Ô biodiversité, suspends ton vol !
En Savoie, la justice dégomme le préfet après l'abattage de plusieurs dizaines de grands cormorans. Une énième fois. Sur fond de COP15 sans cesse reportée la biodiversité continue de perdre des plumes
Quatre-vingt huit grands cormorans abattus pour rien. Début avril, le tribunal administratif de Grenoble a mis un coup d’arrêt aux velléités du préfet de Savoie. Celui-ci avait lors de la saison 2019-2020 ordonné l’abattage de ces grands oiseaux qui ont la fâcheuse idée de venir se nourrir de poissons potentiellement menacés et, surtout, d’aller marcher sur les plates-bandes des pêcheurs. A la barre, le représentant de l’Etat dans le département s’est sèchement fait renvoyer dans les cordes.
« Le préfet ne fournit ni dans l’arrêté contesté ni dans ses écritures d’éléments de nature à démontrer que le prélèvement par tirs des grands cormorans qu’il a autorisé à hauteur de 88, soit le quota maximal fixé par l’arrêté ministériel du 27 août 2019, permettrait de maintenir la population de cette espèce dans un état de conservation favorable alors que le recensement national des grands cormorans hivernant en France fait état d’un effectif en baisse en Savoie de 392 en 2015 à 313 en 2018 », pointe le juge administratif.
Du reste, le préfet se gardait bien dans son arrêté d’identifier les poissons menacés, se contentant de fournir des photos de poissons blessés. Sur quelles bases le représentant de l’Etat dans le département a-t-il estimé que le coût financier du grand cormoran peut être évalué entre 458 000 euros et 642 000 euros ? On n’en saura rien.
Si telle décision préfectorale nous fait bondir, c’est qu’elle a fâcheuse tendance à se répéter. En Savoie, mais pas seulement, les tirs de cormorans sont légions. Et les décisions de justice presque tout autant. En trois ans, la Ligue de protection des oiseaux (LPO), l’association d’Allain Bougrain-Dubourg, a ainsi remporté quinze procès.
Dans le Loir et Cher, la Haute-Loire (par deux fois), l’Oise, l’Aveyron, la Corrèze, le Doubs, l’Eure, l’Eure et Loire, le Lot et Garonne, la Nièvre, les Pyrénées Orientales, le Tarn et le Vaucluse, la justice a à chaque fois donné raison à la LPO. Et ce n’est pas fini. Dans les Alpes Maritimes, les Côtes d’Armor, le Finistère, le Nord et les Pyrénées Atlantiques, la justice doit aussi se prononcer.
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En France, qui a semble-t-il aussi quelque mal avec la directive européenne Oiseaux, la protection de la biodiversité se fait encore beaucoup devant les tribunaux. Qu’on se remémore la chasse à la glu, jugée illégale par le Conseil d’Etat, ou les multiples décisions de justice concernant le lagopède alpin ou le grand tétras.
Victoire ? Pas vraiment. Car, en Savoie pour ne citer que ce département, les dégâts sur les populations de poissons ne sont pas le seul fait du grand cormoran. Au 19e et 20e siècles, les travaux d’endiguement, le développement massif de la chimie lourde puis la construction de grands barrages hydroélectriques en montagne puis en plaine n’ont pas été sans impacts sur la faune des cours d’eau.
« Les populations de poissons ont également subi la destruction des zones humides, la multiplication des obstacles aux déplacements et à l’accès aux frayères, diverses pollutions, les extractions de granulats dans le lit des cours d’eau, les lâchers massifs de poissons d’élevage, qui ont conduit la truite commune, souche méditerranéenne, au statut d’espèce en danger critique d’extinction », détaille la LPO.
« Les seuls moyens efficaces pour retrouver des populations de poissons en bon état de conservation passent par la restauration des habitats et la maîtrise des pollutions ». Ce qui est semble-t-il un tantinet compliqué à comparer à tirer quelques cormorans de ci-de là.
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Car, à l’aulne des nombreux rapports alertant sur le déclin de la biodiversité – “Un taux d’extinction des espèces sans précédent et qui s’accélère” alerte la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques – il ne suffit pas de décréter qu’il faut encore plus protéger. De s’engager à protéger au moins 30 % du territoire, dont 10 % sous « protection forte 1» – contre 1,8 % aujourd’hui – comme le stipule un décret publié le 12 avril… si les conditions et les modalités de cette protection ne sont pas à la hauteur.
En septembre 2021, alors que la France annonçait cinq nouvelles aires protégées, un rapport d’information du Sénat était pour le moins dubitatif. « Les objectifs de la stratégie pour les aires protégées 2030 ont été fixés sans réflexion préalable sur les besoins financiers nécessaires pour les atteindre », pointait Christine Lavarde, sénatrice Les Républicains des Hauts de Seine.
Encore faudrait-il que cette stratégie de protection atteigne ses objectifs. Dans un rapport publié en mars sous la houlette du programme de recherche bioDISCOVERY et du groupe sur l’observation de la Terre – Réseau d’observation de la biodiversité (GEO BON), une cinquantaine d’experts en doutent. Et mettent en garde contre les risques qu’il y a à constituer des ilots de biodiversité.
« Si on préserve 30 % de la superficie et qu’on ignore tout le reste de la planète, la biodiversité va continuer à se dégrader dans les paysages urbains et agricoles, par exemple », expliquait Andrew Gonzalez, coprésident de GEO BON dans L’Actualité.
« On ne peut pas atteindre nos cibles à long terme uniquement en créant des aires protégées. Il faut entre autres s’intéresser aux causes sous-jacentes des menaces à la biodiversité, comme notre système économique et notre manière d’exploiter les écosystèmes. »
Une étude parue dans la revue Nature le 20 avril sur la base des populations d’oiseaux des zones humides de 1 506 aires protégées à travers le monde, vient elle aussi doucher l’apparent consensus. « Les appels à conserver 30 % de la surface de la Terre d'ici 2030 s'accélèrent, mais nous montrons que la protection seule ne garantit pas de bons résultats en matière de biodiversité », souligne l’étude.
« Nous savons que les aires protégées peuvent empêcher la perte d'habitat, en particulier en termes d'arrêt de la déforestation », souligne l'auteur principal de l’étude, le Dr Hannah Wauchope du Centre d'écologie et de conservation de l'Université d'Exeter dans The Guardian.
« Cependant, nous comprenons beaucoup moins comment les aires protégées aident la faune. Notre étude montre que, si de nombreuses aires protégées fonctionnent bien, beaucoup d'autres n'ont pas d'effet positif. Nous devons nous concentrer davantage sur la bonne gestion des zones au profit de la biodiversité ».
Faudrait-il encore véritablement en parler et en débattre. Et en faire une priorité. A voir le nouveau report de la COP 15, non pas celle consacrée aux changement climatique mais à la biodiversité et dont personne ne parle, on se dit que c’est pas gagné. Cette conférence des parties aurait dû se dérouler à Kunming en Chine fin avril-début mai. Après avoir été reportée deux fois pour cause de Covid. A ce jour, aucune nouvelle date n’a officiellement été fixée.
Les zones en protection forte regroupent les cœurs de parcs nationaux, les réserves naturelles ou les réserves biologiques en forêt déjà existants. Les activités humaines y sont autorisées à condition d'avoir le moins d'impact possible.