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Le coup de projecteur de L'Eclaireur
[Le coup de projecteur de L'Eclaireur] Pour une poignée de yuans, avec Jacques Sapir
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[Le coup de projecteur de L'Eclaireur] Pour une poignée de yuans, avec Jacques Sapir

L'économiste spécialiste des affaires stratégiques et de la Russie revient sur les origines et les implications de ce qui est un bouleversement structurel irréversible de l’économie mondiale.
Jacques Sapir: "Une sortie de la zone euro ne coûterait rien à la ...

Nous nous excusons de la très piètre qualité sonore, indépendante de notre volonté (Zoom n’est pas toujours le Pérou, malgré un gros travail de mixage). Nous retranscrivons donc l’interview ci-après. Mais il vaut mieux écouter le podcast, la retranscription n’étant qu’une belle infidèle très poussive.

La rapidité avec laquelle se met en place une infrastructure financière alternative au système dollar est impressionnante. Fin août, lors du prochain sommet des Brics en Afrique du Sud sera discutée la création non pas d’une monnaie unique - certains semblent avoir tiré les leçons des péchés originels de l’euro - mais d’une monnaie commune destinée principalement aux règlements internationaux.

La montée en charge de ce système alternatif est tel qu’il a pris à rebours les occidentaux qui n’avaient pas compris que la Russie et la Chine disposaient des infrastructures nécessaires non seulement à la prise en charge de leurs propres transactions mais également celles d’autres pays souhaitant y participer.

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Jacques Sapir, économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et spécialiste des affaires stratégiques et de la Russie, revient sur les origines et les implications de ce qui est un bouleversement structurel irréversible de l’économie mondiale.

Un point technique : les accords de swap. La Banque centrale européenne en donne la définition suivante :

Il s’agit d’un accord conclu entre deux banques centrales en vue de procéder à un échange de devises. Ce dispositif permet à une banque centrale d’obtenir des liquidités dans différentes devises auprès de leurs instituts d’émission respectifs. Ces liquidités sont habituellement mises à la disposition des banques commerciales opérant sur le marché domestique. Ainsi, à travers l’accord de swap existant avec le Système fédéral de réserve américain, la BCE et l’ensemble des banques centrales nationales de la zone euro (l’Eurosystème) peuvent recevoir des dollars des États-Unis de la Fed en échange d’un montant équivalent en euros. Les accords de ce type font partie de la panoplie d’instruments de politique monétaire utilisés par les banques centrales depuis des décennies.


L’Eclaireur - Y a-t-il eu un plan ou une prise conscience lors de la crise asiatique des années 1997-1998 d’un certain nombre de pays qui ont refusé l’aide du FMI à l’époque ? Y a t-il un effort concerté entre la Russie et la Chine non pas pour dédollariser mais se rendre plus indépendantes du dollar ?

Jacque Sapir - Oui, mais il faut bien séparer les choses. Vous avez parlé avec très juste raison de la crise asiatique et de la crise russe d’août 1998, qui ont marqué une prise de distance par rapport au Fonds monétaire international (FMI). On se rappelle ce qu’avait fait la Malaisie à l’époque et l’intervention de la Chine qui avait soutenu les économies asiatiques en maintenant son taux de change et en intervenant massivement 1 .

Ça, c’est la dimension organisations internationales. Et c’est vrai qu’on sent bien que les pays émergents - qui n’étaient pas encore appelés pays émergents, cette appellation date du début des années 2000 - ont commencé à avoir de très grands doutes sur la capacité des organisations internationales et des Etats-Unis à lisser ou à gérer les crises. Le FMI a lui-même réfléchi sur ses actions de l’époque. Cela explique une partie de ses évolutions théoriques. Vous savez qu’actuellement le FMI reconnait la possibilité aux pays qui en sont membres de faire du contrôle des changes et de prendre des mesures relativement coercitives sur la question monétaire.

La question des moyens de paiements s’est elle posée en deux temps. Le premier temps est indiscutablement la crise des subprimes de fin 2007 à 2009-2010, où là encore l’ensemble des pays émergents a mesuré l’incapacité des Etats-Unis à contrôler une crise dont ils étaient les créateurs. A partir de là, on a commencé à réfléchir sur les moyens de diversifier les moyens de paiement. C’est une pratique assez classique de diversification des portefeuilles.

En 2012, le président Poutine m’a demandé si le rouble pourrait à terme devenir un monnaie de réserve au moins pour les pays de la Confédération des Etats indépendants (CEI). Je lui avais dit que la dette publique russe n’était pas suffisamment élevée pour qu’il puisse le faire, ce qui l’avait vraiment surpris. J’avais du lui expliquer que, pour qu’une monnaie s’internationalise, il faut que l’instrument libellé dans cette monnaie circule, et cet instrument ce sont des titres de dette. Quand on a 14% de dette par rapport au produit national brut (PIB), ce qui est très faible, on ne peut pas avoir de monnaie internationale. C’est un premier problème.

Et puis il y a un deuxième temps, qui est plus critique. A partir des événements de 2014, du retour de la Crimée dans la Russie, les Etats-Unis ont commencé à mettre au point un usage politique du dollar. Ils ont modifié les lois existantes qui ne prévoyaient pas au départ la possibilité d’un usage transnational du dollar (pour imposer des sanctions, ndlr). Ces lois ne devaient s’appliquer qu’aux Etats-Unis.

L’Eclaireur - Sous Barak Obama…

Jacques Sapir - Oui, c’est à partir d’Obama qu’ils ont décidé de d’imposer une application internationale de ces lois. Et c’est là que toute une série de pays, la Russie, la Chine - et d’autres, on voit qu’il y a eu des réflexions dans ce sens en Inde - ont commencé à se dire “nous sommes tous vulnérables aux décisions politiques des Etats-Unis de bloquer l’afflux de dollars. Il faut que l’ont puisse développer notre commerce indépendamment du flux de dollars.” Il y a alors eu une série de mesures prises entre 2015 et 2021 qui ont été très importantes notamment en Russie. En Chine, on sait que des choses ont été faites mais on n’en connait pas le contenu. Les Chinois sont beaucoup plus secrets que les Russes. Les Russes eux l’ont dit, il suffisait de les écouter…

L’Eclaireur - N’est-ce pas depuis 2010 que l’on a vu la Russie commencer à se défaire de son stock de bons du Trésor américain ?

Jacques Sapir - Non, c’est plus tard. Ce que l’on a vu, c’est que la Russie a commencé par créer un marché du yuan convertible à Moscou. Ce marché restait à des niveaux très faibles, mais il existait. Les infrastructures existaient. Ensuite, elle a développé une agence de notation russe qui travaille avec l’agence de notation chinoise, agences qui évaluent la qualité de la dette émise par les sociétés russes et chinoises. Cela permet également de desserrer l’étreinte du dollar. Il y a eu d’autres de mesures, des discussions - visiblement plus que des discussions mais des pré-accords - avec toute une série de pays pour pouvoir utiliser la monnaie de ces pays pour couvrir des transactions commerciales.

Quand, début 2022, nous avons connu les grandes vagues des sanctions américaines et européennes contre la Russie, alors le système est entré immédiatement en action.

L’Eclaireur - Et la montée en charge est impressionnante !

Jacques Sapir - Tout à fait ! Nous avions un marché du yuan qui pesait entre 3 à 4 % de l’ensemble des transactions couvertes en devises, et qui est passé à 26%.

L’Eclaireur - Sans compter que, puisque tout cela est multilatéral, il y a forcément les accords de Swap donc les réserves de devises correspondantes au niveau de chaque banque centrale. De combien de pays en tout ? Cinq ? Six ? Dix ? Douze ?

Jacques Sapir - On ne le sait pas précisément. Ce dont on est sûr, c’est que ces accords de swap concernent la Russie et la Chine, la Russie et l’Inde, la Russie et la Malaisie, la Chine et la Malaisie, la Chine et l’Indonésie, la Russie et l’Arabie Saoudite, la Chine et l’Arabie Saoudite… Après, pour le reste, on peut imaginer qu’il se passe des choses, mais on n’a pas plus de détails.

J’oubliais… Il y a évidement des accords de swap et des accords de développement des marchés financiers entre la Russie, l’Ouzbékistan, l’Arménie et le Kazakhstan. C’est important parce que ces trois pays jouent un rôle assez sensible dans la capacité de la Russie à déjouer les sanctions. Le fait que ces pays aient conclu des accords de swap et que la Russie ou la Chine puissent utiliser leur monnaie est une manière de se dégager de l’emprise du dollar. Les Etats-Unis disent “nous sanctionnons tout pays qui ferait commerce illicite en dollar”; ces pays répondent “peut-être que considérez-vous notre commerce comme illicite, mais il n’est pas fait en dollars”.

L’Eclaireur - Un petit peu comme nos amis kirghizes qui viennent de se mettre d’accord pour une défense aérienne commune avec la Russie…

Jacques Sapir - Tout à fait. Tout cela a visiblement été préparé depuis, je pense, 2016-2017. J’ai, aussi bien personnellement que dans le cadre du séminaire franco-russe, des relations régulières avec des responsables de la Banque centrale de Russie. Ils me disent ce qu’ils veulent bien me dire. Il y a des choses qu’ils ne vont pas me dire.

L’Eclaireur - Quel banquier central dit tout…

Jacques Sapir - C’est une évidence ! Mais ce qu’ils m’ont dit est suffisant pour que je tire la conclusion que le gouvernement russe s’est préparé à une rupture des relations financières avec les Etats-Unis et l’Europe. C’est pour cela qu’il n’y a pas eu d’effet financier des sanctions. Quand Bruno le Maire dit que nous allons faire s’effondrer l’économie russe, c’est à cela qu’il pensait.

L’Eclaireur - C’est à cela qu’ils pensaient tous d’ailleurs !

Jacques Sapir - Certaines personnes ne le pensaient pas. Certains ont dit que Bruno le Maire était complètement fou. Ce que cela signifie, c’est que les membres de son cabinet, ceux qui sont censés l’informer, n’avaient pas vu venir tout cela. C’est un premier point qui est important.

L’Eclaireur - C’est extrêmement grave. Nos services de renseignement sont ce qu’ils sont mais ils sont de tout de même excellents. Que les spécialistes à la DGSE ou chez Tracfin ne l’avaient pas perçu cela alors que c’était évident…

Jacques Sapir - Il y a deux explications possibles, et je vous le dis pour avoir été consultant pour le ministère de la Défense de la fin des années 1980 jusqu’au début des années 2000.

La première explication est qu’ils n’ont pas le personnel nécessaire. Ils ont des personnes qui peuvent travailler sur les modes de financement du terrorisme islamiste etc, mais qui n’ont pas considéré ce qui se passait en Russie, en Chine et ailleurs, en matière de coopération monétaire et financière. Ce que je n’exclue pas, tout simplement parce que la DGSE et d’autres travaillent sous contraintes financières et sont obligés de fixer des priorités à leurs actions. Et jusqu’à il y un an la priorité était le terrorisme islamiste.

Le deuxième explication est que même s’ils ont eu l’information, elle n’a sans doute pas percolé. Je pourrais vous donner des dizaines d’exemples où de tels renseignements sont connus des agences de renseignement ou des agences de sécurité financière comme Tracfin. Mais comme on ne leur demande pas, ces agences ne le disent pas.

Globalement, il y a eu une forme de méconnaissance extrêmement importante des personnes autour du ministre mais aussi à la Banque de France.

Ce qui est intéressant, c’est que le système mis en place par les Russes fonctionne, et il fonctionne bien à partir de mars 2022. D’autres pays, en particulier des pays du Golfe - Arabie Saoudite, Qatar, Emirats Arabes Unis - se sont dit que ce qui est fait par la Russie et la Chine fait sens pour eux. Le dollar est très utilisé dans les transactions pétrolières et gazières comme unité de compte. C’est à dire que les prix sont établis en dollars et comme monnaie de règlement, même si l’Arabie Saoudite a commencé à accepter d’autres monnaies, l’euro par exemple, depuis pratiquement une dizaine d’années. Il se sont dits qu’il fallait qu’ils se protègent contre des mesures qui pourraient être prises par les Etats-Unis au nom des lois extraterritoriales.

L’Eclaireur - D’autant que les relations de l’Arabie Saoudite avec les USA depuis l’élection de Biden ne ressemblent pas tout à fait la lune de miel !

Jacques Sapir - Tout fait, il y avait des problèmes politiques évidents. Donc, ce qu’ont voulu faire ces pays - et ils ont été suivis par d’autres, l’Indonésie et la Malaisie en particulier - c’est chercher des instruments alternatifs au dollar. Ces instruments ce sont révélés multiples. Dans certains cas, on a utilisé le yuan, dans d’autres la roupie indienne. On va utiliser le rial saoudien aussi. Cela implique de monter des chambres de compensations qui soient capables de fonctionner. Et cela n’a été possible que parce que de l’avance avait été prise par les Russes et les Chinois dans le montage de ces chambres de compensation.

L’Eclaireur - Ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que l’infrastructure pré-existait, qu’elle avait été construite par les Russes et les Chinois qui avaient prévu la montée en charge suffisante non seulement à la situation actuelle mais également à son évolution à deux ou trois ans ?

Jacques Sapir - Exactement. Mais il faut faire attention. Je pense que les Russes eux-mêmes ont été surpris par la montée en charge de ces infrastructures. Quand j’en avais discuté avec une personne de la Banque centrale de Russie en mai 2022, elle m’avait dit : “évidement nous allons développer le marché du yuan convertible à Moscou; il devrait atteindre 10 à 12 %”. Donc tripler ou quadrupler le niveau initial. En réalité, il a atteint 26 % ! On est très au delà des prévisions qui avaient été faites.

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