Dans le courant de l’été, N.S. Lyons a publié un long essai qui fera date sur la convergence entre les Etats Unis et la République populaire de Chine. Ou plutôt, devrais-je dire, sur la marche commune de l’humanité vers un cauchemar totalitaire commun sur la voie duquel la Chine a une longueur d’avance. Mais rassurez-vous, l’Occident met les bouchées doubles pour rattraper son retard.
Je ne saurais employer suffisamment de superlatifs afin de qualifier mon admiration pour cet essai d’une exceptionnelle clairvoyance et érudition. Il me suffit de dire que je suis extrêmement honoré de la confiance que son auteur me témoigne en m’autorisant à le traduire et à le publier pour en faire profiter les lecteurs des Chroniques égrégoriennes.
Compte tenu de la longueur de cet essai, j’ai décidé, en accord avec son auteur, de le publier en plusieurs parties. Le texte qui suit contient la traduction de l’introduction et de la première partie. La seconde partie sera publiée au cours des prochaines semaines. D’ici là, je suis impatient de découvrir vos commentaires et vous invite à diffuser aussi largement que possible ce texte indispensable à la compréhension du cauchemar dans lequel nous vivons.
N.S. Lyons est l’auteur de The Upheaval, [Le grand renversement] hébergée sur la même plateforme que les Chroniques Egrégoriennes. Se présentant comme “un simple auteur labourant le jour au sein du blob et chroniquant notre irréalité commune la nuit », N.S. écrit sous un nom de plume pour éviter d’attirer sur lui l’œil de Sauron.
Annuler la liberté d’expression ne nous transforme pas en la Chine, mais c’est un indice fort que nous en prenons le chemin.
Jamais les États-Unis et la Chine n'ont paru aussi éloignés et opposés. Le monde entier se divise en deux blocs inféodés à ces deux superpuissances dans un rapport d’opposition frontale. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle guerre froide définie comme un "combat entre démocratie et autoritarisme." La liberté est au cœur des enjeux de cette confrontation qui décidera d’une nouvelle architecture de gouvernance mondiale refondée par le vainqueur de cette lutte à long terme entre deux systèmes politiques et économiques diamétralement opposés — à moins qu'un conflit armé ne règle la question prématurément au terme d’une lutte à mort aux conséquences cataclysmiques, tout comme la démocratie libérale a autrefois triomphé du fascisme.
Les lignes qui précèdent résument assez fidèlement le récit caractéristique de notre époque. A bien des égards, ce n’est pas faux. Nous assistons en effet au glissement d’une concurrence géopolitique vers un conflit ouvert. Cependant, ce récit est également fondamentalement superficiel et trompeur car, s’agissant des tendances politiques profondes, la Chine et les Etats Unis ne divergent pas, mais bien au contraire convergent vers un modèle unique.
En fait, je peux déjà prévoir et décrire le vainqueur qui émergera de ce combat épique entre ces deux systèmes nationaux farouchement opposés. Dans ce système bientôt triomphant...
…En dépit de leur rhétorique en faveur de l'égalitarisme et de la "démocratie", les élites dirigeantes nourrissent une profonde méfiance envers le peuple qu'elles gouvernent. Elles forment un corps politique oligarchique distinct, tout entier occupé à la préservation de leur pouvoir et de leurs intérêts de classe dirigeante. En proie à l'anxiété, elles cherchent constamment à renforcer leur contrôle sur les masses, justifiant un recours croissant à la force afin de maintenir la stabilité face à des menaces de plus en plus pressantes sur les fronts international et domestique. Nous vivons sous le règne perpétuel de l’urgence. "Sécurité" et "stabilité" sont devenus les mots d'ordre de l'État et de la société en général.
L'obsession de cette élite pour le contrôle est renforcée par sa foi en la "gestion scientifique", la capacité à comprendre, organiser et diriger les systèmes complexes de la société comme une machine, grâce à des principes et des technologies scientifiques. La maîtrise de cette expertise est considérée comme la propriété exclusive de l'élite dirigeante. Idéologiquement, cette élite est profondément matérialiste et ouvertement hostile à la religion organisée, qu'elle perçoit comme un obstacle au contrôle de l'État. Elle considère les êtres humains comme des machines à programmer et estime que l'homme ordinaire est trop imprévisible, stupide, irrationnel et violent pour s'auto-gouverner. Par conséquent, elle s'efforce de le conditionner progressivement et de le remplacer par un modèle meilleur, que ce soit sur le plan social ou biologique. Pour exhorter (ou contraindre) l'homme ordinaire à se conformer, des systèmes complexes de surveillance, de propagande et de coercition sont mis en place. Les communautés et les traditions culturelles qui résistent à ce projet sont démantelées, et les idées non conformes sont systématiquement censurées pour éviter toute exposition dangereuse, comme s’il s’agissait de pathogènes contagieux. Le pouvoir de gouverner est de plus en plus centralisé et confié à une bureaucratie technocratique, non responsable devant le peuple.
Tout cela est justifié par une idéologie utopique de progrès historique et de fait accompli. Ceux qui sont en phase avec la marche de l’histoire (correspondant aux intérêts de l'élite) sont considérés, en tant que classe, comme moralement et intellectuellement supérieurs aux éléments réactionnaires. Seules certaines opinions sont qualifiées de "scientifiques" et de "correctes", bien que ces critères puissent évoluer au gré des commodités politiques. L'économisme, qui ne valorise que ce qui est facilement mesurable, est devenu la seule boussole morale, et l'efficacité sans frein est érigée en valeur suprême. Dans le spectacle qui se joue devant nos yeux, l’individu a cessé de tenir le rôle de citoyen apte à l’autogouvernement pour devenir un consommateur docile et un rouage de la machine du régime. L'État intervient régulièrement afin de stimuler et gérer la demande des consommateurs, et les grands groupes capitalistes ont largement fusionné avec l'État, favorisant le népotisme.
Plus aucun aspect de l’existence n’échappe à l’envahissement du discours politique et du récit idéologique ubiquitaires, et toute dissidence est réprimée. La culture stagne largement. Les individus sont déracinés, isolés et assiégés, entraînant un effondrement de la confiance au sein de la société. La réalité elle-même prend souvent un tour occulte et incertain. Accablés, certains acceptent avec gratitude toute forme de sécurité offerte par l'État, qu’ils voient comme un bienfaiteur, quand d’autres n’entendent dans toute parole officielle que des mensonges. L'officialisme est une tragi-comédie kafkaïenne de l'absurde, quelque chose que les gens ordinaires endurent stoïquement. Et pourtant, année après année, la pression à la conformité ne fait qu’augmenter...
Quel pays cette description vous évoque-t-elle ? Si vous ne éprouvez des difficultés à répondre à cette question, eh bien, c'est voulu. Pour de nombreux citoyens de l'Occident, les systèmes de gouvernance sous lesquels nous vivons ressemblent fort à l’idée que nous nous faisons de celui de la République populaire de Chine.
Bien sûr, comparaison n’est pas raison: le Parti communiste chinois est un régime brutal qui a massacré des dizaines de millions de ses propres citoyens dans le passé et qui les gouverne toujours d'une main de fer. Avancer que les États-Unis ou tout autre pays occidental sont identiques à la Chine serait ridicule.
Et pourtant, je soutiens que les ressemblances sont effectivement de plus en plus frappantes. Elles ne sont pas le produit d’une illusion, d’une coïncidence ou d’un complot, mais procèdent des mêmes forces systémiques agissant en profondeur et reposant sur un fonds idéologique commun. Il ne s’agit pas d’affirmer que nous sommes identiques à la Chine, ou même simplement que nous devenons tous chinois (comme le titre de mon essai le suggère). Ce serait du vulgaire clickbait politique. La réalité est plus complexe, mais tout aussi troublante : la Chine et l'Occident, chacun à sa manière et à son rythme, mais pour les mêmes raisons, convergent en empruntant des chemins différents vers le même point - le même système de gouvernance techno-administratif totalisant en devenir. Bien qu’elles demeurent dissimilaires, les différences entre Chine et Occident ne sont plus une question de nature, mais de degré. La Chine est seulement déjà un peu en avance par rapport à nous dans cette longue marche vers le même futur.
Comment pouvons-nous décrire cette forme de gouvernement qui a déjà commencé à envelopper le monde aujourd'hui, y compris ici aux États-Unis ? Beaucoup d'entre-nous reconnaissent maintenant que, quel que soit le régime dans lequel nous vivons aujourd’hui, il n’a rien d’une "démocratie libérale". Se pose donc la question de savoir comment le qualifier ? Afin d’offrir un début de réponse et d’expliquer ce que j’entends en essence par la convergence chinoise, commençons par un cours intensif sur l'essor et la nature du régime managérial technocratique en l'Occident.
Première Partie : Le régime managérial
Il faut constamment se battre pour voir ce qui se trouve au bout de son nez. George Orwell
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, nous avons assisté au début d’une révolution dans les affaires humaines, laquelle s’est jouée en parallèle de la révolution industrielle et prenant appui sur elle. Il s'agissait d'une révolution de masse et d'échelle, qui bouleversa presque tous les domaines de l'activité humaine et réorganisa rapidement la civilisation, d'abord en Occident, puis dans le monde entier. Les nouvelles technologies de communication et de transport ont affranchi l’humanité des limites de temps et d'espace imposées par la géographie ; les vastes centres urbains ont vu d'immense populations affluer vers eux, contribuant à leur inflation ; des masses de travailleurs commencèrent à s’entasser dans d'immenses usines, puis dans des bureaux, produisant un tonneau des danaïdes de paperasse destinée à consigner la totalité des interactions entre êtres humains par écrit. En politique, de nouvelles opportunités se présentèrent à ceux qui se trouvaient en capacité de capter à leur profit le pouvoir croissant des masses et leurs votes, en même temps qu’apparaissaient de nouveaux défis générés par la nécessité de répondre à la multiplication des besoins et de l’insatiabilité des désirs des masses. Dans le gouvernement, les affaires, l'éducation et dans presque tous les autres domaines de la vie, de nouvelles méthodes et techniques d'organisation émergèrent afin de gérer les complexités croissantes de la masse et le changement d’échelle de la vie humaine : l'État bureaucratique de masse, l'armée permanente de masse, l’entreprise de masse, les médias de masse, l'éducation publique de masse, etc. Cette révolution est nommée la révolution managériale1.
S’emballant au XXe siècle, la révolution managériale entraina vite un autre bouleversement de la société en Occident : elle donna naissance à une nouvelle élite managériale. Une nouvelle classe sociale naquit de l'ampleur croissante et de la complexité des organisations de masse lorsque celles-ci commencèrent à découvrir qu’elles devaient compter sur un grand nombre de personnes possédant les compétences et les savoirs cognitifs, techniques et spécialisés nécessaires à son fonctionnement. Au premier rang de ce nouveau champ de connaissances figuraient les nouvelles techniques de planification et de gestion à grande échelle. Les détenteurs de ces savoirs devinrent la classe professionnelle managériale, qui se développa rapidement pour répondre à la demande croissante de gestion. Alors que les familles aisées de l'ancienne élite aristocratique foncière continuaient à être les propriétaires de bon nombre de ces nouvelles organisations de masse, elles ne furent bientôt plus en mesure de les exploiter en raison de l’obsolescence et de l’insuffisance des qualités qui fondaient leur rôle et leur statut: la propriété foncière, les vertus martiales héréditaires, une éducation libérale classique, le maniement de l’art de la rhétorique, le charisme personnel, un vaste code de bienséance sociale, etc. C’est ainsi que la nouvelle classe professionnelle managériale, mieux outillée, s'empara du contrôle de facto de toutes les organisations de masse de la société.
Cette prise de contrôle managériale fut accélérée par ce que j'appelle la descente aux enfers managériale : plus une organisation grossit et se complexifie, plus son besoin de gestionnaires augmente de façon exponentielle ; les gestionnaires ont donc une forte incitation à s'assurer que leur organisation continue de croître en taille et en complexité, ce qui entraîne la croissance en valeur relative de leur pouvoir ; cet accroissement nécessite à son tour l’embauche de davantage de gestionnaires, qui poussent ensuite à une expansion plus importante, notamment en rationalisant la nécessité que leur bureaucratie envahissante prenne en charge de plus en plus de fonctions de l'économie et de la société dans son ensemble ; à mesure que la gestion bureaucratique conquiert encore davantage de territoire, le besoin se fait sentir de former davantage de gestionnaires, ce qui nécessite davantage de gestionnaires etc…
Cette évolution fit naître le besoin d’une réflexion sur l’identification de la classe constituant désormais réellement l'élite dirigeante. Dans certains endroits, la fin de l'ancienne aristocratie fut rapide et sanglante. Mais dans la plupart de l'Occident, les aristocrates ne furent pas tant éradiqués que cooptés et absorbés, les enfants des familles aristocratiques les plus riches étant finalement contraints d'acquérir eux-mêmes une éducation formant aux mêmes compétences, idées et manières que la classe managériale afin de jouer un rôle prépondérant, que ce soit en tant que PDG, politicien ou philanthrope. Ceux qui ne s’adaptèrent pas sombrèrent dans l'oubli et l’obsolescence. La classe managériale avait engendré l'élite managériale.
Cela ne signifiait cependant pas que l'expansion du nouvel ordre managérial ne rencontrait aucune résistance de la part de l'ancien ordre qu'il étouffait. Cet ordre précédent, désigné par les chercheurs de la révolution managériale comme l'ordre bourgeois, était représenté non pas tant par la grande bourgeoisie (les riches aristocrates foncier et les premiers capitalistes industriels) que par la petite bourgeoisie, ou ce que l'on pourrait décrire comme la classe moyenne indépendante2. Les petits propriétaires d’une entreprise, d’un commerce familial, d’une petite exploitation agricole, les petits propriétaires fonciers, les curés de paroisses locales, les précepteurs, les médecins de famille : ceux-ci, entre autres, formaient la colonne vertébrale d'une grande classe sociale et économique qui se trouvait fondamentalement en travers des intérêts de la révolution managériale. Cependant, contrairement à ce que prédisaient initialement les marxistes, cette bourgeoisie s'est retrouvée mortellement menacée non pas par la classe laborieuse et sans terre du prolétariat, mais par le nouvel ordre de l'élite managériale et ses légions croissantes de révolutionnaires professionnels à l'aise avec le fatras bureaucratique. A mesure que l'ordre managérial empiétait progressivement sur l’ordre bourgeois et la culture traditionnelle de la classe moyenne, qu’elle les démantelait et leur taillait des croupières, et à mesure que ses survivants livraient un combat de plus en plus désespéré, le conflit entre ces classes est devenu une partie majeure du drame politique de l'Occident. Cette tragédie se poursuivit sous diverses formes jusqu'à aujourd'hui.
L'idéologie particulièrement antagoniste qui s'est formée en tant que force unificatrice au sein de l'élite managériale, a considérablement accru le caractère agonistique de ce conflit de classe. Bien que cette idéologie managériale, sous ses différentes formes, se présente sous les oripeaux des valeurs morales les plus élevées, des principes philosophiques et du bien commun, elle rationalise et justifie l'expansion continue du contrôle managérial dans tous les domaines de l'État, de l'économie et de la culture, tout en conférant à la classe managériale une position de supériorité non seulement utilitaire, mais aussi morale, sur le reste de la société, tout particulièrement sur les classes moyennes et ouvrières. Cette idéologie a fait beaucoup pour conférer à l'élite managériale un véritable titre à gouverner, en même temps qu’elle constitue un moyen précieux pour distinguer, fédérer et coordonner les différentes branches de cette élite.
Héritière en ligne relativement directe de l'idéal libéral-moderniste des Lumières, l’idéologie managériale est un composé de plusieurs croyances fondamentales, ou ce que l'on pourrait appeler les valeurs fondamentales du management. Du moins en Occident, celles-ci peuvent être résumées comme suit :
1. Le scientisme technocratique : La croyance que l’univers, y compris la société et la nature humaine, peut et doit être entièrement appréhendé et contrôlé par des moyens scientifiques et techniques. Selon cette vision, le monde est constitué de systèmes qui opérent comme une machine, sur la base de lois scientifiques pouvant être rationnellement découvertes par la raison. Les humains et leur comportement sont le produit des systèmes dans lesquels ils sont intégrés. Les "sciences sociales" fonctionnent de la même manière que les sciences physiques. Ces systèmes peuvent ainsi être optimisés par de l’ingénierie sociale. Le bien et le mal, comme tout le reste, sont quantifiables scientifiquement par des savoirs scientifiques et techniques supérieurs dont les détenteurs sont les mieux placés pour comprendre les causes et les effets qui gouvernent la société, et donc pour la diriger. L'ignorance, et les ignorants, sont en revanche la cause première de tous les dysfonctionnements et de tous les maux.
2. L'utopisme : La croyance dans la possibilité d’une société parfaite – en l'occurrence grâce à l'application parfaite d'un savoir scientifique et technique parfait. La machine peut à terme être réglée pour fonctionner sans faille. À ce stade, l’accès à tout et par tous sera garanti, et l’égalité parfaite sera entièrement réalisée, et l'homme lui-même sera entièrement rationnel, totalement libre et parfaitement productif. Cet état de perfection est le telos, ou point d’aboutissement prédestiné du développement humain (par le biais de la science, tant physique que sociale). Tout ceci génère l'idée de progrès, assimilé au rapprochement de ce stade optimal. Par conséquent, l'histoire a une téléologie : elle tend vers l'utopie. Cela signifie également que le futur est nécessairement toujours meilleur que le passé, car il est plus proche de l'utopie. L'histoire revêt ainsi une valeur morale ; "revenir en arrière" est immoral. En effet, même s’employer à conserver activement le statu quo est immoral ; la gouvernance n'est morale que dans la mesure où elle promeut le changement, nous faisant ainsi avancer toujours plus vers l'utopie.
3. Le méliorisme : La croyance que toutes les imperfections et les tensions de la société humaine, et des êtres humains eux-mêmes, sont des problèmes techniques pouvant et devant être directement remédiés par la méthode managériale adaptée. La pauvreté, la guerre, la maladie, la criminalité, l'ignorance, la souffrance, le malheur, la mort.... ne sont pas des traits permanents de la condition humaine, mais sont tous des problèmes techniques à résoudre. Il incombe à l'élite managériale d'identifier et de résoudre de tels problèmes en mobilisant son expertise afin d’améliorer les institutions et les relations humaines, ainsi que le monde naturel. En fin de compte, il n'existe pas de compromis, mais uniquement des solutions.
4. Le libérationnisme : La croyance que le développement des individus et de la société est entravé par l’attachement aux règles, aux contraintes, aux liens relationnels, aux communautés historiques, aux traditions héritées et aux institutions obscurantistes du passé. Ces entraves constituent les fers d’une fausse autorité dont nous devons nous libérer pour progresser. Les idées, la culture les coutumes et les habitudes dépassées doivent donc être démantelées pour résoudre les problèmes humains, car les anciens systèmes et modes de vie sont nécessairement ignorants, défectueux et oppressifs. Les connaissances scientifiques plus récentes — et donc supérieures — peuvent redéfinir, ex nihilo, de nouveaux systèmes et modes de vie qui fonctionneront de manière plus efficace et morale.
5. Le matérialisme hédoniste : La croyance que le bonheur et le complet bien-être humain consistent fondamentalement en la satisfaction d'un nombre suffisant de besoins matériels et de désirs psychologiques. La présence d’un quelconque désir non satisfait ou d’un inconfort est le signe d’une inefficience systémique correspondant à un bien non fourni. Cette carence peut et doit être comblée pour rapprocher l'être humain de l'état de perfection. La gestion scientifique peut et doit donc maximiser autant que possible la satisfaction des désirs. Pour l'individu, la consommation soulageant le désir est un acte moral. En revanche, la répression (y compris l'auto-répression) des désirs et de leur satisfaction entrave le progrès humain, et est immorale, signalant un besoin de libération managériale.
6. L'universalisme cosmopolite homogénéisant : La croyance que : a) tous les êtres humains sont fondamentalement interchangeables et membres d'une même communauté universelle ; b) que les "meilleures pratiques" systémiques découvertes par la gestion scientifique sont universellement applicables en tous lieux, pour toutes les personnes en tout temps, et qu'en conséquence, le même système optimal devrait prévaloir rationnellement partout ; c) que, bien que peut-être pittoresques et divertissantes, toutes les particularités ou diversités non superficielles de lieu, de culture, de coutume, de nation ou de structure gouvernementale sont la preuve d'un échec, d’une inefficience dans la convergence vers le système idéal ; et d) que toute forme de localisme, de particularisme ou de fédéralisme est donc non seulement inefficace et rétrograde, mais est aussi un obstacle au progrès humain et est donc dangereux et immoral. Par nature, le progrès implique invariablement la centralisation et l'homogénéisation.
7. L'abstraction et la dématérialisation : La croyance, ou plus souvent l'instinct, que les choses abstraites et virtuelles sont meilleures que les choses matérielles, car moins les êtres et les activités humaines sont au contact du monde réel chaotique, plus ils deviendront libérés et capables de rationalité intellectuelle pure et de moralité non inhibée. En pratique, la dématérialisation, comme la numérisation ou la financiarisation, est un puissant dissolvant qui peut contribuer à éliminer les barrières répressives créées par les attachements concrets à des lieux et des personnes, les remplaçant par la fluidité et l'universalité du cosmopolite. La dématérialisation rend la propriété plus facilement négociable et peut produire de manière plus efficace l'homogénéisation et la satisfaction des désirs à grande échelle. En théorie, la dématérialisation pourrait permettre à presque tout d’atteindre une masse et une échelle beaucoup plus grande, voire infinie permettant une gestion approchant la promesse d’une efficacité totale : un état pur sans la moindre tension, où le changement (le progrès) sera sans effort et illimité. Enfin, la dématérialisation représente également le plus largement une croyance idéologique selon laquelle c'est le monde qui doit se conformer à une théorie abstraite, et non la théorie qui doit se conformer au monde.
Prises ensemble, ces sept valeurs managériales ont servi d’outils idéologiques pratiques au système managérial pour remettre en question l'éthique et les valeurs existantes de l'ordre bourgeois de classe moyenne qui l'a précédé. Ces valeurs bourgeoises étaient constituées d'un mélange de valeurs conservatrices et libérales classiques. Nulle part ailleurs qu'en Amérique, ces valeurs n'ont acquis un tel statut sacré, offrant un mélange singulier qui comprenait : une forte préférence pour la gouvernance locale, des mœurs démocratiques à la base de la société et une aversion pour le contrôle centralisé ; une acceptation de la diversité des coutumes et des traditions régionales et locales ; une foi inébranlable en les vertus de l’individualisme et de l’autogouvernement ; une tradition rigoureuse de vie familiale unie et une participation exceptionnellement répandue à une multitude d'associations et d'affiliations religieuses, communautaires et civiques épaisses (notoirement décrites par Alexis de Tocqueville) ; l'éthique protestante du travail et l'attention à la parcimonie et à la discipline de soi comme vertus morales; un attachement très fort à la terre et à la petite propriété de la classe moyenne comme étant au cœur de l'autogouvernement républicain et du caractère national ; un réalisme politique et une aversion conservatrice pour les changements sociaux trop rapides et radicaux.
Aux antipodes de ces valeurs, celles de l'idéologie managériale étaient parfaitement structurées pour inverser, miner, marginaliser, bouleverser et démanteler simultanément chacune de ces valeurs bourgeoises, sapant progressivement sur les plans intellectuel, moral et politique la base idéologique de la légitimité bourgeoise, et ouvrant ainsi la voie à la justification de l'établissement d'un système politique alternatif basé sur le règne de la nouvelle élite managériale.
Le Système Managérial
Ce système managérial s'est développé en plusieurs secteurs qui se chevauchent et interagissent étroitement, que l'on peut grossièrement diviser et catégoriser comme suit : l'État managérial, l'économie managériale, l'intelligentsia managériale, les médias de masse managériaux et la philanthropie managériale. Chacun de ces cinq secteurs génère sa propre espèce légèrement singulière d'élite managériale, lesquelles ont une fonction bien précise et des intérêts propres. Mais chacun, lorsqu’il agit dans son propre intérêt, contribue à renforcer et protéger les intérêts des autres secteurs, ainsi que du système dans son ensemble. Tous les secteurs sont liés par un intérêt commun dans l'expansion des organisations techniques et de masse, la prolifération des gestionnaires et la marginalisation des éléments non gestionnaires.
Caractérisé par ses bureaucraties administratives proliférantes et sa soif de contrôle technocratique centralisé, l’Etat managérial est fortement enclin à se lancer dans des projets utopiques et mélioristes visant à "libérer" et à réorganiser de plus en plus de secteurs de la société (dont les bases théoriques sont élaborées par l'intelligentsia managériale), ce qui nécessite la création de nouvelles armées de bureaucrates (et de nouveaux corps d'"experts"). Les grandes entreprises, qui constituent l'économie managériale, ont intérêt à voir ces projets mis en œuvre, en partie parce que les nouveaux fardeaux réglementaires que ceux-ci produisent inévitablement (plus d'avocats, plus de responsables des ressources humaines, etc.) avantagent systématiquement les grandes entreprises oligopolistiques aux dépens des PME et des nouveaux arrivants sur le marché, qui sont à la fois leurs concurrents potentiels et la vieille base du pouvoir bourgeois. L'État managérial veut naturellement également briser cette base concurrentielle. Les grandes entreprises sont particulièrement douées pour cela, en particulier en favorisant la dématérialisation des affaires et de la propriété ("vous ne posséderez rien et vous serez heureux"), ce qui accroît à la fois la dépendance de la classe moyenne et concentre davantage de richesse et de pouvoir entre les mains des gestionnaires. L'État managérial agit également pour stimuler directement la demande globale des consommateurs et renforcer les actifs financiarisés par le biais de politiques monétaires et fiscales, entre autres outils, tels que les marchés publics et les subventions de l'État ; cette demande gérée alimente directement la croissance des entreprises managériales, qui ont tout intérêt à fusionner le plus étroitement possible avec l'État, à la fois pour encourager l’afflux de fonds publics vers leurs coffres et pour capturer la politique réglementaire. La croissance des grandes entreprises rationalise à son tour la croissance ultérieure de l'État réglementaire. Les partenariats public-privé formels et informels entre l'entreprise et l'État servent facilement les intérêts des deux.
En même temps, l'entreprise managériale a également beaucoup à gagner du projet d'homogénéisation de masse, qui permet des économies d’échelle et des gains d’efficience (un Walmart dans chaque ville, un Starbucks à chaque coin de rue, Netflix et Amazon accessibles sur l'iPhone dans chaque poche) en éliminant les différenciations de l'ancien ordre. Craignant et méprisant par-dessus tout le contrôle local justifié par les spécificités locales, l'État est trop heureux de collaborer. L'économie managériale a également un intérêt direct à la stimulation de la demande des consommateurs produite par la libération des masses des normes répressives de l'ancien code moral bourgeois et par l'encouragement d'alternatives hédonistes, telles que celles conçues par l'intelligentsia, popularisées par les médias de masse et facilitées juridiquement par l'État. Les médias de masse profitent aussi de l'homogénéisation, permettant aux divertissements et aux récits de l’industrie du loisir de toucher un public plus large et plus uniforme. Déjà issus de l'intégration du journalisme avec l'entreprise de masse, les médias de masse ont également intérêt à fusionner à la fois avec l'intelligentsia et avec l'État pour obtenir un accès privilégié à l'information ; l'intelligentsia, quant à elle, dépend des médias pour affirmer son prestige, tandis que naturellement, l'État a intérêt à fusionner avec les médias pour diffuser efficacement les informations et les récits ciblés qu'il souhaite faire parvenir aux masses.
À mesure que l'ancien réseau de familles élargies, d'associations volontaires, de congrégations religieuses, d’institutions caritatives de quartier et autres institutions de la vie communautaire bourgeoise de base est démantelé par le système managérial, le vide est comblé par la philanthropie managériale. Financée par la richesse produite par l'économie managériale et offrant à l'élite un moyen de transformer cette richesse en pouvoir social exempt d'impôts, la philanthropie managériale est un simulacre grossier des anciens réseaux de solidarité qui propose des initiatives philanthropiques descendantes par le truchement de tout un secteur d’ONG, lesquelles sont des arnaques non lucratives managériales. Elle produit en outre des mouvements militants factices en quantité industrielle. Toutes ces initiatives participent de l’expansion méthodique de l'idéologie managériale, en se faisant les relais des campagnes d'ingénierie sociale utopiques de l'État, perturbant davantage l'ordre bourgeois. Inévitablement, la décomposition de cet ordre multiplie encore les problèmes sociaux, offrant à son tour de nouvelles opportunités à la philanthropie managériale pour proposer des "solutions". L'État managérial, les médias de masse et les grandes entreprises placés en embuscade participent allègrement à ces assauts, tandis que l'intelligentsia fournit à la fois les idées et les bienfaiteurs managériaux fin prêts pour se positionner aux avant-postes.
Enfin, l'intelligentsia managériale fonctionne comme l'avant-garde de l'ensemble du système managérial, fournissant le cadre idéologique unificateur qui sert de fondement intellectuel, de justification et de source de légitimité morale à ce système. Les décrets idéologiques de l'intelligentsia, transmis au public comme une vérité révélée (par exemple, "la Science") par les médias de masse managériaux, servent à normaliser et à justifier les projets de l'État, qui à son tour exprime sa gratitude envers l'intelligentsia par une pluie d'argent public et des programmes d'éducation publique de masse, lesquels dirigent la demande vers les institutions de l'intelligentsia et contribuent également au financement de la recherche et du développement de nouvelles technologies et techniques organisationnelles susceptibles de renforcer encore le contrôle managérial. Bien entendu, l’intelligentsia rend également un service essentiel à chaque autre secteur managérial en répondant au besoin de formation des membres de la classe managériale professionnelle grâce à l'éducation de masse — ce qui contribue également à faire progresser l'homogénéisation de la société et à renforcer davantage l'hégémonie culturelle de l'élite managériale. L'intelligentsia managériale fonctionne donc comme la clé de voûte de l’ensemble, qui unifie et renforce la domination de la base élargie l'élite managériale, la rendant plus résiliente (cette fonction fédératrice de la domination de l’ensemble est ce qui la définit comme l’élite par excellence).
Pris ensemble, ce système hégémonique et autosuffisant construit autour des intérêts publics et privés, économiques, culturels, sociaux et gouvernementaux de l’élite managériale, constitue ce qu’on peut nommer le régime managérial. Le qualifier simplement d’"État" ou l’identifier à lui serait très insuffisant. Comme nous le verrons, l'évolution de ce régime plus large est aujourd'hui le facteur central de la convergence chinoise.
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet de la convergence, faisons un détour en forme d’aperçu historique expliquant la façon dont les régimes managériaux ont émergé et évolué de façon différentielle.
Managérialisme : Dur vs Doux
Les développements qui précèdent ont décrit le régime managérial tel qu'il est apparu aux États-Unis et dans un certain nombre d'autres nations occidentales au XXe siècle. Ce n’est cependant pas la seule espèce de régime managérial qui ait existé au cours de la même période.
Lorsque le Parti communiste a pris le contrôle de la Chine, la bourgeoisie et l'ancienne aristocratie n'ont pas été gentiment incités à rejoindre l'élite managériale. Au lieu de cela, tout comme les Koulaks (paysans de la classe moyenne) de l'URSS de Lénine et de Staline, ils ont été pratiquement exterminés. Poursuivant un objectif unique de libération, le régime de Mao Zedong s’est embarqué dans une interminable successions de sanglantes "campagnes" contre les "propriétaires terriens", les "paysans riches", les "réactionnaires", les "contre-révolutionnaires" et les "éléments bourgeois". La classe moyenne bourgeoise qui avait commencé à émerger pendant la période républicaine de la Chine a été systématiquement exterminée par une persécution collective implacable, la confiscation de ses biens et par des actes de torture, de viol et des meurtres de masse.
La répression maoiste servait un objectif très simple. Depuis Aristote, les théoriciens politiques ont de tout temps reconnu qu'une "classe moyenne en grand nombre située entre les riches et les pauvres" est le fondement naturel de tout système républicain stable, résistant à la fois aux appétits de domination de l’oligarchie ploutocratique et aux clameurs révolutionnaires tyranniques des plus pauvres. En éliminant cette classe, qui avait été la base du pouvoir de ses rivaux nationalistes, Mao a ouvert la voie à sa révolution marxiste-léniniste dirigée par l'intelligentsia pour démanteler tout vestige restant du gouvernement républicain, remplacer l'ancienne élite par une nouvelle et prendre le contrôle total de la société chinoise.
Comme de bien entendu, cette entreprise n’a pas conduit à un paradis égalitaire des travailleurs. Elle a abouti au développement d'une société organisée selon une hiérarchie stricte opérant à deux niveaux, avec au sommet l’oligarchie du parti et tout le reste à la base. Le parti a détruit toutes les forces de proposition et d'organisation possibles en dehors de lui. Il a méthodiquement démantelé les réseaux familiaux, et isolé et atomisé les individus. Pendant ce temps, l'oligarchie se transformait en un gigantesque Parti-État bureaucratique, dirigé par des légions d'apparatchiks dévoués au Parti communiste chinois. Sans institutions médiatrices entre les individus et l'État, et avec les masses indifférenciées ainsi complètement contenues par le pouvoir incontesté d'un État à parti unique, Mao a réussi en essence à produire le Léviathan de Hobbes en Chine. Une fois ce travail de table rase accompli, Mao et ses camarades étaient alors libres d’accomplir leurs desseins utopiques pour refaire le pays selon des lignes socialistes "scientifiques" (massacrant au passage des dizaines de millions de Chinois). Et bien que la Chine d'aujourd'hui soit beaucoup plus détendue qu'à l'époque de Mao, la nature du régime actuel demeure fondamentalement le même. Il est toujours dirigé par un parti marxiste-léniniste qui n'a jamais oublié la conviction de Mao que le pouvoir émane du canon d'un fusil.
L'histoire brutale et le caractère du régime communiste chinois sont donc très différents de ce que la plupart de l'Occident a vécu (hormis l'Europe de l'Est et centrale). Et pourtant – si vous vous avez suivi le raisonnement jusqu'ici, avec son vaste État socialiste techno-bureaucratique, la Chine demeure reconnaissable comme un régime managérial. Plus précisément, la Chine est un régime managérial dur.
Depuis que le philosophe politique James Burnham a publié son livre fondamental La Révolution managériale en 1941, les théoriciens du régime managérial ont noté de fortes similitudes sous-jacentes entre tous les principaux systèmes étatiques modernes qui ont émergé au XXe siècle. Cela inclut le système d'administration libéral-progressiste tel qu'il était représenté à l'époque par l'Amérique de FDR, le système fasciste inauguré par Mussolini et le système communiste apparu d'abord en Russie puis étendu à la Chine et ailleurs. Par essence, ces systèmes avaient fondamentalement un caractère managérial. Cependant, chacun agissait de façon quelque peu différente, ce qui peut être largement expliqué par le truchement de la distinction entre ce que le théoricien politique Sam Francis a nommé des régimes managériaux durs et doux.
Les caractèristiques du régime managérial doux ont été décrites dans la section précédente. En revanche, un régime managérial dur diffère des régimes doux dans les valeurs qu’il promeut. Les régimes managériaux durs tendent à rejeter deux des sept valeurs de l'idéologie managériale (douce) décrites ci-dessus, en abandonnant l'hédonisme et le cosmopolitisme (bien que l'homogénéisation et la centralisation demeurent une priorité). Au lieu de cela, ils ont tendance à mettre l'accent sur la gestion de l'unité du collectif (par exemple, le volk, ou "le peuple") et sur la valeur que la loyauté individuelle, la force et le sacrifice de soi apportent à ce collectif.
La différence la plus importante entre les régimes managériaux durs et doux tient dans leur approche du contrôle. Les régimes managériaux durs recourent systématiquement à l'usage de la force et sont habiles dans l’utilisation de la menace de la force pour contraindre à la stabilité et à l'obéissance. L'État joue également un rôle beaucoup plus ouvert dans la direction de l'économie et de la société dans les systèmes durs, en établissant des sociétés d'État et en prenant le contrôle direct des médias de masse, par exemple, en plus de maintenir de vastes services de sécurité. A terme, cela peut néanmoins se payer par un manque de confiance populaire dans l'État et ses organes.
En revanche, les régimes managériaux doux sont en règle générale fort incompétents et mal à l'aise lorsqu’ils doivent ouvertement recourir à la force. De très loin, ils préfèrent maintenir le contrôle par la gestion du récit, la manipulation et le contrôle hégémonique de la culture et des idées. L'État managérial dissimule également l’ampleur de son pouvoir en externalisant certains rôles vers d'autres secteurs du régime managérial, qui prétendent être indépendants. En effet, ils sont indépendants, au sens où ils ne sont pas directement contrôlés par l'État et peuvent faire ce qu'ils veulent, mais étant des institutions managériales, dirigées par des élites managériales, et participant donc de l'impératif managérial, elles fonctionnent néanmoins en symbiose quasi-parfaite avec l'État. Une telle diffusion contribue efficacement à dissimuler l'ampleur, l'unité et le pouvoir du régime managérial doux, ainsi qu'à rejeter et à désamorcer toute responsabilité de celui-ci. Cette approche plus douce pour maintenir la domination du régime managérial peut conduire à davantage de désordre au jour le jour (par exemple la criminalité), mais elle n'est pas moins stable politiquement que la variété dure (et elle a sans doute prouvé jusqu'à présent sa capacité à être plus stable).
Malgré ces différences, chaque forme de régime managérial présente les mêmes caractéristiques fondamentales et adhère aux mêmes valeurs fondamentales, y compris un attachement au scientisme technocratique, à l'utopisme, au méliorisme, à l'homogénéisation et à une forme ou une autre de libérationnisme visant à déraciner les systèmes, les normes et les valeurs précédents. Ils poursuivent tous le même impératif catégorique d'expansion des organisations de masse et de l'élite managériale, de croissance et de centralisation de leur pouvoir et de leur contrôle bureaucratique, et de marginalisation systématique des ennemis du managérialisme. Ils ont tous les mêmes racines philosophiques. Et les élites de toutes les formes de régime managérial partagent les mêmes angoisses profondes vis-à-vis du public.
(A suivre).
Dans ce paragraphe, et dans la totalité de l’essai, je ne fait qu’emprunter et synthétiser la pensée de James Burnham, George Orwell, Samuel T. Francis, Christopher Lasch, et Bertrand de Jouvenel, entre autres grands observateurs de la révolution managériale et de ses conséquences.
J’emploie ici les termes de “bourgeoisie” et “bourgeois” afin de désigner la classe moyenne du début au milieu de l’industrialisation. Cela peut prêter à confusion dans la mesure où le terme de “bourgeois” est aujourd’hui employé pour désigner la classe moyenne supérieure aidée – c’est-à-dire la classe managériale éduquée des possesseurs d’ordinateur portable, laquelle a maintenant très largement supplanté et marginalisé la vieille classe moyenne, devenue dans l’Amérique d’aujourd’hui la classe moyenne inférieure ou “classe laborieuse”. Mais par sousci de simplicité, j’ai néanmoins décidé d’employer la même terminologie que les auteurs mentionnés dans la précédente note de fin de texte.
Intéressant ! Merci !