mes lecteurs à diffuser ce texte essentiel aussi largement que possible.
"Parti, gouvernement, armée, société civile, université ; est, ouest, sud, nord et centre, le Parti dirige tout." - Secrétaire général du Parti communiste chinois, Xi Jinping
La technocratie managériale souffre d’un sérieux handicap : ça ne marche pas vraiment. Le projet de construire la Tour de Babel est inéluctablement voué à l’échec, car l’ingéniosité humaine ne peut pas tout contrôler. Plus le système de contrôle étend son champ d’application et se densifie, plus il devient complexe. Plus il devient complexe, plus il devient exponentiellement difficile à contrôler. L'entropie et la dysfonction s'insinuent inexorablement dans le système. Résoudre un problème génère de multiples nouveaux problèmes inattendus. Et la tour commence à chanceler.
Naturellement, le système s’efforce avec l’énergie du désespoir de dissimuler les failles au moyen de nouveaux dispositifs gestionnaires, lesquels ne font qu’accroître encore la complexité. Le temps aidant, le divorce entre le système et la réalité ne devient que plus apparent. Les personnes qui vivent au cœur de ce système le sentent bien, qui ne peuvent pas ne pas remarquer les contradictions de plus en plus abondantes entre les affirmations officielles rituelles sur la stabilité du système et le fait qu'elles sentent la tour vaciller sous leurs pieds. Avec le temps, cet écart entre le discours officiel et la réalité génère un sentiment diffus d'absurdité commun à la vie dans de tels régimes. Pour autant, la prolifération de cette atmosphère d’inintelligibilité et d’irréalité ne perturbe nullement la marche du régime managérial. Inévitablement, cependant, le régime commence à faire face à une crise prolongée de légitimité. Il ne peut pas résoudre cette crise, car ce n'est pas quelque chose qui peut être résolu par la création de nouveaux dispositifs managériaux. Le seul argument que le régime peut formuler en faveur de sa légitimité est celui d’une expertise particulière dans la génération d'un progrès sans terme défini. Ce discours repose sur les deux piliers d’une efficacité matérielle sans cesse croissante et d’une satisfaction de désirs de plus en plus complète. Mais les désirs sont infinis, tandis que le managérialisme entre dans une tension de plus en plus forte avec sa prétention d’efficacité totale. La seule finalité que poursuit le managérialisme, qui est aussi sa méthode, consiste à étendre le domaine d’application de ce qui peut être géré par des procédés managériaux, et la gestion elle-même ne produit rien d'autre que davantage de complexité artificielle. À un moment donné, l'expansion autoréférentielle de la bureaucratie managériale surpasse tout gain en efficacité organisationnelle généré par l'application de la technique managériale.
En dépit de cette tension, la seule réponse que le régime managérial est capable d’offrir est de persévérer dans son être : davantage de centralisation des pouvoirs de contrôle, toujours plus de dispositifs gestionnaires, des affirmations de plus en plus péremptoires de connaissances expertes, des déploiements sans cesse croissants d’efforts pour épargner au peuple "tout souci de réflexion et tout tracas de la vie", la traque sans relâche de toute poche de résistance au projet utopique poursuivi par le régime managérial. Le tout est présenté comme une réforme progressiste et modernisatrice. La seule réforme qui vaudrait pour rendre le système plus efficace consisterait à réduire la centralisation et la gestion, alléger l'universalisme, libérer et déléguer le contrôle pour permettre une différenciation locale et une adaptation à la réalité, ainsi que l’adoption d’une bonne dose d'humilité. Or il va de soi qu’un tel aggiornamento est impossible, car il signifierait un retour "en arrière", et rendrait nécessaire l’aveu que le managérialisme est faillible et connait des limites qu’il lui convient d’accepter.
Pour autant, il serait faux de penser que les régimes managériaux sont incapables de mutations sophistiquées afin de supprimer efficacement (ne serait-ce que temporairement) l'instabilité. Il serait encore plus dangereux de penser qu'ils sont nécessairement éphémères. Déduire de la prémisse de la faiblesse d’un régime qu’il est sur le point de s'effondrer est une erreur ; le régime managérial à grande échelle est principalement un phénomène moderne, et jusqu'à présent, seul un régime de la sorte (l'URSS) s'est effondré sans intervention militaire. Nous ne savons donc pas vraiment combien de temps un système managérial particulièrement intelligent peut durer, même si nous savons qu'il ne durera pas éternellement. Ce que nous pouvons supposer, c'est que tout régime agira automatiquement pour se défendre et protéger ses intérêts contre les menaces proliférantes. Il n'hésitera probablement pas à se transformer et à adopter de nouvelles méthodes, tout comme il a évolué à plusieurs reprises par le passé. De nouveaux moyens de répression quotidienne, ou ce que le régime du PCC aime appeler "le maintien de la stabilité", seront rapidement trouvés et testés.
Aujourd'hui, cet impératif du maintien de la stabilité conduit à une convergence rapide et mutuellement bénéfique entre les régimes managériaux durs et doux du monde, les durs devenant plus souples (c'est-à-dire plus subtils et ingénieux, mais pas moins cruels) et les doux devenant plus durs (plus puissants, coercitifs et sans vergogne).
Révolution permanente
Le premier pas vers la stabilité est de briser des choses. Pour le régime managérial, la stabilité signifie bien sûr la conformité incontestée de la sphère publique à l'autorité managériale. Comme toujours, en travers d’une telle volonté de contrôle total se dressent ces sphères d'autorité qui pourraient le cas échéant rivaliser avec le régime, c'est-à-dire toutes les institutions stables demeurantes, les communautés, les réseaux économiques indépendants, les religions, les normes, les traditions et les modes de vie qui permettent et encouragent l'autogestion - ou du moins l'organisation et la prise de décision en dehors et indépendamment de la citadelle managériale. Ces obstacles, ces vestiges récalcitrants de l'ancien ordre, se dressent sur le chemin du changement, de la consolidation, de la reconstruction, du progrès… Dès lors, ils doivent disparaître ; ils doivent être écrasés !
Niveler tout contre-pouvoir est un impératif catégorique de tout régime managérial. Comme l'a expliqué le philosophe politique français Bertrand de Jouvenel dans son œuvre impérissable sur la montée des États-nations managériaux, "Du pouvoir : Histoire naturelle de sa croissance" (1948), le Pouvoir (le régime) constate que, par sa nature même, il ne peut que chercher à décomposer sans relâche toutes les limites et les barrières sur son chemin et aspirer en lui-même tous les autres points névralgiques et sources possibles de pouvoir, ou, à défaut, les détruire. "Ce qui lui est obstacle, c’est tout commandement autre que le sien", écrivait Jouvenel, qui ajoutait immédiatement : “ ce qui lui est aliment, c’est toute force où qu’elle se trouve.” Le régime est “ aussi naturellement amené ” à détruire les communautés libres et indépendantes pour consommer leur pouvoir “que l’ours en quête de miel à briser les cellules de la ruche”.
En image: l’Etat managérial lorsqu’il découvre votre communauté libre et autonome
Cela signifie que la conservation des anciennes coutumes, formes et structures juridiques est toujours totalement incompatible avec les objectifs et la nature du régime managérial. Bien qu'il puisse parler d'un futur utopique fixe et sans faille, il avance et croît en puissance, non pas par l'ordre et la préservation, mais en secouant constamment les choses et en brisant plus d'un œuf en cours de route. Paraphrasant Marx : soit la classe managériale est révolutionnaire, soit elle n'est rien. En effet, le régime managérial souscrit intrinsèquement au programme de "révolution continue" ou "révolution permanente" de Hegel et Mao.
La révolution managériale n'a pas été un événement unique qui s'est produit une seule fois dans l'histoire. Elle est plutôt un processus qui s'est déroulé – qui se déroule – à plusieurs reprises, et en vagues relativement distinctes. En fait, en Amérique, ces vagues semblent se reproduire selon un calendrier assez régulier : environ une fois tous les 20 à 25 ans, soit environ une fois par génération. L'ère progressiste de Wilson dans les années 1910 a été suivie par l'ère du New Deal de Franklin Delano Roosevelt et la mobilisation de la Seconde Guerre mondiale à partir des années 30, qui a été à son tour supplantée par l'ère de la Great Society/des droits civiques des années 60. Puis est venue l'ère néolibérale Reagan-Clinton à partir des années 80. J'ai bien peur que cela ne soit pénible à entendre pour de nombreux conservateurs, mais celle-ci a connu un succès révolutionnaire retentissant, bien que plus subtil, en ayant recours à la privatisation afin de déstabiliser économiquement et socialement et désagréger les communautés et institutions autonomes survivantes en échange d'une réduction factice du pouvoir de l'État managérial (produite en transférant ce pouvoir à la bureaucratie managériale des entreprises transnationales). Chacune de ces périodes révolutionnaires a été suivie par une pause, une fausse période de consolidation “ conservatrice ” des acquis, suivie quelques décennies plus tard par une nouvelle ère de ferveur révolutionnaire.
Ce qui nous amène à la cinquième et plus ambitieuse vague de révolution managériale, celle que nous vivons aujourd'hui dans les années 2010-20 : le Grand Réveil Woke (The Great Reawokening).
Le "wokisme" est une vague dérivation idéologique du marxisme/une secte religieuse radicale qui cherche à établir le paradis sur terre (l'utopie de la "justice sociale" universelle) à travers la libération simultanée et totale de tous les "opprimés". Cela doit être accompli par la création d'un Nouvel Homme (iels) éveillé par un processus de rééducation à une nouvelle conscience de son oppression, par la prise ultérieure et la redistribution de tout pouvoir des groupes "oppressifs", et par l'élimination ou l'inversion de toutes les hiérarchies établies, de toutes les normes morales et d'autres "constructions sociales" du passé qui imposent des limites à l'auto génération infinie de l'identité et d’une réalité nouvelle. C'est l’essence même de la Révolution.
À premier abord, on peut trouver étrange que toutes les institutions de l'establishment adoptent et promeuvent avec enthousiasme cette idéologie, comme elles l'ont fait rapidement après 2016. Le gouvernement ne souhaite-t-il pas l'ordre et le contrôle, plutôt que le chaos révolutionnaire ? Les entreprises ne préfèrent-elles pas un environnement propice à l’essor du capitalisme de marché libre à des revendications marxisantes et à la violence dans la rue ? Les universitaires ne tiennent-ils pas à la préservation de la tranquillité de leur tour d'ivoire afin de s’adonner à la poursuite désintéressée de la vérité (la bonne blague)? L'élite en général n’aspire-t-elle pas au maintien du statu quo pour consolider son règne, plutôt que de plaider pour son renversement ? L’idée d’un régime révolutionnaire opérant depuis le cœur du pouvoir en place défie la raison, penserait un observateur superficiel1.
Mais il n’y a là rien de bien mystérieux. Le wokisme ne fait pas trembler le régime managérial sur ses bases. Bien au contraire. Pourquoi ? Tout d’abord, parce qu’il est fondamentalement une extension radicale mais directe de l'idéologie managériale douce. Il préserve et promeut tous ses principes fondamentaux (vous vous rappelez de ceux-là?) : le scientisme, l’utopisme, le méliorisme, le libérationnisme, l’hédonisme, le cosmopolitisme et la dématérialisation (auxquels on pourrait arguer d'ajouter le sécuritisme ("safetyism"), comme décrit précédemment). Ensuite, parce que son objectif est d'instaurer une nouvelle conscience victimaire et de reconstruire la nature humaine dans un accord parfait avec les finalités et les méthodes de l'État thérapeutique.
De façon encore plus importante, le Wokisme offre au régime une occasion idéale d’accomplir une dialectique révolutionnaire. Qu'entendons-nous par-là ? Sans essayer d'expliquer tous les détails du matérialisme dialectique, disons simplement que, comme Hegel, Mao pensait que la Révolution ne devait jamais prendre fin car il estimait que tout progrès (vers le nouvel Homme socialiste et le stade du communisme, mais surtout vers plus de pouvoir) est le produit de la transformation produite par la lutte entre les forces opposées dans la société. Sans lutte, pas de progrès, car tout progrès est le produit du même processus dialectique : unité -> désunion -> unité.
En d'autres termes, le chaos du désordre produit un nouvel ordre plus ferme; on casse les choses pour pouvoir les remplacer par de nouvelles choses de votre choix. Ou comme Mao l'a dit dans une lettre à sa femme en 1966 lorsqu'il a décidé de lancer la très destructrice Révolution culturelle en Chine (principalement pour consolider son propre pouvoir personnel en déclin), la méthode était de provoquer un "grand désordre sous le ciel" dans le but de créer un "grand ordre sous le ciel". Ce n’est qu’au travers de l'émergence du chaos et de la perturbation de masse que l’on pouvait disposer de la latitude pour prendre des mesures audacieuses, produire des changements radicaux, éliminer des rivaux, réorganiser des alliances et saisir le contrôle de nouveaux centres de pouvoir de manière auparavant impossible. (C'est pourquoi on dit qu'il aurait déclaré au sommet de sa folie sanguinaire que "Tout ce qui est situé sous le ciel est dans un état de chaos absolu ; la situation ne saurait être meilleure.")
Cette dialectique peut fonctionner à n'importe quel niveau. À titre d'exemple hypothétique simple, supposons que vous soyez un bureaucrate politique et que vous vouliez prendre le contrôle factionnaire d'un commissariat de police afin d’employer ses hommes comme vos sbires personnels. A priori, cela peut sembler difficile. Le public risque de se plaindre, et le commissariat lui-même est une institution bâtie sur des règles, peuplée d'hommes chevronnés fidèles à une hiérarchie existante, unis autour du fait de ne pas vous aimer ou de ne pas vous faire confiance, à vous, petit psychopathe. Mais il y a une façon de résoudre la difficulté : supposons maintenant que vous trouviez une raison de priver le département de ses fonds et de forçant la plupart de ces mauvais coucheurs à partir et à chercher du travail ailleurs au beau milieu d’une crise économique profonde. Maintenant, les rues sont envahies par le crime et tout est chaos sous le ciel, le public demande avec colère que vous refinanciez la police et que vous fassiez respecter un peu de loi et d'ordre. Bon Prince, vous acquiescez gracieusement et dotez généreusement le département. Et mieux que cela, vous, le champion du peuple, allez même jusqu’à doubler son budget, embauchant tous vos sbires préférés, avec en prime de généreux des salaires. Bingo ! Le département est de retour plus grand que jamais, mais désormais tout acquis à votre patronage. De la désunion, naît une nouvelle unité.
En règle générale, établir un nouvel ordre plus centralisé et plus dense est l'objectif de toute révolution. La tyrannie à poigne d’acier d'un Mao, d'un Staline ou d'un Napoléon n'est pas quelque accident malencontreux d'une révolution bien intentionnée qui aurait mal tourné. C'est son terme voulu.
L'objectif de la révolution Woke n'est pas la "déconstruction", le chaos, et le désordre social éternel. Sa finalité ultime est la refondation à grand renfort de contrainte d'un nouvel ordre bien plus totalisant. Le régime managérial a rapidement compris que cette idéologie, trouvée gisant dans un recoin poussiéreux de l'université (son origine spécifique importe peu), constituait un outil idéal pour détruire ses ennemis et étendre son pouvoir et son contrôle. Il l'a opportunément ramassée et transformée en un marteau avec lequel il peut tout écraser.
Le wokisme est adopté par le régime managérial – sans lequel il n'aurait pas progressé – car il promeut directement l'intérêt propre de chaque secteur managérial. Pour l'intelligentsia managériale, il offre de nouveaux pans entiers de politiques où tout le monde doit observer une déférence servile vis-à-vis de son savoir ésotérique dans des domaines d’expertise pointus. Pour les médias managériaux, il offre une toute nouvelle mission civilisatrice visant à informer constamment les masses sur leur retard et à les rééduquer à chaque occasion qui se présente. Pour la philanthropie managériale, l’évangile woke fournit l’occasion d'innombrables nouvelles croisades pour soulager des sources oppressions se déclinant à l’infini. Les entreprises managériales ne sont pas en reste qui voient s’ouvrir à elles des archipels entiers de nouvelles frontières de libération hédoniste, porteuses de nouvelles habitudes à vendre comme des besoins de consommation ("les soins affirmatifs du genre" sont très rentables !) Et surtout, pour l'État managérial, chaque nouvelle revendication victimaire infantile stridente génère un nouveau segment de population en demande d’intervention de l'État technocratique et de ses exécutants afin d’imposer ici-bas "la justice" et de gérer l'urgence de leur droit individuel à la "sécurité" dans toutes les circonstances, dans tous les domaines de la vie, et dans toutes les interactions humaines, du lieu de travail aux relations amoureuses et familiales, jusqu'à leur état émotionnel en passant par chaque mot qu'ils entendent prononcé ou lisent sur Internet.
Viennent ensuite les Catégories Noires. La bourgeoisie réactionnaire, les fascistes de la classe ouvrière et moyenne, qui peuvent maintenant également être stigmatisés comme des suprémacistes blancs et toutes sortes d'autres "phobes", puis être vertueusement passés à tabac, tourmentés, isolés, surveillés et sans cesse rançonnés pour les punir de leur bigoterie et leur indécrottable propension à la haine. Oh, comme la vieille lutte élimée des classes a été renouvelée pour offrir de nouvelles saveurs morales autrement plus délicieuses !
Le régime considère cette idéologie comme une nouvelle source pratique de légitimité au moment précis où sa légitimité est menacée. Dorénavant, chaque maillon du régime devient absolument indispensable afin de garantir "l'équité" (l'égalité des résultats) entre les individus dans tous les domaines (justice sociale), et pour les protéger du mal : s’opposer au régime, c’est se mettre en travers de la justice sociale. Et faisant d’une pierre deux coups, l’élévation du régime en incarnation de la justice sociale justifie moralement l'abandon complet de la neutralité institutionnelle officielle envers l'opposition au régime et les libertés politiques des opposants, ou du moins l'apparence de la garantie de ces libertés auparavant requise par la philosophie politique libérale désormais dépassée. Certes, cela irrite les oppositions, mais celles-ci sont faibles et performatives et leurs actions peuvent toujours être déformées pour correspondre au récit choisi et être utilisées pour les isoler encore davantage. Associés à l'occasion de faire avancer son tropisme révolutionnaire, ces avantages font du wokisme sans doute l'innovation conceptuelle la plus utile jamais adoptée par le managérialisme occidental.
S’il parvient à mener à son terme sa révolution, la préfiguration de la nouvelle unité que le managérialisme woke entend faire advenir s’esquisse assez nettement . Ses contours sont déjà tracés, par exemple, dans la proposition d’un des théoriciens woke les plus célèbres d'Amérique, Ibram X. Kendi. Celui-ci réclame l'adoption d'un "amendement constitutionnel antiraciste" qui rendrait inconstitutionnelles "l'inéquité raciale" et "les idées racistes des responsables publics", et "établirait et financerait de manière permanente [un] Département de l'antiracisme (DOA) composé exclusivement d'experts ayant reçu une formation officielle sur le racisme et excluant la participation de personnels nommés selon des procédés de nomination politiques." Ce DOA disposerait d’un “ visa préalable sur toutes les politiques publiques locales, étatiques et fédérales afin de s'assurer qu'elles ne produisent pas d'iniquité raciale. Il assurerait la veille de ces politiques, disposerait de pouvoirs d’enquêtes sur les politiques racistes privées lorsque l'iniquité raciale apparaît, et assurerait la surveillance des responsables publics dans le cas où ceux-ci exprimeraient des idées racistes. Le DOA jouirait d’outils disciplinaires qu’il pourrait employer contre les décideurs politiques et les responsables publics qui ne changeraient pas volontairement leur politique et leurs idées racistes." En d'autres termes : Kendi plaide en faveur d’un nouvel ordre global de contrôle managérial total, disposant d’un pouvoir de surveillance étendu à notre sphère la plus intime et d’un pouvoir de répression de la mal-pensance la plus privée. Ce nouvel ordre serait surplombé par une superstructure permanente non élue et non responsable d'"experts ayant reçu une formation officielle."
Les gouvernements occidentaux sont-ils prêts à aller aussi loin ? Livrés à eux-mêmes, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, tout comme l'ours regorge d’appétit pour le doux miel. En fait, le wokisme s'étant déjà rapidement répandu comme un feu de paille bien au-delà de l'Amérique, d'autres régimes managériaux en Occident, comme l'Irlande (et toute l'UE), ont déjà dépassé le maître américain en inscrivant l’évangile woke au cœur de leurs codes et lois. Cela ne devrait pas nous surprendre dans la mesure où c'est le télos du managérialisme – même et surtout celui du managérialisme doux et libéral. Comme Tocqueville, Jouvenel avait parfaitement prédit la direction que prendrait immanquablement la vie sous le managérialisme :
Où est le terme ? C’est la destruction de tout commandement au profit du seul commandement étatique. C’est la pleine liberté de chacun à l’égard de toutes autorités familiales et sociales, payée d’une entière soumission à l’Etat. C’est la parfaite égalité de tous les citoyens entre eux, au prix de leur égal anéantissement devant la puissance étatique, leur maitresse absolue. C’est la disparition de toute force qui ne vienne de l’Etat, la négation de toute supériorité qui ne soit consacrée par l’Etat. C’est, en un mot, l’atomisation sociale, la rupture de tous liens particuliers entre les hommes, qui ne sont plus tenus ensemble que par leur commun servage envers l’Etat. C’est, à la fois, et par une convergence fatale, l’extrémité de l’individualisme et l’extrémité du socialisme.
Bien que le maître de nos masses atomisées ne soit pas entièrement reconnaissable sous la forme du seul "État", l’avertissement de Jouvenel demeure ô combien juste. Le terme de l’appétit révolutionnaire du managérialisme pour un contrôle total est nécessairement le totalitarisme : tout à l'intérieur du régime, rien à l'extérieur du régime, rien contre le régime.
L’extrême centre, la Sécurisation de Tout et le Rule by Law
Faisant face à une crise de légitimité populaire sans précédent, c’est au nom de la résistance au "fascisme", du sauvetage de la "démocratie" et de la réalisation de la sécurité universelle et de la justice sociale que les élites managériales à travers l'Occident ont commencé à déployer tout un arsenal assez vague de méthodes révolutionnaires visant à transformer leurs régimes en d'énormes monstres hobbesiens de conformité et de contrôle. Il n’est nul besoin d’aller inventer des complots pour expliquer cette évolution ; elle est inscrite au cœur de la nature du managérialisme.
Fort heureusement, ce projet n'a pas encore été mené pleinement à son terme. Il a rencontré en chemin une résistance démocratique inattendue de la part du "populisme" de la classe moyenne, qui a ralenti quelque peu sa marche transformationnelle. Le managérialisme ne peut pas encore opérer complètement à découvert en-dehors du cadre de l'ancien ordre démocratique et de la légitimité morale persistante que ce linceul moisi continue d’offrir. Le régime doit continuer à avancer principalement à travers les mécanismes existants de l'autorité légale et civique. D'où l’atmosphère paradoxale de notre période de transition actuelle, où le nouvel ordre insiste constamment et bruyamment sur sa mission de défendre l'ancien ordre qu’il démantèle méthodiquement.
Cette tragicomédie est facilitée par le fait que, étant essentiellement nihiliste, le managérialisme moderne est difficile à situer sur le spectre politique traditionnel gauche-droite, du moins tel que la plupart des gens comprennent celui-ci2. Il est certainement de gauche dans le sens où il est progressiste et révolutionnaire, et donc définitivement anticonservateur. Mais il n'est pas vraiment égalitaire ou communautaire, contrairement à ce que beaucoup pensent que la gauche doit incarner. Bien que le régime ne cesse de proclamer qu’il a à cœur de promouvoir l’égalité et le bien commun dans sa rhétorique, en réalité sa vision de la gouvernance technocratique est fermement oligarchique, opposant les happy few à la masse. Il n'est certainement pas anti-impérialiste, ni anti-guerre. Il n'est pas non plus anticapitaliste, du moins dans le sens où il encourage l'activité sur le marché et facilite l'accumulation d'une immense richesse privée par les happy few. Mais il n'est guère libertaire non plus : le moyen le plus fiable pour devenir riche est une relation de copinage avec l'État, et peu importe à quel point un magnat ou une entreprise peut être riche ou indépendant d'esprit, il demeure empêtré par les tentacules de l'État administratif et du régime managérial bureaucratique au sens large. Et méprisant la vertu humaine, l'excellence et l'autonomie, il rejette fermement les vertus hiérarchiques et aristocratiques de la droite en faveur d'un individualisme radical infantile et performatif, opérant ainsi essentiellement un virage à cent quatre-vingts degrés de retour vers le collectivisme. En définitive, comme l’a exprimé Jouvenel le managérialisme combine, "l’extrémité de l’individualisme et l’extrémité du socialisme. ” Ce faisant, il brouille et dissimule sa nature radicale, lui permettant ainsi de se draper constamment dans le manteau scintillant du centre raisonnable, modéré et représentatif, que ce soit le "centre-gauche" ou le "centre-droit". Bien sûr, il n'est en réalité rien de tout cela, sauf le centre du pouvoir.
Dans cette configuration, le terme d’"extrême centre" offre potentiellement un terme descriptif utile. Il identifie la concentration du pouvoir en un seul "establishment" ou classe dirigeante unie par des intérêts communs (peu importe le nombre de partis politiques formels inclus), et qui se présente comme la voix impassible de la modération et de la raison face aux "extrêmes" (toute opposition en dehors de ce bloc). Dans cette situation, la politique devient une lutte, non pas entre deux parties ou factions débattant des politiques gouvernementales spécifiques à mettre en œuvre, mais une défense de l'intérieur contre l'extérieur, du centre contre la périphérie3. Le centre définit la sphère des politiques et opinions "normales", "légitimes" ou acceptables, tandis que la périphérie et ses opinions sont présentées comme dangereuses, illégitimes et inacceptables à considérer ou avec laquelle passer des compromis (peu importe le niveau de soutien populaire qu'elles incarnent). La clarté ou la constance idéologique a peu d'importance ici; le seul objectif unificateur du bloc du centre est de protéger sa monopolisation confortable de la prise de décision et du statut en excluant ou en assujettissant quiconque pourrait remettre en question ses intérêts collectifs.
Ayant ainsi transformé la politique en un psychodrame de sa lutte civilisée contre les barbares massés autour de lui, le centre devient disposé à prendre des mesures radicales pour maintenir la stabilité de son contrôle, peu importe le niveau de perturbation et de destruction que cela peut entrainer. La boite à outils de l’extrême centre inclut des actions ouvertement anti-démocratiques, anticonstitutionnelles ou violant les normes établies. Toutes ces actions sont présentées comme étant justifiées par la nécessité de défendre les normes (sous entendu : la norme du contrôle de l’establishment). Comme un organisme affecté par une maladie auto-immune, au fil du temps, le centre devient extrême dans son comportement d'autoprotection, sapant potentiellement sa propre légitimité et la stabilité de la société au passage. Cela ne fait bien sûr que le rendre plus paranoïaque quant à la nécessité de maintenir un contrôle strict du pouvoir4.
Cette paranoïa engendre à son tour un sentiment d'être assiégé, accompagné d'une boucle de rétroaction qui produit une glissade constante vers une suspicion de plus en plus grande et la perception d’un besoin toujours plus grand de sécurité (ce qui s'aligne parfaitement avec les processus de bureaucratisation et de sécuritisme abordés précédemment). Très vite, tout devient une question de sécurité. Et une fois que quelque chose devient une question de sécurité, elle devient une question de contingence existentielle, justifiant un régime d’exception par rapport aux processus et règles établis de prise de décision collective et de responsabilité (démocratiques ou autres), étant donné qu'en cas d'urgence, il est justifiable de suspendre les procédures normales pour des raisons d'efficacité. Mais bien sûr, une fois que tout devient une question de sécurité, tout devient une urgence, et donc tout est justifié. L'urgence permanente devient une base procédurale de gouvernance5.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Parti communiste chinois contemporain est, en un sens, un exemple extrême d'un régime d’extrême centre, y compris dans sa paranoïa et son obsession sécuritaire. En dépit de ce qui est écrit sur la plaque d’étain, le parti communiste chinois (PCC) ne semble nullement pressé d'atteindre le paradis sur terre du communisme. Après tout, n’a-t-il pas participé à des décennies de réformes capitalistes pour s'enrichir. Disons simplement que son interprétation idéologique s'est révélée flexible au fil du temps. Par exemple, si vous faites partie d'un groupe d'étudiants marxistes en Chine aujourd'hui et que vous êtes assez naïf pour encourager les ouvriers mécontents de leurs conditions de travail dans les ateliers locaux à créer un syndicat indépendant, comme le font parfois les étudiants un peu fous là-bas, vous serez arrêté avant même d’avoir pu vous exclamer : "prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" C'est parce que, comme l'aurait prédit Jouvenel, la seule chose sur laquelle le PCC est absolument intransigeant est son contrôle complet et éternel sur tout le pouvoir dans tout le pays.
En Chine, le vortex de l’extrême centre a dévoré tout l'espace politique et civique disponible. Seul le Parti et ses membres sont autorisés à exercer un pouvoir d'organisation ou de prise de décision, et toutes les institutions clés du pays - comme l'armée (l'Armée populaire de libération) - doivent prêter une allégeance sans réserve au Parti, et non à l'État ou à la nation (le peuple). Cette volonté de concentrer tout le pouvoir entre les mains du Centre du Parti est directement inspirée des racines léninistes du PCC, mais elle est également la conséquence de son extrême centrisme et, de façon plus large, de sa nature managériale.
Il en va de même de son obsession de maintenir ce que le Secrétaire général Xi Jinping nomme la "Sécurité Totale". À l'heure de l'écriture de ces lignes, ce "concept de sécurité nationale" chinois englobe au moins 16 domaines prioritaires officiellement déclarés dans lesquels la sécurité doit être strictement maintenue comme un impératif catégorique. Ceux-ci incluent la "sécurité militaire", la "sécurité économique", la "sécurité technologique", la "sécurité de l'information", la "sécurité culturelle", la "sécurité écologique", la "sécurité sanitaire", etc. En tête de liste figure la "sécurité politique", décrite comme le "socle" du Parti, de l'État et de toute la société chinoise. La sécurité politique signifie que personne ne doit jamais être en mesure de menacer le pouvoir du Centre.
Au cours des dernières décennies, également dirigés par un régime d’extrême centre, les États-Unis ont aussi commencé à déployer leur propre dispositif plus léger de "sécurisation de tout". Le processus a commencé après le 11 septembre et il s’est considérablement intensifié après 2016 avec la panique fabriquée sur l'"ingérence étrangère" et la "désinformation"(La Chine est également remarquablement rapide pour accuser des "forces étrangères hostiles" d'être derrière chaque embarras et revers pour le régime). Puis est venu le Grand Éveil (Great Awokening) en 2020, où le COVID coïncidait fort commodément avec une année électorale. La sécurisation a alors commencé à prendre une forme plus "totalisante". Par exemple, l'Agence de cybersécurité et de sécurité des infrastructures (CISA), un nouvel organisme gouvernemental tellement épris de sécurité que son nom inclut le mot deux fois, s’est donnée pour mission la nécessité d'avoir recours à la censure de masse des communications publiques et privées afin de sécuriser non seulement le réseau d’infrastructures de l'Amérique, mais aussi son "infrastructure politique" et même son "infrastructure cognitive", c'est-à-dire les esprits de chaque Américain. L'État thérapeutique a ainsi commencé à fusionner avec l'État de sécurité.
L’opération a fait mouche. En jouant sur le registre de la peur, le régime est parvenu, du moins temporairement, à placer sa crise de légitimité dans un état de suspension en détournant l'attention de ses propres faiblesses et échecs, justifiant ainsi son virage vers un comportement de plus en plus extrême. L'incitation à mettre l'accent sur les menaces étrangères est particulièrement forte car elle permet d'associer les opposants nationaux à des ennemis étrangers, le cas échéant à un tel degré que la distinction en vient à être brouillée, ouvrant ainsi la voie à la suppression des droits et libertés fondamentaux conférés par la citoyenneté américaine.
De façon encore plus importante, le programme de sécurisation de tout par l’extrême centre a facilité la transition continue de l'Amérique, d’un système de Rule of Law (primauté du droit) vers un système de Rule by Law (instrumentalisation du droit par le pouvoir). À ne pas confondre avec la primauté du droit, le Rule by Law fait aussi partie de la boite à outil idéologique du PCC. Dans son essence, le Rule by Law consiste simplement à reconnaître qu'en vue de maintenir la stabilité et une société "harmonieuse" (càd conforme), il doit y avoir des lois en vigueur, et les gens doivent généralement être amenés à les respecter. Cela s'appelle une "gouvernance fondée sur le droit", et Xi Jinping a fait de son renforcement une priorité clé du développement de la Chine en promouvant une plus grande professionnalisation du système juridico-administratif. En même temps, cependant, le concept de Rule by Law rejette explicitement la "pensée occidentale erronée" symbolisée par l’adage "nul n'est au-dessus des lois". Comment quelque chose pourrait-il être au-dessus du pouvoir du PCC ? Il ne peut y avoir aucune primauté du droit en surplomb du Centre du Parti, car le droit n'est qu'un ensemble de procédures, un outil de gouvernance. "Gouverner pleinement le pays par le droit", explique Xi, signifie "renforcer et améliorer le commandement du Parti" et "assurer la mise en œuvre efficace de la ligne, des principes et des politiques du Parti par le Rule by Law". Tout l'intérêt du droit est de faciliter le règne du Parti. Partant, la direction du Parti est au-dessus des lois.
Tout ceci est d’une logique élémentaire : si le droit est un outil de gestion des affaires humaines, comment peut-il poser des limites au pouvoir des gestionnaires qui le créent et s’imposer à eux ? Les lois existent pour gouverner les gouvernés ; si les dirigeants choisissent de s'exempter des règles, ce n'est pas de "l'hypocrisie", mais du pouvoir. Après tout, le souverain n’est-il pas celui qui décide de l'exception. Faire appel à la suprématie du “ droit" (ou à l’idée que "nul n'est au-dessus des lois") est, quand on y réfléchit, une idée assez étrange. Cela n'est concevable que si même le plus élevé des pouvoirs terrestres accepte qu'il existe un pouvoir encore plus élevé (qu'il s'agisse d'un Dieu ou d'un autre ordre transcendant, immuable et juste que la loi elle-même reflète) qui peut et les tiendra responsables, dans cette vie ou la suivante, d'avoir violé l'esprit des lois (la justice). En l'absence d'un tel pouvoir, le Rule of Law (primauté du droit) est absurde et seule le Rule by Law demeure. Le managérialisme ne peut bien sûr pas admettre ni même concevoir un pouvoir plus élevé que lui-même, puisque son entière raison d'être est la réorganisation et le contrôle de l'existence de tous les êtres. Accepter que quelque chose échappe à son emprise minerait toute sa base. Par conséquent, le managérialisme et la primauté du droit ne peuvent pas coexister.
Ainsi, dans une Amérique à l’heure du Rule by Law, les lois (une jungle touffue de ces textes) demeureraient en vigueur, mais leur interprétation et leur application varieraient en fonction des circonstances afin de mieux servir le régime managérial. Comme en Chine, le but serait de "garantir la mise en œuvre efficace de la ligne, des principes et des politiques du Parti par le Rule by Law". La question de savoir quand et à qui les lois s'appliqueraient serait largement déterminée par l’opposition intérieur/extérieur qui caractérise l’extrême centre. L'interprétation subjective de la loi - signifiant une chose un jour, une autre le lendemain - serait non seulement acceptable mais absolument nécessaire tant que le but de la loi (protéger le centre et faire progresser son projet managérial) resterait fixé comme principe directeur. Intégrer un langage vague et expansif dans la loi pour faciliter cet état de choses deviendrait la norme, tout comme le régime chinois fait régulièrement usage de lois contre des crimes aussi mal définis que la "propagation de rumeurs" ou le fait de "susciter des troubles" pour se débarrasser commodément de personnes gênantes. Et l'utilisation sélective du droit comme une arme factionnelle (défini par l’expression “ Lawfare ”, ou le “ droit comme arme de guerre ”) pour miner ou détruire des ennemis politiques et de classe extérieurs, tout en protégeant les alliés intérieurs, deviendrait non seulement éthiquement permise, mais serait pratiquement la responsabilité civique de l'élite dirigeante du centre.
Ainsi, le droit en viendrait à être réduit au statut d’instrument de la dialectique révolutionnaire du régime managérial. Peut-être plus que tout autre symptôme, la généralisation du Rule By Law confirmerait et consoliderait la transition d'une démocratie multipartite représentative vers un État à parti unique.
L'État à parti unique et le Front uni
La Chine est un État à parti unique. Seuls les membres d'un unique parti politique, le Parti communiste chinois, sont autorisés à occuper des postes de pouvoir (bien qu'il existe une collection de petits partis "indépendants" pour la forme). Cet état de choses va au-delà de l’extrême centrisme, même s'il en est la conclusion logique.
Mais quelle est, au juste, la nature réelle d'un État à parti unique ? Cette interrogation nécessite de comprendre non seulement le parti unique mais aussi l'État-parti. Caractéristique de presque tous les régimes révolutionnaires de l'histoire, l’Etat-parti est une forme unique de gouvernement. On le décrit parfois comme un système dans lequel un groupe politique dominant fonctionne comme un "État dans l'État". Mais dans le cas d'un État-parti pleinement développé comme celui de la Chine, cette description serait trompeuse, car le régime chinois ressemble davantage à un parti politique avec un État attaché à lui.
La République populaire de Chine fonctionne à travers ce que l'on appelle parfois un système de régime "double piste". Il existe un État national (le gouvernement), et des fonctionnaires sont nommés pour occuper des postes en son sein. Mais parallèlement, et dominant la hiérarchie formelle de l'État se trouve tout un dispositif occulte de positions au sein du système du Parti. Chaque responsable de rang doit également être un membre en règle du Parti (officiellement, il y a environ 98 millions de membres du PCC), chaque poste d'État ayant essentiellement un poste correspondant au sein du Parti, et souvent la même personne occupe les deux postes. Par exemple, Xi Jinping est à la fois président de la Chine et secrétaire général du PCC. Dans tous les cas, le poste au sein Parti procure un plus grand pouvoir de commandement que le poste au sein de l’État. Cependant, dans de nombreux cas, les membres du Parti occupent des postes au sein du Parti qui n'ont pas de poste correspondant au sein de l’État, mais ils exercent néanmoins un pouvoir énorme sur les affaires de l'État. Et, comme mentionné précédemment, des institutions entières lesquelles, dans la plupart des pays, feraient partie de l'État, comme l'armée, sont plutôt des organisations du Parti. Ainsi, la République Populaire de Chine ne peut pas être simplement décrite comme un État ; elle est un État-parti.
Un État-parti est un système dans lequel, pour utiliser la terminologie de Wilson, il n'existe pas à proprement parler pas de politique, seulement de l'administration. Ou plutôt, toute compétition politique doit se dérouler à l'intérieur de l'univers du parti et de son idéologie. Aucun contre-pouvoir n’est autorisé en-dehors du parti. Le destin de l'État a déjà été déterminé et il ne peut y avoir de débat sur la direction du navire. La sphère de ce qui peut être débattu ne peut concerner que les détails, les moyens d'atteindre la terre promise de la manière la plus efficace possible (si cela est possible). C'est une formalisation du managérialisme comme unique voie vers le progrès.
Dans un État-parti comme la Chine, le rôle unique du parti signifie qu'il n'y a pas de distinction claire entre "État" et "non-État" - une idée qui peut parfois être difficile à comprendre pour les citoyens élevés dans les démocraties occidentales. Par exemple, le directeur de la communication de la Banque asiatique d'investissement et d’infrastructures (BAII), un canadien, a récemment démissionné soudainement et a fui de Pékin pour Tokyo, affirmant craindre pour sa sécurité. En état de choc, il a déclaré que la BAII, une banque de développement multilatérale créée par la Chine, n'est pas réellement une institution indépendante mais est dominée par un groupe de membres du PCC qui "agissent comme une police secrète interne" et sont "comme un gouvernement invisible à l'intérieur de la banque". Apparemment, personne n’avait expliqué à ce pauvre homme, avant qu'il prenne ses fonctions, qu'en Chine, il ne peut y avoir d'institutions indépendantes ou neutres - toutes les grandes institutions sont directement gérées par le Parti ou sont obligées de s'aligner sur les objectifs du Parti.
Aujourd'hui, qu'elle soit nationale ou étrangère, toute société ou organisation de taille moyenne ou de plus grande envergure opérant en Chine est tenue par la loi de créer en son sein une cellule interne du Parti. Ces cellules passent la plupart de leur temps à organiser des exercices de renforcement d’équipe, à surveiller les connaissances politiques et le moral des employés, et à les former sur la manière de “ réguler leurs propres paroles et actions ”, comme le précisent les directives du Parti. Mais les grandes entreprises sont censées nommer des secrétaires du Parti à plein temps, ainsi que de donner aux membres du Parti recrutés une “ grande scène pour pleinement mettre en valeur leurs talents ” comme le ferait un bon employeur soucieux de l’égalité des chances. Et de nombreuses sociétés chinoises ont des amendements dans leurs statuts spécifiant formellement que, dans les moments clés de décision, “ le conseil d’administration doit d’abord demander l’avis du groupe dirigeant du Parti de l’entreprise ”. On pourrait dire que le Parti est tout simplement la première de ces “ parties prenantes ” envers lesquelles les entreprises dans une économie managériale moderne sont responsables.
Le Parti a également mis en place un vaste réseau de groupes et d'organisations sociales "indépendants" de la société civile non partisane. Elles sont nommées GONGOs, ou "Organisations non gouvernementales organisées par le gouvernement". Le PCC aime les GONGOs, car elles donnent l'impression que le Parti est plus proche de la "base" du "peuple" et qu’il la représente. Les GONGOs sont également employées pour promouvoir les objectifs du PCC au-delà des frontières chinoises tout en ménageant une apparence plausible d’autonomie vis-à-vis du gouvernement chinois.
Est nommée "travail de front uni" l’action de coordination de toutes les GONGOs de la "société civile", des partis politiques "indépendants", des groupes ethniques minoritaires et des autorités religieuses, des sociétés publiques et privées, des institutions intellectuelles, des médias, etc. afin de les maintenir alignés et en phase avec le Parti. En raison de quelques scandales politiques récents dans des endroits comme l'Australie et le Canada, le "front uni" a attiré l'attention occidentale en tant que phénomène, mais principalement sous la forme d'une organisation de renseignement obscure dirigeant des opérations mondiales d'influence pour infiltrer et surveiller les populations des Chinois d'outre-mer et subvertir la politique démocratique. C'est certainement quelque chose que le front uni fait, mais il est aussi beaucoup plus que cela.
Une idée léniniste adoptée par Mao, le front uni s’est présenté sous sa forme initiale comme une stratégie pour rassembler, en brouillant les pistes, la coalition la plus large possible (par exemple, les communistes avec les nationalistes et les socialistes libéraux) afin de lutter contre et de vaincre l'agression impérialiste, après quoi les alliés temporaires non communistes devaient être, selon l'expression de Staline, "pressés comme des citrons". Mais le PCC a vite réalisé que le front uni était bien trop utile pour être jamais complètement démantelé. Le Parti a réussi à utiliser des tactiques entristes, la subversion et l'intimidation afin de coopter et réorienter de nombreuses organisations non communistes, et au fil du temps, il a développé tout un réseau de groupes et de compagnons d'armes capables d'être activés pour une mobilisation "organique" au nom du Parti. Ce réseau, le front uni, sert également fort opportunément à créer une image de pluralisme "démocratique" et de soutien populaire à la base des objectifs du Parti. Ainsi, le travail du front uni est devenu l'une des "armes magiques" du Parti, et le front uni n'a cessé de s'élargir. Aujourd'hui, des segments entiers de la société allant des milliardaires du secteur de la technologie chinois aux Triades (mafia chinoise) ont été effectivement incorporés dans le front uni et sont mobilisés à des fins patriotiques utiles, comme, dans le cas des gangsters, passer à tabac des manifestants démocrates dans les rues ou démolir les maisons des dissidents pour leur envoyer un message fort (c'est ce qu'on appelle externaliser la répression). Le front uni est ce qui pourrait être décrit comme une opération impliquant "toute la société".
En Chine, le front uni a son propre bureau formel au sein du Parti, le Département du travail du front uni (DTFU), chargé de l'organiser, mais le rôle de l'institution ne doit pas être surestimé. Le travail du front uni est considéré comme une tâche pour l'ensemble du Parti. Plus important encore, dans un sens métaphorique, l'ensemble du système État-parti fonctionne comme s'il était tout un grand réseau uni.
Autrement dit, bien que le PCC soit très hiérarchique (personne ne passe outre Xi Jinping ou ne désobéit à ses ordres), il est également remarquablement rapide dans sa capacité à se synchroniser comme un réseau horizontal. La Chine est un pays immense, et bien que Xi veuille être un empereur, il n’a pas la capacité de savoir, encore moins de micromanipuler, tout ce qui se passe dans le système. Et pourtant, l'ensemble du système État-parti peut pivoter presque instantanément pour se concentrer – souvent jusqu'à une fixation malsaine – et se mobiliser massivement autour de nouvelles priorités comme s'il s'agissait d'un seul esprit de ruche. Si le Centre du Parti décide que la cause prioritaire du moment est, disons, la sécurité alimentaire, alors soudainement, comme un seul homme, presque chaque responsable local du Parti, chaque journal, chaque directeur d'école ou chaque surveillant de bureau d'entreprise va passer au moins le mois suivant à parler sans fin de la menace imminente du gaspillage alimentaire et de la contribution cruciale à la sécurité nationale du compostage – sans même qu’on lui en donne l’ordre spécifique. Des directives spécifiques ou une coordination formelle sont en fait largement inutiles. C'est parce que la pénétration de "toute la société" et la vaste structure du réseau du Parti lui permettent de servir automatiquement de système nerveux de coordination. Et parce que, dans un tel système, la loyauté envers le Parti, signalée par la conformité idéologique, est beaucoup plus importante pour l'avancement que la compétence. Seule la plus générale des orientations idéologiques est donc nécessaire pour inciter les cadres du Parti partout à s'efforcer (par intérêt personnel/sauvegarde personnelle) d'interpréter, de se conformer et de mettre au moins rhétoriquement en pratique cette orientation. Dès que la dernière mise à jour du système idéologique est téléchargée, tout le monde est parti, pour le meilleur ou pour le pire.
Existe-t-il l’équivalent du front uni aux États-Unis, ou en Occident en général? La question suscite beaucoup de curiosité. Commençons par observer qu’il est impossible de ne pas remarquer la forte tendance des médias oligarchiques occidentaux, en particulier, à être à l’unisson. Il n'est plus rare de voir une douzaine d'articles différents provenant de différentes sources prodiguant exactement le même récit sur le même sujet au cours la même semaine, voire le même jour. En fait, c'est maintenant la norme. Comment expliquer autrement que par la référence à une norme le fait que les experts à la télévision répètent tous, avec une phraséologie identique, exactement les mêmes points de discussion en harmonie des centaines de fois en quelques jours. Les déclinaisons de cette norme ne manquent pas : adoption soudaine des mêmes tabous linguistiques, redéfinitions et modes, assénement péremptoire des mêmes revendications de vérité absolue, réaffirmation rituelle de la nécessité morale de "démystifier" la "désinformation" de toute autre vue, suivies du passage soudain, simultané, et entièrement non reconnu et non expliqué à une version différente de la vérité absolue. Citons aussi l'identification simultanée des mêmes ennemis et menaces pressantes pour le public, attaques simultanées menées contre ces mêmes cibles individuelles, pendant que d’autres sujets triviaux font l’objet d'une couverture obsessionnelle et énamourée tout aussi simultanée. Et sans doute de façon encore plus importante, comment peut-on expliquer autrement que par une norme commune de l’industrie que les mêmes sujets d'un grand intérêt public soient mystérieusement laissés entièrement inexplorés par chaque média, comme si un black-out officiel avait été soudainement imposé d'en haut. Tout cela est maintenant la norme dans les médias.
Mais cette norme ne concerne pas que les médias. En effet, c’est désormais une réalité quotidienne déconcertante de la vie en occident que de voir des politiciens, des universitaires, de grandes entreprises, des plateformes Internet, des annonceurs, des sociétés de divertissement et tous les voisins que vous croisez à Wholefoods soudainement adopter et ânonner en chœur la même conception hebdomadaire des faits, répéter les mêmes clichés, et arborer les mêmes étendards d'allégeance. Cette adhésion massive et synchronisée à la "cause du moment " (“the current thing ”), laquelle est elle-même en constante évolution, suscite naturellement des soupçons qu'il doit y avoir une coordination descendante. Est-ce le travail d'un front uni ?
Formellement, non. Fonctionnellement, oui. Il n'existe peut-être pas d’équivalent officiel et centralisé du front uni de la Chine dans les sociétés occidentales, mais il existe bel et bien un réseau, et il est uni et coordonné – ou plutôt, il s'auto-coordonne. Ce réseau du front uni est bien sûr le régime managérial lui-même. Le régime est la fusion de toutes les branches différentes du système managérial, et on peut valablement voir le tout comme si ses composantes formaient tous une institution unique (que d’aucuns ont fort justement nommé "la cathédrale"). Les nombreuses institutions de chaque branche se comportent empiriquement comme si elles faisaient partie d'une seule structure organisationnelle, l'ensemble se déplaçant bras-dessus bras-dessous.
Pourquoi ce phénomène ? Qui contrôle ce réseau unifié d'institutions ? A vrai dire, personne, mais celui-ci contrôle tout le monde. Nous devons donc nous poser la question de savoir qu’est-ce qui contrôle le réseau ? C’est un récit. Nous avons l’impression que toutes les institutions de la cathédrale chantent la même partition parce que c’est effectivement ce qu’elles font. Le mécanisme essentiel d'unification et de coordination du système managérial est que toutes ses parties constituantes partagent une seule perspective doctrinale, une adhésion au même récit mémétique motivant. Il parle d'une seule voix en tant que propriété émergente du phénomène managérial.
Vu de l’intérieur du régime, ce n’est pas du tout la perception qu’en ont les individus et les institutions qui le composent. Leurs préoccupations sont beaucoup plus prosaïques, tout occupés qu’ils sont à assurer leur avancement au sein de la hiérarchie, accumuler du prestige personnel et engranger des récompenses matérielles. En fait, c’est même tout le contraire, car ils ont l'impression d’être engagés dans une compétition acharnée avec leurs pairs, et non de chanter en harmonie avec eux. Mais le prestige (l'approbation sociale et le statut) est le moteur invisible de tout l’édifice, c’est lui qui fait tourner la machine. Le prestige est le reflet de la reconnaissance et de la sélection au sein d'une institution ou d'un système donné. C'est la façon dont un système indique quels individus sont considérés comme les plus précieux pour lui et donc les plus valorisés par ce système. Ceux qui disposent d’un capital de prestige sont considérés comme ayant un statut plus élevé et voient leurs perspectives d’avancement formelles et informelles se multiplier parce que d'autres acteurs agissant dans le système veulent s'associer à eux et faire partie de leur cercle. Être admis dans le circuit de prestige d’un élu confère de l'influence et des récompenses.
La question qui se pose alors devient donc de savoir comment identifier ce qui est valorisé et est donc prestigieux? Eh bien, chaque système comporte en son sein un modèle ou un idéal non formulé, en référence auquel les gens essaieront naturellement de signaler leur conformité. Cet idéal est façonné par un récit global. Le récit règle des questions centrales pour le système, telles que : qui sommes-nous? Que faisons-nous? Pourquoi le faisons-nous? Pourquoi cela nous rend-il supérieurs aux autres? Qui sont nos ennemis? Etc. Ce récit fonctionne comme un discours, et à travers ce discours, le récit évolue avec le temps. En constante évolution, il agit comme une sélection darwinienne : les individus ou les parties intégrés au système font constamment progresser des innovations narratives à travers ce qu'ils disent et font ; certaines de ces idées ont (en termes d’évolution) plus de succès que d'autres, et ces idées sont sélectionnées, propagées et intégrées dans le récit. Ceux dont les idées sont sélectionnées (les élus) gagnent du prestige, tandis que le rejet conduit à une perte de prestige.
Dans ces conditions, qu'est-ce qui détermine les adaptations narratives aptes à être transmises ? La réponse est fort simple : ce sont celles qui renforcent le système. Dans le cadre de son explication de la cathédrale, Curtis Yarvin décrit une telle adaptation, qu'il qualifie d'idée "dominante", comme une idée qui "valide l'utilisation du pouvoir". Le système est toujours désireux d'adopter et de perpétuer de telles idées ou récits. En revanche, une idée "récessive" est une idée qui "invalide le pouvoir ou son utilisation". Une telle idée est radioactive. À titre d'exemple simple, un bureaucrate de la santé publique qui préconise que la bureaucratie dans laquelle il agit doit se voir confier un pouvoir presque illimité afin de pouvoir répondre à la menace d'un virus est un héros prestigieux pour l'ensemble du système bureaucratique, car il les rend tous plus importants et puissants. A l’inverse, un bureaucrate de la santé publique qui déclare publiquement que le même virus n'est en réalité pas dangereux et qu'aucune action de la part de la bureaucratie de la santé publique n'est vraiment nécessaire est un traître à l'ensemble du système. Pour remettre en question la nécessité même des bureaucrates de la santé publique, le blasphémateur sera dénoncé par ses pairs, étiqueté comme de faible statut et il verra sa carrière arriver à son terme, même s'il a incontestablement raison.
Par intérêt personnel, l'ensemble du système récompense constamment la conformité aux idées narratives dominantes et punit la dissidence. Le récit opérationnel global est l'accumulation de toutes les justifications les plus efficaces afin de valider l'existence du système et en augmenter autant que possible son champ d’application, son pouvoir et son prestige. Quiconque dans le système souhaite accumuler un quelconque prestige ou bénéfice (ce qui est essentiellement tout le monde) doit donc adhérer fidèlement, soutenir et défendre contre vents et marées le récit dominant. La moindre réserve ou le moindre sarcasme se paie au prix fort.
Un régime managérial est un système de systèmes. Chacun produit un récit local qui valide sa propre existence et son importance particulière, mais ces récits sont imbriqués dans des récits supérieurs. Par exemple, un syndicat d'enseignants entretient un certain récit, mais celui-ci est imbriqué dans un récit supérieur sur l'importance de l'éducation managériale de masse. En haut se trouve un récit fondamental, justifiant et unifiant tout l'édifice. Dans notre cas, c'est le managérialisme lui-même : le besoin de toujours plus de gestionnaires pour saturer l’univers de dispositifs managériaux. Tous ceux qui se trouvent dans le système de systèmes (le régime managérial) recherchent le prestige et l’avancement. Ils doivent donc opportunément adhérer à tous ces récits, y compris au même récit fondamental. Faire écho aux valeurs et aux mythes du récit dominant sert alors d'indicateur d'appartenance au système, à la classe, et à une identité partagée et juste.
Tout membre de la classe managériale professionnelle qui souhaite faire partie de l’élite managériale ou en demeurer membre doit impérativement se conformer aux mêmes récits englobants et rituellement réaffirmer sa foi en eux, peu importe que les fidèles se trouvent dans des institutions et des professions complètement différentes. Ainsi Frank, l'agent du FBI, et Joanna, la journaliste, sont-ils programmés pour réagir de la même manière à la même stimulation narrative, répéter les mêmes slogans et participer aux mêmes “escamotages” de la réalité, simplement parce que chacun veut éviter d'être exclu et de voir son avancement stopper net au sein de la hiérarchie de prestige de leurs organisations respectives. Aucune coordination directe n'est nécessaire pour les amener à le faire.
Il en va de même pour les institutions dans leur ensemble : celles qui cherchent à confirmer leur prestige au sein du régime managérial se conformeront toutes au même récit. Ainsi, des institutions d'élite comme Harvard et le New York Times maintiennent et font progresser essentiellement des croyances identiques. Pendant ce temps, les universités ou journaux de moindre statut tenteront d'agir autant que possible comme eux (l'idéal prestigieux), et ainsi promouvoir le même récit avec encore plus de piété qu'eux. (Il est bien sûr également utile que ces institutions proviennent toutes de la même classe oligarchique de personnes - la même "party" informelle, pourrait-on dire – toutes inculquées qu’elles sont dans les mêmes systèmes et visions du monde narratifs dès la naissance, allant dans les mêmes écoles, vivant dans les mêmes codes postaux, consommant les mêmes médias et culture, etc.)
Ne tenons-nous pas là la clé de l’explication de la prise de contrôle simultanée de toutes les institutions d’élites par le wokisme ? Il y est entré comme dans du beurre parce qu’il était une innovation narrative dominante augmentant l’étreinte, la puissance et le prestige de l'élite managériale et de tout le système managérial sur toute la société. Il était évident que très peu d'individus au sein de ces institutions allaient s'y opposer.
L'impact de la coordination narrative est également renforcé par le fait que, un peu comme le PCC, le "parti" managérial a déjà atteint un niveau étendu de pénétration ubiquitaire dans tous les coins de la société. Toute structure au sein de laquelle agit un nombre suffisant de membres de la classe managériale professionnelle – un service des ressources humaines, un bureau de l'équité, de la diversité et de l'inclusion, ou un service de communication, par exemple – peut commencer à fonctionner de facto comme une "cellule de parti", servant de mécanisme de surveillance et de signalement prêt à l'emploi, de canal de propagande et de groupe de pression interne. Cela est vrai peu n’importe où, y compris en territoire ou en milieu hostile. Étant donné que toute organisation suffisamment large finit par devoir recruter des personnes éduquées dans et pour le managérialisme afin de fonctionner, pratiquement aucune institution ne peut échapper à l'inflation progressive en son sein même de personnels d'agitateurs déterminés à pousser ladite organisation à adopter des politiques, des pratiques et des valeurs managériales favorisées par l'élite, pas même, par exemple une entreprise du secteur de l’énergie employant principalement des travailleurs manuels au Texas, une école chrétienne en Alabama, ou une académie militaire en Virginie. Il est donc à prévoir que toute organisation non explicitement anti-managériale deviendra tôt ou tard managériale. Si toutes ces cellules peuvent être unies par un récit pour agir dans la même direction, elles peuvent constituer une force extrêmement puissante agissant afin de produire un changement au niveau national (comme nous l'avons vu depuis 2020).
Dès lors, en quoi ce mécanisme de coordination narrative est-il différent du rôle que joue l'idéologie dans un État-parti comme la Chine? Au fond, il en diffère peu. Une idéologie n'est qu'un récit écrit et codifié. Mais une idéologie qui se diffuse comme un nuage flottant, pour ainsi dire, peut en fait être encore plus ubiquitaire et puissante, précisément parce qu'elle est plus flexible et capable de se mettre constamment à jour dans le sens de la plénitude du pouvoir. Les systèmes managériaux souples ont d’ailleurs sans doute connu un avantage en ce sens par rapport à leurs homologues plus ouvertement et rigidement idéologiques.
Récapitulons. Il existe un front uni en Occident, qui n'est pas un réseau explicite d'acteurs travaillant délibérément ensemble, mais plutôt une unité formée par la conformité au récit. Il fonctionne comme une sorte d'intelligence de la masse (ou égrégore), plutôt que par un contrôle central ou descendant. Cela explique pourquoi les institutions managériales souples évoluent toutes presque complètement en synchronisation les unes avec les autres, et ce, depuis un certain temps.
Mais, une petite minute… cela ne correspond pas tout à fait à la réalité de ce que nous avons vu se développer en Occident au cours des dernières années, y compris de manière très évidente sous la forme imposante du complexe de censure industrielle. Tel que révélé par le journalism’ d'investigation intrépide de journalistes comme Matt Taibbi, Michael Shellenberger de Public, Lee Fang, et bien d'autres, le complexe est un réseau d'institutions managériales qui ont directement coordonné leurs actions pour censurer l'opposition politique et manipuler le public.
Selon leurs propres termes, les entreprises de plateformes technologiques telles que Twitter, Facebook et Google sont entrées dans une "collaboration" très rapprochée avec des "partenaires" de l'ensemble du gouvernement fédéral – y compris le Pentagone, le Département d'État, les agences de renseignement et les bureaucraties de la santé publique – ainsi qu'avec des contractants du secteur de la défense, des ONG, des universités, des think tanks, des médias et le Parti démocrate afin d'effacer ou de limiter la portée de l'information préjudiciable à leurs intérêts. Les dirigeants de Twitter ont décrit la relation de l'entreprise avec le FBI, par exemple, comme un "partenariat étroit et bien coordonné". Ce réseau a mis en place ce qu'il appelait littéralement un "Centre de coordination virtuelle" afin de gérer les opérations d'information dans des dizaines d'institutions pendant l'élection de 2020 (et il n'a pas été dissous par la suite). Des milliers de pages de courriels et des heures d'enregistrements témoignent d'instructions directes constantes de l'État pour que les entreprises technologiques censurent la parole publique. La Maison Blanche a déclaré avoir envoyé à plusieurs reprises des listes de comptes individuels qu'elle exigeait d'être "expulsés" des médias sociaux. Ces comptes concernaient, entre autres, ceux de journalistes critiques comme Alex Berenson. Les responsables ont souvent utilisé un langage gonflant directement leur autorité, affirmant par exemple que "les plus hauts (et je veux dire les plus hauts) niveaux" de l'administration exigeaient des mesures, ou – en découvrant l'existence de comptes parodiques se moquant de Hunter Biden – qu'ils ne pouvaient pas "assez souligner combien cela doit être résolu immédiatement" (comme pour d'autres du même type, cette demande a été "résolue" en 45 minutes). De plus, ce réseau est transnational. Même des gouvernements étrangers, y compris l'UE et le service de renseignement ukrainien, le SBU, ont collaboré avec succès avec les entreprises technologiques pour limiter la parole des citoyens américains (et de ceux de bien d'autres pays). Il n'est donc pas étonnant que, dans une décision détaillée de 155 pages, un juge fédéral a récemment décrit ce schéma "presque dystopique" comme plausiblement "l’assaut le plus massif contre la liberté d'expression dans l'histoire des États-Unis."
Ainsi, même le bref aperçu de l'iceberg que nous avons eu jusqu'à présent révèle un vaste cartel opérationnel d'organisations managériales publiques et privées qui, dans sa coordination directe, ressemble beaucoup plus au réseau du front uni du PCC qu'à une association plus vague basée sur des intérêts et des récits partagés, comme celles qui pouvaient exister dans le passé.
Comme le souligne très justement Jacob Siegel dans son analyse approfondie du développement du complexe de censure industrielle, la "lutte contre la désinformation" (l'euphémisme occidental pour la "sécurité politique") a été régulièrement décrite depuis 2016 comme nécessitant le développement d'une stratégie "globale" de la société. "Seule une approche globale de la société – une approche qui engage le gouvernement, les entreprises privées et la société civile de manière égale – peut efficacement lutter contre la désinformation et renforcer la résilience face à celle-ci", a déclaré le directeur du FBI, Christopher Wray, en 2020. Une telle approche est devenue, selon lui, "centrale dans notre manière de travailler aussi bien avec le secteur public que privé, d'autres agences gouvernementales, des entreprises de toutes tailles, des universités et des ONG." En effet, le cadre "global" de la société peut maintenant être trouvé presque partout où vous regardez à travers le monde occidental, servant de prétexte pour fusionner directement le pouvoir de l'État avec un réseau international unique et unifié de technocrates managériaux, contournant efficacement les règles qui encadrent son pouvoir et le protégeant de tout contrôle démocratique.
Il semble bien que la révolte des élites ait produit non seulement un réseau oligarchique plus conscient et défensif, mais elle a également provoqué son durcissement en quelque chose qui commence à prendre la forme singulière d’un État-parti. En conséquence, le mécanisme de coordination narrative semble avoir commencé à évoluer et à se cristalliser en quelque chose de plus : une ligne de parti activement imposée.
Dans un système léniniste comme celui de la Chine, la "ligne du parti" fait office de "vérité" que tout le monde doit saisir, sous peine de sanctions. La ligne de parti change constamment, en fonction des besoins du centre du parti, et il incombe à l’individu lambda de deviner où se situe la ligne à un moment donné sans être informé, et d'ajuster habilement ses gestes de piété pour se mettre au diapason. Une capacité instinctive à le faire est ce qu'Isaiah Berlin, observant la Russie communiste, appelait autrefois "le talent le plus précieux" qu'un citoyen d'un tel régime pouvait acquérir. L'incapacité à maîtriser cet art peut être fatal même pour le cadre le plus dévoué. Un attachement trop ferme à la vérité sacrée d’hier peut se payer au prix fort. Mais Berlin notait que, bien que "l'incapacité à prédire les étranges mouvements de la ligne soit une défaillance cruciale chez un communiste", il restait toujours vrai que "personne ne peut être certain à tout moment de connaître le bon mot de passe ".
Tout ceci est délibéré. Dans un tel système, se conformer à la ligne de parti, ou maintenir ce qui en Russie, après la révolution de 1917, est devenu connu sous le nom de "politiquement correct ” ou “ rectitude politique ”, est en soi le véritable test de la fiabilité et de la loyauté d'un individu envers le régime. Il en résulte que la plupart des gens commencent à ne plus parler à moins d'être sûrs qu'ils expriment les points de vue corrects, utilisant une ambiguïté prudente et évitant totalement les sujets "dangereux". La société fait alors inévitablement l'expérience d'une conquête par ce qui, sous le communisme, a été appelé "la langue de bois", ou ce qu'Orwell a satirisé comme "novlangue" : une sorte de dialecte zombie incompréhensible qui est simultanément mort, ne dit jamais rien de réel, mais est capable d'être déformé pour signifier ce qu'il doit signifier quand il doit le signifier. Les fonctionnaires du PCC et autres survivants des répressions maîtrisent invariablement cette langue.
Une ligne de parti a un contenu idéologique, mais elle n'est pas vraiment une idéologie. Elle change au jour le jour et est finalement vide et cynique. D’une certaine façon, elle est comme le récit coordonné décrit ci-dessus, mais contrairement à la façon inconsciente dont le récit guide les actions, chacun est très conscient de la domination de la ligne de parti. Si un récit opère principalement par la séduction, la ligne du parti se maintient au moins autant par la terreur ; elle est une expression du pouvoir, une conformité imposée. Et alors qu'un récit s'applique principalement à un groupe, la ligne du parti s'impose à tout le monde, y compris à ses ennemis, et exige obéissance. Elle est caractéristiquement totalitaire.
Pourquoi le récit plus plastique de l'Occident s'est-il affermi en une ligne de parti plus stricte? Eh bien, il convient de souligner qu'un récit dominant ne contient aucune incitation à adhérer au réel. Si le récit est un discours, il est un discours auto-référentiel. Il est une boucle de rétroaction fermée qui s’auto-alimente. Chaque nouvelle justification d’expansion du pouvoir et de sa portée est récompensée, peu importe que cette justification ait ou non un quelconque lien avec la vérité. En revanche, il punit fermement tout ceux qu’il soupçonne de le restreindre. Au fond, le récit incite à chasser le réel. Ceux qui insistent pour réinjecter du réel dans le discours deviennent alors une menace directe pour le développement du récit. Dans ces conditions protéger le récit de la réalité devient un travail central des systèmes opérant sur le récit.
Plus un système est contre nature (détaché de la réalité), plus le recours à la force devient nécessaire pour l’imposer. Plus le récit est contesté, plus il est farouchement défendu par ceux qui en sont possédés, et plus ces derniers trouvent justifié l'usage de la puissance coercitive pour imposer la conformité au récit. Lorsque ce tournant coercitif se produit, il n’est plus de "nobles" mensonges qui ne vaillent pour voler en urgence au secours de la "vérité" la plus élevée du système. Nous parvenons ainsi au moment où ceux qui sont au sommet du système commencent à réécrire et à manipuler le récit lui-même afin de le défendre contre ses ennemis. Simultanément, une partie centrale de ceux qui ont réussi à atteindre le sommet se met à agir comme des psychopathes. Pour ceux-ci, la vérité du récit n'a jamais été importante, seul le pouvoir l'était. Ils ne sont alors que trop heureux de prendre un contrôle plus direct du récit s'ils le peuvent. Mais comme le récit est en quelque sorte lui-même psychopathique, étant donné son tropisme pour l’accumulation du pouvoir, ses gardiens forment une sorte de relation symbiotique pour croître ensemble. De toute façon, pour le cynique et le vrai croyant, le récit devient naturellement quelque chose à gérer.
Combinez cela avec un extrême centre qui devient chaque jour plus paranoïaque au sujet des menaces pesant sur sa légitimité et son contrôle, et plus déterminé à répondre avec un front uni managérial, et nous obtenons une ligne de parti. À travers elle, l'irréalité singulière d'un État-parti doit être imposée à tous. Bien que la réussite de cette perspective puisse sembler irréaliste, le parti a la chance de son côté : de nouvelles technologies lui apportent une lueur d'espoir que son rêve d'administration totale de la réalité est peut-être à portée être réalisée, et le voilà qui se prend à rêver de restaurer l’harmonie du récit avec le cosmos.
Gestion de la réalité
Réfléchissant sur le complexe de censure industrielle lors une conversation avec l’écrivain Walter Kirn dans leur podcast hebdomadaire datant de juillet 2023, Matt Taibbi a formulé une remarque particulièrement intéressante sur les divers "experts" impliqués dans l’élaboration "de mécanismes numériques par lesquels ils peuvent réduire le volume de différentes idées" sur internet, au travers d’outils tels que la "désamplification" (shadow banning), la manipulation des recherches et l'ajout sélectif de "frictions" (comme des avertissements de contenu fallacieux). Taibbi relevait que ces experts se présentent comme des "maîtres de l'univers non élus qui jouent avec la réalité elle-même."
Et Kirn de répondre en usant d’une métaphore lumineuse :
Ils mixent un enregistrement, Matt. Ils sont là, assis devant une table de mixage en train de mixer un enregistrement. Un peu plus d’écho par là. Réduisons les basses par-ci. Augmentons les aigus par ici. Et ils utilisent des mots comme friction et autres métaphores mécaniques pour décrire ce qu'ils font à des personnes en chair et en os. Pour eux, nous ne sommes que des octets et des signaux numériques dans cette production musicale qu'ils appellent la société. Et cela semble fou parce que c'est tellement arrogant, si facilement arrogant, comme si les processus sociaux étaient des processus informatiques et comme si les pensées, les sentiments et les opinions d'une société étaient différents instruments à amplifier ou à réduire au silence dans un studio d'enregistrement.
Il s’agit d’une description formidablement juste de la manière dont le managérialisme perçoit la réalité collective : comme si elle devait être affinée grâce à l'expertise. "Vers quel type de société, quelle économie, et quelle culture allons-nous si cela continue sans entrave ?" se demande Kirn. "Nous parlons de pensées qui seront préemptées et d'un type de pouvoir qui n'existait probablement pas auparavant."
Nous risquons d’être fixés très bientôt. Comme le souligne Siegel dans la conclusion de son essai, nous nous trouvons en effet déjà au stade où "les premières grandes batailles de la guerre de l'information sont derrière nous." Les premières incursions maladroites du complexe de censure industrielle ont été "menées par une classe de journalistes, de généraux à la retraite, d’espions, de dirigeants du parti démocrate, d’apparatchiks de partis, et d’experts en contre-terrorisme contre le reliquat d’américains qui refusent de se soumettre à leur autorité." Mais il est évident que ce moyen de censure de masse, "qui requiert de considérables apports humains et laisse derrière un creuset de preuves", est déjà en train d'être remplacé par des méthodes de contrôle beaucoup plus sophistiquées sur le plan technologique. "Les futures batailles engagées sous le signe des technologies de l’AI", avertit Siegel, "seront plus difficiles à percevoir."
L'intelligence artificielle et autres découvertes de la révolution numérique peuvent permettre un environnement d'information contrôlé de manière beaucoup plus précise et complète. Le résultat pourrait être un monde où des censeurs automatisés sont capables non seulement de détecter et de supprimer instantanément les contenus gênants pour le régime, mais aussi de filtrer et de façonner complètement toutes les informations qui parviennent à toute personne par Internet. Les résultats de recherche pourraient être manipulés, des faits et des données gênants pourraient être simplement rendus indisponibles. Les définitions, les enregistrements officiels, les bases de données, les manuels numériques, voire même la littérature, pourraient être modifiés à la volée pour correspondre à la ligne du parti. Les opinions et les nouvelles incommodantes pour le pouvoir pourraient être supprimées de manière algorithmique ou rendues entièrement non partageables, les chercheurs étant redirigés de manière transparente vers la propagande. Même des événements réels à grande échelle, comme une importante manifestation pro-démocratie, pourraient être efficacement effacés, comme s'ils n'avaient jamais eu lieu, ou immédiatement recadrés par un montage sélectif pour représenter un récit de propagande choisi. Les identifiants numériques personnels (qu'ils soient officiellement mandatés ou simplement informellement rassemblés pour chaque individu grâce à la collecte de mégadonnées) permettraient l'envoi constant de messages personnalisés et d'"incitations" à chaque personne.
Bien sûr, tout cela se produit déjà. Les entreprises de médias sociaux filtrent déjà de manière algorithmique les informations. Elles mettent en œuvre secrètement des "listes noires de recherche", empêchent certains sujets de devenir tendance et désactivent sélectivement des liens. Ces méthodes sont déjà utilisées à des fins explicitement politiques. Google a déjà été pris régulièrement la main dans le sac en train manipuler les résultats de recherche, par exemple, en masquant les résultats de recherche pour la Great Barrington Declaration, sceptique du confinement, et en montrant uniquement aux utilisateurs des résultats d'opinions la critiquant, comme le confirment les documents examinés dans l'affaire Missouri c. Biden. Les dictionnaires redéfinissent déjà en temps quasi réel le sens officiel des mots au fur et à mesure que la ligne du parti évolue. Les organismes gouvernementaux et leurs médias font de même. Les médias modifient régulièrement et furtivement des articles. Des scandales entiers sont escamotés. Nous assistons même à la réécriture de romans entiers sans le consentement, voire même sans en informer l'auteur, pour s'assurer qu'ils sont conformes. Il existe en effet une industrie entière de "lecteurs de sensibilité" dont la fonction consiste à donner aux publications un bon pré-nettoyage dans un effort sans doute futile d'éviter d'avoir à le faire plus tard. Le logiciel Google "aide" déjà les utilisateurs en les incitant automatiquement à changer des mots et des phrases politiquement incorrects pendant qu'ils les écrivent.
Mais tout cela pourrait ne constituer que les premiers pas encore bien timides vers ce qui, avec le développement ultérieur de l'IA, pourrait devenir un régime d'aliénation algorithmique et de gestion des récits entièrement automatisé. La véritable force des régimes totalitaires, expliquait autrefois Hannah Arendt, était qu’avant même que leurs régimes n’aient acquis le pouvoir de faire tomber des rideaux de fer “ afin d’empêcher quiconque de troubler, par la moindre injection de réalité, le lugubre silence de leur monde entièrement imaginaire ”, leurs machines de propagande possédaient déjà la "capacité d'isoler les masses du monde réel." Aujourd'hui, tout comme les dispositifs de réalité virtuelle permettent déjà la "réalité augmentée" (l'ajout du virtuel superposé à la perception de la réalité), un vaste champ de distorsion de la réalité menace de s'installer entre le public et le monde réel.
Le régime managérial est bien sûr déjà engagé dans un effort intense de construction de la machine de distorsion de la réalité en intégrant l'IA dans son obsession existante pour le contrôle de l'information. Les géants du numérique et des réseaux sociaux ont en effet lancé des initiatives de “ prebunking ” de l'information. L'ancien responsable du département d'État Mike Benz qualifie ce procédé de “ forme de censure narrative intégrée aux algorithmes des médias sociaux pour empêcher les citoyens de former des systèmes de croyances sociaux et politiques spécifiques" Benz compare le prebunking à une tentative de lutter contre le "pré-crime". À la suite d'un appel de Bill Gates d’avoir recours à l'IA afin de supprimer les "théories du complot" et la "polarisation politique", Google s’est ainsi engagé envers le gouvernement allemand à prendre des mesures destinées à "rendre les gens plus résilients aux effets corrosifs de la désinformation en ligne." Aux États-Unis, le Département de la Défense a accordé des dizaines de millions de dollars à des entrepreneurs promettant d'automatiser davantage les "défenses" contre la "désinformation", tandis que la National Science Foundation a lancé le bien-nommé "Convergence Accelerator" (oui, vraiment), qui est un incubateur de technologies conçues afin de surveiller et des contrer des hérésies comme le "scepticisme vaccinal et électoral".
Pendant ce temps, dans un avenir imminent, demander quelque chose à un moteur de recherche comme Google ne produira pas des résultats de recherche fondés sur des critères axiologiquement neutres. Au lieu de cela, vous aurez droit à une homélie d’un chat bot d'IA, qui vous dira instantanément tout ce qu'il pense et ce que vous devez savoir en réponse. Cette sinistre perspective semble destinée à devenir la norme pratiquement partout où l'humain interagit avec le numérique. Mais bien sûr, la réponse de l’IA n’aura rien à voir avec la vérité en elle-même. Elle sera l’application du récit intégré dans l’architecture du code. Par exemple, nous savons déjà que ChatGPT n'est pas simplement biaisé et idéologique. Comme l'a souligné le mathématicien et écrivain Brian Chau, il est déterminé par des politiques explicites dictées par son créateur, OpenAI, à intégrer dans la structure même de son code une censure qui va "jusqu'à interdire strictement au chat bot de communiquer des faits politiquement inconvenants, même lorsque ceux-ci font l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique." Il est littéralement construit pour être incapable de décrire précisément la réalité. Sa vocation est plutôt de régurgiter rapidement et avec rectitude la ligne du parti ("Fait : Océania a toujours été en guerre avec l'Eurasie.") Mais combien de personnes prendront vraiment au comptant ce que disent les chat bots d’AI ? Nul doute que l'espoir managérial est que, éventuellement, à mesure que la technologie conditionne les gens à devenir de plus en plus paresseux et moins autonomes, la réponse sera un jour pratiquement tout le monde.
Le capital-risqueur et technologue éminent Marc Andreessen prédit que les progrès rapides de l'IA dans de grands modèles linguistiques tels que ChatGPT signifient que nous vivrons bientôt dans un monde où "chaque enfant aura un tuteur AI infiniment patient, infiniment compatissant, infiniment compétent, infiniment utile". En fait, tout le monde aura un tout aussi merveilleux "assistant/entraîneur/mentor/formateur/conseiller/thérapeute" vissé à son oreille en permanence pour lui intimer ce qu’il doit croire. Le Nouvel Homme de cette utopie étonnante n'aurait même pas à se donner la peine de penser ou de se souvenir de quoi que ce soit par lui-même ! Toutes ses informations lui seraient commodément préparées et administrées par une IA immense et tutélaire via son infrastructure cognitive, le tout bien entendu devant être pris en charge par l'État. Si un tel avenir devait vraiment se réaliser, je soupçonne que cela serait sans doute un monde où rien n'existe sauf un présent infini où le parti a toujours raison.
Un tel état de fait représenterait le triomphe absolu du managérialisme doux : un système dans lequel toute résistance potentielle des masses serait complètement contenue par une manipulation purement narrative, sans besoin de coercition ou d'utilisation ouverte de la force. Il n'est donc pas surprenant que le développement de ce type de contrôle innovant de la narration soit l'un des domaines où l'Occident mène en fait la voie, tandis que la Chine, avec sa censure étendue mais relativement maladroite et son appareil de propagande peu inspiré, s'efforce désormais de rattraper son retard et de développer un pouvoir discursif tout aussi sophistiqué.
Cependant, la réalité étant décidément têtue, la gestion narrative seule est peu susceptible d'être suffisante pour imposer une conformité universelle avec la ligne du parti. D'autres méthodes plus coercitives seront inévitablement nécessaires pour venir à bout, une bonne fois pour toutes, de la dissidence. Et dans ce domaine, la Chine est pionnière.
Profitez de l'expérience de Fengqiao ! – La gouvernance de contrôle social par la ligne de masse
Xi Jinping et ses fonctionnaires aiment évoquer avec nostalgie les plaisirs de l'"expérience de Fengqiao" (枫桥经验) et propager la bonne nouvelle dans toute la Chine. Le Fengqiao (“ Pont en érable “) est, ou était, une petite ville pittoresque de la province du Zhejiang, mais je crains que l'expérience de Fengqiao ne soit pas un forfait touristique. Au contraire, dans les années 1960, Fengqiao s'est distinguée comme une ville modèle aux yeux de Mao. Alors que d'habitude, les voyous du Parti devaient identifier et rafler les "éléments réactionnaires", à Fengqiao, les habitants s'en chargeaient eux-mêmes : "aucune personne n'a dû être raflée, et pourtant la grande majorité des ennemis ont été traités." Brillant !
Fengqiao a fait une très forte impression sur Mao par la capacité de ses habitants à s’auto-policer en se surveillant constamment les uns les autres et en se dénonçant mutuellement, ainsi qu’en procédant à des séances publiques de correction (séances de lutte de foule) et une "réhabilitation" (réforme de la pensée) pour imposer collectivement la conformité. Dans les pratiques du Fengqiao, Mao voyait l’incarnation de la "dictature des masses" qu’il espérait établir. Avec une mobilisation suffisante de la part du leadership du Parti, le peuple recomposé en une "masse alignée" pouvait avec succès exercer sur lui-même un immense contrôle social au nom du Parti. Mao a encouragé le Parti à apprendre de l'expérience de Fengqiao, en plantant une graine qui prendrait racine et pousserait sur le sol aride de l'imagination du PCC : un rêve d'une population si bien conditionnée par le socialisme chinois qu'un jour elle se gérerait pratiquement elle-même.
Aujourd'hui, Xi a revitalisé et modernisé cette idée en la mariant aux outils nouvellement disponibles de la révolution numérique. Appelant à la "prévention de masse et à la gouvernance de masse", à la "justice numérique pour les masses" et à la "gestion sur le mode de la grille", le régime de Xi mêle les méthodes traditionnelles de surveillance et de contrôle social de masse de style Fengqiao (telles que des équipes organisées d'informateurs, des directives de dénonciation, des "appels publics" et des "dénigrements" sociaux) aux techniques de mobilisation à l'échelle de l'internet et à un vaste appareil de surveillance numérique6. Le nouveau projet du pont en érable repose aujourd’hui sur l'analyse de mégadonnées intégrant une surveillance universelle en temps réel des empreintes biométriques, de la localisation et des achats financiers (y compris à travers l'ubiquitaire "application tout-en-un" WeChat), ainsi que l'historique de l'internet et des médias sociaux et la cartographie des relations interpersonnelles.
La pièce maîtresse de ce dispositif est censée être le système de crédit social de la Chine. Rendu possible par le traitement algorithmique et les tonnes de données collectées sur chaque individu, le système, qui est encore en cours de développement, de test et de mise en œuvre, ambitionne d'attribuer à chaque personne – ainsi qu'à chaque entreprise ou organisation – un score de "crédit social" agrégé unique. Il ressemble beaucoup à un score de crédit financier : basé sur le comportement observé et d'autres "facteurs de risque", le score peut être ajusté à la hausse ou à la baisse pour désigner une personne ou une entreprise comme plus ou moins "digne de confiance" ou "non digne de confiance". Dans les essais effectués jusqu'à présent, ceux qui ont des scores plus élevés sont récompensés par des avantages croissants, tels que l'accès prioritaire aux voyages, aux prêts, au logement, à l'enseignement supérieur, voire aux soins de santé. Ceux qui ont des scores plus faibles font face à des sanctions croissantes, telles que la perte d'accès au système financier, l'interdiction d'acheter des biens de luxe, des billets d'avion ou de train à grande vitesse, ou des biens immobiliers, ainsi que le refus d'admission pour eux-mêmes ou leurs enfants dans certaines écoles et universités. Présenté comme un moyen bienveillant d'augmenter le niveau général de "confiance" dans la société, l'objectif déclaré du système est de "permettre aux dignes de se promener partout sous le ciel tout en rendant difficile le moindre déplacement aux discrédités."
Des points peuvent être gagnés en faisant de bonnes actions comme du bénévolat, ou en amplifiant la propagande gouvernementale. Les entreprises peuvent faire des dons à des œuvres caritatives GONGO et se conformer aux programmes de responsabilité sociale des entreprises. Les points sont perdus en raison de comportements répréhensibles, tels que le jet de déchets, le non-paiement rapide des factures et amendes, des infractions au code de la route, traverser la voie en-dehors des clous, être à l’origine d’un “ trouble ” social, ou la diffusion de "désinformation" nocive sur l'internet (surtout sur le régime). Plus récemment, la réglementation environnementale a commencé à être intégrée au système de crédit, avec la prise en compte de comportements "non écologiques" dans les scores.
De manière primaire, le système est, par sa nature même délibérément social. Ceux qui ont des faibles scores sont publiquement répertoriés et humiliés en ligne ou sur des panneaux d'affichage publics. Certaines applications de rencontres ont même essayé d'incorporer des scores de crédit social. Plus terrifiant encore, puisque le fait d'entretenir trop de relations avec des personnes ayant des faibles scores risque de faire baisser son propre score, les gens sont incités à éviter toute association avec les "disqualifiés", accélérant ainsi leur dépersonnalisation progressive par la société.
Bien que le système de crédit social soit encore en construction et n'ait pas encore été pleinement mis en œuvre (une raison saisie par un nombre surprenant d'apologistes en Occident pour minimiser ou nier totalement son existence), son objectif totalitaire saute aux yeux, et ce depuis la première formulation du projet en 2014. Son but est d'universaliser l'expérience de Fengqiao, ou ce que le Parti qualifie alternativement de "gouvernance sociale". Comme le souligne à juste titre un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité : la gouvernance sociale décrit un système qui s'auto-gère – un système qui peut automatiquement s'ajuster pour aider le Parti à consolider et à étendre son pouvoir."
Dans ce contexte, le rapport note : "la fonction du crédit social dans la méthodologie de gestion du PCC est d'automatiser la 'responsabilité individuelle', un concept selon lequel chaque citoyen soutient la stabilité sociale et la sécurité nationale." En d'autres termes, le système de crédit social vise à placer la population dans un état d’immersion complète dans un système bien verrouillé de conditionnement constant, mélangeant récompenses et sanctions, subtilement ajustées au besoin, comme si l'on faisait des réglages sur une table de mixage, pour complètement contrôler ses citoyens. Ou, pourrait-on dire, il "couvre la surface de la société d'un réseau de petites règles, compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule" L'objectif de cette ludification de l'esprit est, comme d'habitude, de créer un Nouvel Homme parfaitement adapté à la machine managériale. Nous n'avons pas besoin de spéculer sur cette intention. Elle est invariablement le tropisme obsessionnel du managérialisme : "la psychanalyse portait en elle la promesse que cela pouvait être fait...".
Cette ingénierie sociale a déjà fait la preuve de son efficacité. Je me souviens vivement, par exemple, qu'en visitant la Chine même au cours des années 2000 ou du milieu des années 2010, les piétons traversaient la rue comme bon leur semblait, et de préférence en-dehors des clous7. C'était simplement un fait de la vie, une constante culturelle apparemment ancrée par qui sait combien de siècles du merveilleux pragmatisme incorrigible des paysans chinois et de leur totale réticence à attendre de façon bien ordonnée. Aujourd'hui, personne ne traverse la rue en-dehors des passages pour piétons (du moins en ville), car si vous le faites, vous êtes immédiatement identifié par une caméra de reconnaissance faciale, votre visage, votre nom et votre numéro d'identification sont affichés sur un panneau de honte planté au carrefour, et une amende est directement prélevée sur votre compte en banque. Il aura suffi de seulement quelques années de conditionnement par la machine pour mettre à bas des attitudes culturelles pluri-centenaires.
Photo d’un paneau au carrefour montrant le visage, le nom et l’identifiant numérique d’un homme ayant traversé au rouge
En Occident, des regards attentifs sont braqués sur l’expérience chinoise, avec envie.
Ainsi en juin, sans la moindre explication, la banque britannique Coutts a clôturé le compte du politicien de droite Nigel Farage. Ce dernier a ensuite essuyé des refus de services bancaires de la part de dix autres banques. Les documents internes d’évaluation du "risque" produits par la banque et obtenus par Farage ont bientôt montré le raisonnement de Coutts qui a conduit à la clôture de son compte : Farage avait été jugé "incompatible avec Coutts compte tenu de ses opinions publiquement exprimées qui étaient en contradiction avec notre position en tant qu'organisation inclusive". Selon des propos entendus par quelqu'un qui prétendait être près de la source, les péchés terribles répertoriés sur le casier judiciaire de Farage comprenaient : être ami avec Donald Trump et avec le champion de tennis non vacciné Novak Djokovic, avoir fait campagne pour le Brexit, employer le terme "mondialiste" avec une connotation négative, être "climato sceptique et anti-Net Zéro", être "perçu comme xénophobe et raciste", et avoir été un "fasciste" quand il était écolier. Pour Coutts, cela prouvait que Farage était "de plus en plus en marge de la société" (c'est-à-dire du progrès) et présentait donc un "risque réputationnel pour la banque". En conséquence "compte tenu de notre position spécifique sur l'ESG/diversité", Farage devait partir.
Dans ce cas précis, prise la main dans le sac en train d’infliger une sanction bancaire à un politicien éminent et astucieux pour des motifs politiques, la banque a finalement été forcée de s'excuser et certains de ses hauts responsables ont dû démissionner. Cependant, de telles conséquences sont l'exception plutôt que la règle. La clôture de compte ou le refus de services bancaire pour motifs politiques (Debanking) est devenue une pratique de plus en plus courante ces dernières années dans tout l'Occident.
L’exemple le plus mémorable est l’invocation par le gouvernement canadien de Justin Trudeau des pouvoirs d'urgence pour geler les comptes bancaires et saisir les avoirs des camionneurs qui protestaient contre ses mesures destructrices de vaccination obligatoire et contre sa démagogie. Les Canadiens qui avaient simplement fait des dons d'argent pour soutenir les camionneurs ont également vu leurs comptes gelés. Cette tactique consistant à utiliser des leviers financiers pour détruire personnellement les dissidents politiques et mettre fin aux protestations s'est rapidement répandue dans le monde entier, étant également utilisée contre les camionneurs protestataires au Brésil, par exemple.
Cependant, les sanctions bancaires pour motif politique semblent être devenues encore plus courantes qu’on ne le soupçonne. Le même mois que Farage, par exemple, le révérend britannique Richard Fothergill a vu son compte clôturé sine die après avoir formulé un léger désaccord avec la politique de sa banque de promotion incessante de l'idéologie transgenre dans le cadre d'une enquête de satisfaction. En guise de motivation, la banque lui a signifié que son opinion n'était "pas tolérable". Également le même mois, la banque First Direct a clôturé le compte vieux de 25 ans du blogueur écossais anti-Woke Stuart Campbell sans même prendre la peine de l’en informer. Il s’en est aperçu soudainement lorsque sa carte de paiement a été refusée au supermarché. Et aux États-Unis, quelques jours seulement après le scandale de Farage, JP Morgan Chase a clôturé les comptes bancaires du Dr Joseph Mercola, un critique des vaccins, ainsi que du PDG de sa société, du directeur financier, de leurs conjoints et de tous leurs enfants. Et il ne s’agit là que d’exemples de clôtures survenues en l’espace d’un mois. En effet, de tels cas qui parviennent à attirer l'attention du public sont sans doute seulement la partie émergée de l'iceberg. Farage affirme avoir commencé à constituer une "très grande base de données" de milliers de cas similaires rien que pour le Royaume-Uni.
Les banques ne sont pas les seules concernées. Les plateformes de paiement en ligne ont joyeusement rejoint le mouvement. Ainsi, de sa propre initiative, GoFundMe a saisi l'argent donné aux camionneurs canadiens via sa plateforme. En mai, le populaire podcast anti-Woke Triggernometry de Konstantin Kisin a été déplateformé de la plateforme de technologie financière Tide. Dans l'un des exemples les plus symboliques du zèle de Paypal à sanctionner pour des motifs politiques, le fameux site de paiement en ligne a coupé les vivres à l'Union pour la liberté d'expression au motif que celle-ci favoriserait "l'intolérance". PayPal a également tenté de glisser une clause dans ses conditions d’utilisation lui permettant de confisquer 2 500 $ à chaque utilisateur chaque fois qu'il diffuserait "de la désinformation" ou dirait ou ferait quelque chose de "nocif" ou "répréhensible" (tous termes laissés à la "discrétion exclusive" de PayPal).
Pourquoi cela se produit-il ? Pourquoi les banques privées et d'autres entreprises expulsent-elles ainsi des clients payants et risquent-elles de susciter des réactions publiques hostiles ? Parce que c'est dans leur intérêt de le faire si elles veulent survivre et prospérer, et en effet elles n'ont guère le choix. Ces banques ne sont pas vraiment des "acteurs privés" à part entière, car elles font partie de l'économie managériale dans une économie managériale dominée par un État-parti déterminé à tout gérer. L'activité d'une entreprise managériale n'est pas le commerce ; c'est le managérialisme. Et une fois de plus : il ne peut y avoir d'institutions neutres dans un État-parti. Les ennemis de l'État-parti sont les ennemis de l'institution, ou alors l'institution devient une ennemie de l'État-parti (ce qui n'est pas une position rentable). Voilà ce que signifie le "risque réputationnel" : le risque de se trouver du mauvais côté de la ligne du parti. C'est ce qui explique pourquoi Coutts, une banque fondée en 1692, et un établissement si huppé qu'elle fait des affaires avec la famille royale britannique, s’est tout d’un coup mis à arborer les couleurs de l'arc-en-ciel bien en évidence sur la façade de son siège social. Il s’agit d’une expression de loyauté fonctionnant comme si elle était elle aussi contrôlée par "une police secrète interne".
Ainsi, dans le moment présent, alors que le système managérial fait face au défi d’ennemis "populistes" anti-managériaux, les banques seront immanquablement mobilisées dans l'effort de guerre. Et en première ligne, par-dessus le marché, car le contrôle financier est d’évidence la prochaine étape du durcissement d’un système managérial souple en recherche de nouvelles méthodes de maintien de la stabilité allant au-delà de la pratique habituelle du contrôle du récit. Comme la manipulation narrative, le contrôle financier à l’heure de la société numérisée est une question de contrôle de l'information virtuelle. Cela en fait un outil naturel et familier pour les renards qui préfèrent réprimer la dissidence depuis un ordinateur portable. Pas besoin de se salir les mains quand votre arme est un clavier.
Plus important encore, dans une société aussi numérisée que la nôtre, le contrôle des transactions numériques signifie la surveillance et le contrôle de presque tout. Lorsqu'une personne fait l’objet d’une sanction bancaire, elle est inévitablement placée sur une liste noire par toutes les autres banques, car les banques sont en réseau et partagent entre elles des informations concernant le " risque". Ce faisant, elle est coupée de la participation à presque tous les aspects de la vie moderne. Elle devient dépourvue de tout moyen simple de recevoir un salaire, car encaisser des chèques en étant interdit bancaire entraîne des frais exorbitants. Et son employeur sera tenté de la licencier afin de se prémunir contre des tracasseries administratives (la loi fédérale américaine autorise les entreprises à rendre le dépôt direct obligatoire). Si la personne faisant l’objet d’une mesure d’interdiction bancaire possède une entreprise, elle se retrouvera sans moyen de traiter la grande majorité des paiements et n'aura aucun moyen fonctionnel de distribuer les salaires aux employés. Elle sera même coupée du principal moyen de solliciter des dons au-delà de pièces jaunes. Elle ne pourra pas acquérir de biens et, dans le cas de nombreuses sociétés de gestion immobilière, elle ne pourra peut-être même pas louer. Elle sera incapable de contracter le moindre service numérique et, de plus en plus, elle sera empêchée de réaliser de nombreuses transactions quotidiennes hors ligne également. Une fois la guerre en cours contre l'argent liquide remportée, il ne lui restera plus que sa chemise.
Le plus souvent combinée à des formes similaires de déplateformisation commerciale par d'autres services numériques, tels que les fournisseurs de services Internet, les bureaux d'enregistrement de domaines, les plateformes de commerce électronique comme Amazon, ou les sites de vente d'applications comme Apple, l’interdiction bancaire pour motifs politique est donc un moyen redoutable afin d’isoler et de réduire au silence une personne ou un groupe cible, anéantissant rapidement toute présence et influence que les cibles d’une telle mesure auraient pu avoir dans la société. C’est bien sûr le but recherché.
Tout ceci ressemble fort à une application directe des procédés chinois de traitement des dissidents. Ayant été soumis à des moyens similaires d'effacement pendant des années, l'avènement de "l'autoritarisme numérique" a rendu ces dissidents encore plus vulnérables à une coercition constante, leur destruction servant d'incitation puissante contre le franchissement de la ligne du parti. Aujourd'hui, le système de crédit social fournit un procédé souple et pratique permettant d’exercer ce type de coercition à grande échelle. L'utopie est sans aucun doute juste au coin de la rue.
Ayant avec une certaine envie commencé à sonder le terrain du managérialisme chinois, l'élite managériale de l'Occident semble avoir conclu qu'elle dispose désormais des outils et de la latitude nécessaires pour commencer à mettre en œuvre un système similaire pour mater sa population. Bien qu’étant encore rudimentaire par rapport à la boite à outils chinoise, ce système naissant en partage les mêmes caractéristiques fondamentales. Nous observons en effet dans nos contrées un recours à la coordination public-privé et à la "gouvernance sociale" pour brouiller définitivement toute distinction entre vie publique et privée, afin d’accroître ainsi considérablement les risques de non-conformité publique et de dissidence vis-à-vis du récit.
En fait, nous observons très clairement le franchissement des étapes vers la construction d'un système de crédit social dans l'utilisation désormais répandue d'innovations telles que les scores ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). Opérant sur les mêmes principes de brouillage des sphères publique et privée, ces scores, que les principales institutions financières utilisent pour forcer une conformité performative à des pratiques sociales et idéologiques spécifiques, sont devenus un paramètre déterminant de l’accès des entreprises au capital. A l’échelle du monde entier, nous observons aussi la mise en place de schémas de notation similaires dirigés par des ONG, à l’image du Corporate Integrity Index et du programme Diversity Champions au Royaume-Uni, lesquels ont atteint des niveaux d'influence disproportionnés en utilisant les scores comme des mesures d'extorsion menaçant ces entreprises qui ne se conforment pas au chantage de "risque de réputation" et à la déplateformisation. Ces entreprises constatent alors que, pour maintenir leurs scores, elles doivent également gérer la conformité de leurs clients (comme l'ont admis explicitement les documents de Coutts en citant "notre position spécifique sur l'ESG/diversité" comme raison pour laquelle il fallait refuser des services bancaires à Nigel Farage).
Jusqu'où cela peut-il nous mener ? Alors que le puissant domaine des flux financiers est aujourd'hui au centre des préoccupations, rien n'indique, si l’on suit la trajectoire actuelle, que les mêmes dynamiques ne seront pas appliquées dans un front uni à chaque autre secteur de notre économie et de notre société. Nous ne devrions pas être moindrement surpris si, dans un proche avenir, les gens se retrouvent expulsés de leurs polices d'assurance pour avoir tenu des propos suspects en ligne (ou s'être associés à trop de personnes à la langue mal-pendue), si les baux à usage d’habitation se mettent à contenir des clauses morales idéologiques, et si les compagnies aériennes s'unissent pour interdire aux clients mal-pensants de voyager. Ces nouveautés ne seront que le prolongement normal du durcissement du managérialisme, dont l’essence est la recherche de la stabilité grâce à un contrôle mécanisé de tous les détails de nos existence.
Les nouvelles technologies, comme l'IA et, surtout, les devises numériques des banques centrales (CBDC), ne feront que rendre ce type de contrôle granulaire de plus en plus possible8. Et ils ne lésineront pas sur les moyens. En guise d’avant-goût du quotidien que nous réserve le meilleur des mondes de l’IA et des CBBC, il y a quelques mois, un homme s'est retrouvé complètement dans l’incapacité de rentrer dans son "foyer intelligent" contrôlé numériquement par Amazon après qu'un livreur a accusé sa sonnette de dire quelque chose de raciste9. Pourquoi diable un géant Amazon se donnerait-il la peine de faire cela ? La réponse est simple : parce qu'il peut le faire et, en fin de compte, selon la logique implacable du régime managérial, parce qu’il doit le faire. À mesure que nos gestionnaires constatent chaque jour qui passe qu’il semble de plus en plus facile de "résoudre" les problèmes en cliquant sur un bouton, ils ne pourront pas résister à appuyer sur ce bouton, fort et souvent.
Telle est la weltanschauung même - toute la manière de voir et de croire - de l'esprit managérial. À mesure que de plus en plus de choses entrent dans l’emprise technologique de la machine managériale, son étreinte ne fera que se resserrer. Cela devrait maintenant être une évidence pour tout le monde : Car comme nous devrions le voir clairement maintenant, la technologie ne promet pas du tout “ un accroissement du pouvoir des hommes. ” Bien au contraire, "chaque nouveau pouvoir gagné technologiquement par l'homme est aussi un pouvoir gagné sur l'homme". Pour autant que nous prenions la peine de faire usage de nos sens, nous voyons se dessiner sous nos yeux le terme prévisible de la grande convergence des managérialismes sous la forme du totalitarisme numérique.
Conclusion : Bienvenue dans l’ère de L'État Techno-Total
L'ouvrage de James Burnham, La Révolution Managériale, a eu une grande influence sur un auteur en particulier. Et pas des moindres. Méditant sur les écrits de Burnham en 1945, George Orwell réalisait avec horreur combien le "portrait du nouveau monde" de Burnham s’était avéré être une juste prédiction. Dans ce nouveau monde,
[l]e capitalisme disparaît, mais le socialisme ne le remplace pas. Ce qui se dessine maintenant, c'est un nouveau type de société planifiée et centralisée qui ne sera ni capitaliste ni, au sens propre du terme, démocratique. Les dirigeants de cette nouvelle société seront les personnes qui contrôleront efficacement les moyens de production: les chefs d’entreprise, les techniciens, les bureaucrates et les soldats, regroupés par Burnham, sous le nom de “managers”. Ces gens élimineront l'ancienne classe capitaliste, écraseront la classe ouvrière et organiseront ainsi la société de sorte que tout pouvoir et privilège économique restent entre leurs mains. Les droits de propriété privée seront supprimés, mais la propriété commune ne sera pas établie. Les nouvelles sociétés “managériales” ne seront pas constituées d’une mosaïque de petits États indépendants, mais de grands super-États regroupés autour des principaux centres industriels d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Ces super-États se battront entre eux pour la possession des parties restantes non conquises de la terre, mais seront probablement incapables de se conquérir complètement. En interne, chaque société sera hiérarchique, avec une aristocratie de talent au sommet et une masse de semi-esclaves à la base.
Cette vision d'un monde en proie à la convergence managériale devait devenir la base du roman le plus célèbre d'Orwell, 1984. Nous assistons aujourd’hui à la matérialisation de ce monde.
Utilisez ce simple petit graphique pour vous rendre compte de combien tout est parti en vrille dans la société d’aujourd’hui
Les grands super-États d’aujourd’hui s’affrontent pour la possession de la terre. Mais malgré toutes les spéculations passées selon lesquelles le XXIe siècle serait défini par un "choc des civilisations", nous ne voyons aujourd’hui qu'une seule forme étouffante de civilisation moderne qui s'étend sur toute la surface du globe, ses multiples avatars rivalisant entre eux pour la suprématie impériale. À l'ouest, après un bon siècle de manipulations, le managérialisme progressiste a fini par avoir la peau de la démocratie au terme d’un long effort de suffocation. À l'est, le virus importé du managérialisme communiste a anéanti une grande civilisation plurimillénaire dans un bain de sang, puis il s'est cristallisé dans la machine froide et dure qui gouverne maintenant les terres de la Chine. Anéanti par ses frères fratricides, le managérialisme fasciste survit dans les gènes de ses assassins.
Le managérialisme a aujourd'hui conquis le monde si complètement que pour la plupart d'entre nous, il nous semble aussi naturel que l’air que nous respirons. Notre histoire ayant été réécrite et nos esprits ayant été si conditionnés que, tout comme Orwell (entre autres prophètes) l'avait prédit, nous avons maintenant du mal même à percevoir son existence, encore moins à percer le paradigme de pensée managériale et à reconnaître que, en tant que forme de gouvernement et mode de vie, nous faisons face à chose de totalement nouveau, anormal, tyrannique et absurde dans l'expérience humaine.
Né des conceptions fondamentales de la modernité, la pathologie grotesque du managérialisme est définie par son orgueil démesuré et son réductionnisme implacable. En considérant la nature, l'homme et la société comme de la matière brute qu'il peut décomposer et reconfigurer à sa guise grâce à une pure imagination et une compétence technique, ce léviathan vient, dans sa fierté, à croire que même la réalité doit se plier à sa volonté. Il est, dans l'ambition narcissique ultime de son rationalisme imbécile, intrinsèquement totalitaire. En effet, le "total" dans totalitaire est l'essence même du managérialisme à son niveau le plus profond, et les deux ne peuvent être dissous. Partant, le managérialisme promet toujours le progrès et la perfection humains, mais il finit inévitablement par consacrer l'inhumanité à une échelle industrielle.
Le XXe siècle s’est singularisé par le bouleversement et la destruction catastrophiques que la première grande vague de totalitarisme managérial a infligée au monde. Au terme de la lutte contre cette première manifestation, l'hydre de ce fléau totalitaire, dans ses multiples visages, a été blessée mais elle n’a jamais été tuée. Maintenant, le XXIe siècle est secoué par le bouleversement de sa résurgence.
Partageant le même orgueil managérial, tentés par les mêmes pouvoirs technologiques croissants et le désir d'ingénierie de l'esprit et de l'âme de l'homme, abritant les mêmes insécurités et illusions élites, et cherchant à anticiper bon nombre des mêmes défis, la Chine et l'Occident mènent aujourd'hui tous deux la charge de cette résurgence dans différentes directions. Même s'ils s'agitent et entrent en collision, chacun - dur et doux, moderniste et post-moderniste - converge à sa manière vers le même destin : la même soumission socialement orchestrée de tout ce qui est humain, réel et libre au nihilisme technocratique et à la fausse réalité d'un gouvernement-machine global - vers un État techno-total.
Il est à mon avis désormais clair que la grande tâche de l'humanité au XXIe siècle reste fondamentalement la même que celle que laissaient inachevée les batailles du XXe siècle : réveiller et réaffirmer la flamme de l'esprit humain et revendiquer sa tradition et son droit naturel à l'autogouvernance. Et puis avec cet esprit, maniant le feu et l'épée du véritable amour et de la liberté humaine, de la vérité et de la juste raison, notre tâche est de mener une contre-révolution contre le mal de cet ennemi archaïque et bouter hors du monde, pour l’éternité, l'ordre factice du managérialisme et de toutes ses progénitures idéologiques frelatées.
J’ai moi-même eu des difficultés sur la nature révolutionnaire du wokisme exprimé dans mon essai Non, La révolution n’est pas finie, parce qu’il ne vise pas vraiment à remplacer une élite et son système. Mais à la réflexion, je me dis qu’il mérite d’être nommé révolutionnaire, car est-ce que ce ne sont pas la façon dont toutes les révolutions fonctionnent. Elles servent, si ce n’est toute l’élite, au moins une faction de celle-ci contre d’autres.
Il est certainement possible de soutenir, comme certains l’ont fait, que le managérialisme est, comme en essence la totalité de la modernité, par nature de gauche, alors que la vraie droite a été pratiquement éteinte depuis la Révolution française. Mais cet argument dépasse le cadre de cet essai, et pour être honnête, je pense que tenter de l’aborder ne ferait qu’ajouter de la confusion au problème que j’essaie de résoudre. Je me vois donc contraint d’avoir recours aux raccourcis terminologiques de la gauche et de la droite.
Sans la moindre coïncidence, la fracture politique du centre et de la périphérie en Occident est aussi maintenant littérale, reflétant le conflit entre les centres géographiques métropolitains et leurs périphéries rurales et de banlieues.
Par exemple, pendant la montée vers la guerre civile espagnole, le gouvernement républicain de « centre-gauche » (qui se percevait comme le protecteur de la démocratie libérale modérée) était devenu si paranoïaque au sujet des « extrêmes » (sous entendu, la droite qu’il blâmait pour la violence encore plus grande de l’extrême gauche), qu’il avait commencé à prendre des mesures de plus en plus anticonstitutionnelles pour exclure l’opposition politique au nom de la défense de la démocratie. Cela n’a fait que délégitimer la démocratie et précipiter le pays dans une crise qui a détruit l’Etat.
A la date d’avril 2023, au moins 41 urgences nationales sont en vigueur aux Etats Unis, remontant souvent à des décennies en arrière. Chacune est renouvelée annuellement par le président des Etats Unis.
Ironiquement, le système de surveillance de la police chinoise employant le big-data se nomme littéralement “Skynet.”
En fait, si l’on voulait traverser la route au milieu de voitures et de bicyclettes n’ayant pas la moindre intention de céder le passage, on devait apprendre les rituels d’une sorte de dance culturelle : attendre qu’une voiture passe, se précipiter en plein trafic au milieu de la chaussée, se tenir avec tout le monde au-beau milieu de la route, attendre le bon moment pour traverser le reste de la chaussée, avec des bolides fonçant derrière vous. Cette dance était minutieusement réglée : en fait les voitures qui ralentissaient à l’approche des piétons au milieu de la chaussée provoquaient la colère de tout le monde, car elles perturbaient le rythme imperturbable et fluide du flux de piétons.
On salive déjà devant l’annonce de l’arrivée des puces d’interface implantées directement dans votre cerveau…
J’ai encore du mal à croire ce que j’ai écrit.