"On veut changer la loi après chaque fait divers"
Pour l'ancien magistrat Jacques Dallest, toutes les mesures annoncées ou préconisées suite au meurtre de Philippine ne sont que coups de menton et postures politiques.
Juge d'instruction puis procureur de la République, Jacques Dallest a notamment traité l'affaire Maëlys quand il officiait comme procureur général à la cour d’appel de Grenoble. Aujourd’hui à la retraite, l’ancien magistrat qui intervient désormais à l'Ecole nationale supérieure de police revient pour L’Eclaireur sur l’affaire Philippine. Sur la chaîne de décision, judiciaire comme politique. Sur des gouvernements sommés d’agir sous contraintes – et aussi pour se protéger – condamnés à multiplier les coups de menton sans jamais prendre le taureau par les cornes.
Dans l’affaire Philippine, il aurait mieux fallu regarder la nature des faits pour lesquels le jeune Marocain avait été précédemment condamné, nous dit Jacques Dallest. “On lui reprochait un crime sexuel, un viol. Moi j'appelle cela un viol de prédation. Et là, il y a un vrai danger de récidive”.
A lire également : Jacques Dallest : " Si on met de l’autorité publique partout, c’est le début du totalitarisme"
L’Eclaireur - Qu’est ce qui a dysfonctionné dans l’affaire Philippine tout au long de la chaine de décision, politique et judiciaire ? On a vu que dans son ordonnance, le juge de la détention et des libertés avait mis en garde contre le risque de réitération si le meurtrier présumé était remis en liberté. Comment comprendre alors qu’il ait été libéré de rétention ? Quelle est la marge de manœuvre du juge, et notamment au regard de la loi car il y a une loi qui encadre tout cela…
Jacques Dallest - Oui, d’ailleurs, on parle de modifier cette loi sur la rétention des étrangers. Le maximum, c’est 90 jours. Bruno Retailleau parle de tendre à 210 jours, notamment pour les crimes sexuels. Sept mois 1.
Cette affaire me renvoie à une expérience professionnelle… Quand on avait un crime conjugal, un homme qui tue sa femme par exemple, on redoutait de connaître le profil de l'auteur. On craignait que, pour peu que le type ait déjà été condamné, qu'il ait eu un contrôle judiciaire, qu'il ait mal été suivi, qu’une peine ait été mal exécutée, tout le monde nous tombe dessus.
C'est arrivé avec ce Marocain, qui avait déjà commis un acte similaire et qui a été remis en liberté. Si quelqu'un qui est arrêté pour la première fois, qui n’a pas d'antécédent, c'est indétectable, imprévisible. Mais là, il y avait des éléments. Dès lors, on sait très bien que l’on va tout de suite incriminer la justice, dire que la justice est laxiste, etc.
Il faut dire qu’en France, on a un arsenal législatif très complexe, qui d'ailleurs se complexifie d'année en année, parce qu'on veut changer la loi après chaque fait divers. On mêle à la fois différentes autorités, judiciaires et administratives, surtout quand un étranger est en cause, avec des procédures qui s'emboîtent les unes dans les autres, des problèmes de communication entre les uns et les autres.
Dans l’affaire Philippine, on a un jeune Marocain qui a été condamné à sept ans de prison à la cour d’assises des mineurs. Il en a fait cinq, ce qui est à peu près normal parce qu'il y a un droit à réduction de peine.
Mais, ce qui est anormal, c’est qu’il existe une circulaire du ministère de l'Intérieur de 2017. Laquelle précise qu'il faut une articulation entre la Justice et l'Intérieur pour que les étrangers détenus faisant l'objet d'une expulsion après leur procès, afin de préparer, pendant l'exécution de leur peine, cette expulsion.
Je n'ai pas trop compris pourquoi, alors qu'il est quand même resté détenu cinq ans, dans l'année précédant sa fin de peine, il n'y a pas eu la mise en place d'un processus entre le juge de l'application des peines et la préfecture de son lieu de détention pour organiser sa reconduite à la frontière. On a un individu qui est incarcéré, donc qu’on a sous la main. Ce n'est pas comme quelqu'un qui est condamné à de la prison avec sursis, qui est chez lui et libre de ses mouvements.
Là il est détenu. Là, on aurait dû organiser son expulsion dans l'année qui précède sa sortie. Car il faut une décision préfectorale mais aussi, ensuite, un laisser-passer consulaire. Il faut que l'État d'origine reconnaisse l’intéressé comme étant son ressortissant. Parce que vous savez qu'il y a des faux Marocains, des faux Tunisiens, des faux Libyens… Or certains pays sont réticents à reprendre leurs ressortissant. Et donc, ça prend forcément du temps.
Dans ce cas-là, comme on a attendu sa fin de peine pour ensuite le mettre en centre de rétention, on s’est retrouvé face à un compte à rebours puisqu'il ne pouvait pas y rester plus de trois mois. Ça a été trop court. Et le juge de la liberté et des détentions s’est retrouvé un peu coincé vers la fin…
L’Eclaireur - Le juge ne pouvait pas prolonger davantage ?
Jacques Dallest - Il aurait pu. Mais il n'est pas du tout certain que le laisser-passer consulaire serait arrivé après l'expiration des 90 jours. Il restait, je crois, 15 jours de prolongation. Donc, quoi qu'il en soit, à un moment, il aurait fallu le remettre en liberté. Et il n'est pas du tout acquis que le Maroc ait accordé un laisser-passer.
Le juge, lui, ne pouvait pas raisonner en regardant les faits commis, mais seulement la situation de l'étranger dans le centre de rétention qui peut justifier une prolongation.
L’Eclaireur - C'est une évaluation sur son comportement, non pas au regard de ce qu'il a fait en fait…
Jacques Dallest - Oui, et de toute façon, c'était maximum 90 jours. Donc il y a un moment, c'était un peu l'affolement. Il aurait fallu qu'il y ait une liaison entre le ministère de la Justice, le ministère de l’Intérieur, la pénitentiaire etc dans l'année qui précède ou dans les six mois qui précédaient sa sortie alors qu'il était détenu, pour organiser son expulsion.
On aurait dû également un peu plus se pencher sur la nature des faits pour lesquels cet homme avait été condamné. Parce ce que ça aurait été, comme souvent, un trafic de drogue, un vol, de la délinquance ordinaire... On sait très bien que ces gars-là, on les met dehors… Et puis, ils peuvent d'ailleurs revenir en clandestin. Là aussi, le jeune, s'il avait été expulsé au Maroc, qui l'aurait empêché de revenir clandestinement un an, deux ans après ? Personne. Et ça arrive régulièrement. On n'interdira jamais à un étranger expulsé de revenir, de façon clandestine encore une fois.
C'est tout le problème de ces mouvements de migrants. Certains ont bien compris qu'il valait mieux vivre dans les pays européens que rester dans leur pays à rien faire.
L’Eclaireur - Une mesure d'expulsion n’est pas toujours suivie d’une mesure d'interdiction de territoire…
Jacques Dallest - Est-ce qu'il a été condamné à une interdiction du territoire français quand il a été jugé par la Cour d'assises ? Il ne me semble pas. Mais même une interdiction ne vous empêche pas de revenir en clandestin. Evidemment, sa situation sera plus précaire, parce que s'il se fait contrôler dans la rue et qu'il est sous le coup d’une interdiction du territoire, il viole une interdiction et commet un délit.
Donc, il n'y aura jamais d'étanchéité absolue puisque même si on expulse un étranger, il peut revenir. Et on le voit régulièrement.
Il y a à la fois ce problème-là, qui est de savoir comment assurer une expulsion définitive de ces individus qui une fois qu’ils sont dans leur pays ne sont pas du tout suivis… Et puis, il y a un autre aspect : celui de la nature des faits puisqu'on lui reprochait un crime sexuel, un viol. Moi j'appelle cela un viol de prédation. Ce n’est pas un viol dans une soirée qui dégénère entre copains, copines. Là, c'est le type qui s'en prend à une femme lambda, dans une forêt ou ailleurs.
Là, il y a un vrai danger de récidive.
Ça peut donner des tueurs en série. C'est le cas de Fourniret, de Guy Georges et plein d'autres. C'est plus fort qu'eux. Là, il y a un vrai danger. Là, la nature des faits aurait peut-être exigé justement qu'on prenne plus de précautions. Vu les faits qu'on lui reproche, ce type est peut-être soumis à des pulsions, il peut recommencer. Donc, il faut prendre des mesures absolument drastiques. Vous allez voir qu'il y aura encore une loi sur les crimes sexuels, avec un régime procédural spécifique à ce type d'infraction.
Il y a un moment où il faut quand même regarder pour quels faits le gars est détenu. Si c'est pour trafic de drogue, il y a des grandes chances qu'il recommence. Mais c'est quand même moins grave que s'il recommence à tuer quelqu'un ou à violer quelqu'un, objectivement.
Il y a beaucoup récidivistes. Pourquoi les prisons sont pleines aujourd'hui ? On n'est pas loin de 80 000 détenus. Il y a les détenus pour trafic de drogue puisqu'on fait quand même la chasse aux dealers. Les détenus pour des violences, et notamment les violences conjugales. Mais il y a aussi beaucoup de détenus qui ont déjà été condamnés par le passé, qui sont des récidivistes.
Ce n'est pas forcément que la justice est plus sévère, même si ça peut être le cas pour les violences conjugales, mais à partir du moment où vous jugez un type qui a déjà été condamné trois, quatre, cinq fois, il y a des chances qu'il retourne en prison. On ne va pas lui tenir un discours, “monsieur, c'est la dernière fois…”
C'est tout le problème de la prévention de la récidive. C'est un sujet qu'on n'arrive pas à traiter.
L’Eclaireur - Quelles sont les mesures qui sont mises en place pour la prévention de la récidive, notamment dans ce cas de figure ?
Jacques Dallest - Je suppose qu'il a dû rencontrer un psychologue en prison, il a dû être suivi bien sûr, mais cela ne suffira jamais. En France, on dispose pour ceux qui sortent de prison du suivi socio-judiciaire.
On condamne quelqu'un, mettons à dix ans de prison, et à l'issue de cette peine, il va être suivi pendant un an, deux ans, quatre ans par ce qu'on appelle le SPIP, le service pénitentiaire d'insertion et de probation, des éducateurs de justice qui sont là pour l’encadrer à sa sortie de prison.
Mais ce dispositif est valable pour ceux qui restent sur le territoire français. Qui vont être suivis par ces fonctionnaires. Si le type part à l’ étranger, ce n'est pas possible. Il y aura toujours ce risque avec les étrangers qui commettent des actes graves. S'ils sont expulsés, il n'y a plus de suivi. Le suivi ne s'applique encore une fois qu'aux Français.
En prison, ce sont des entretiens avec des psychologues, éventuellement des cures de désintoxication. C'est assez limité. La prison, c'est un cadre contenant, donc évidemment, c'est facile... Une fois que le type est dehors, c'est plus problématique. Sans emploi, sans domicile... On a des dispositifs d'encadrement, comme les bracelets électroniques, mais qui s'appliqueront pour ceux qui restent sur le territoire français. Encore une fois, avec un étranger, vous êtes embêtés. Vous voulez qu'il quitte le territoire et ce n'est pas le pays d'accueil qui va prendre ces mesures.
Et on n'est pas sûr que le gars, encore une fois s'il revient clandestinement, ne recommence pas.
L’Eclaireur - D’où la question, centrale, des OQTF. Ce n’est pas la première fois que l’on découvre que des OQTF ne sont pas exécutées. C’est à chaque fois un manque de coordination en France ou/et un manque de collaboration ?
Jacques Dallest - C’est le cas de ceux qui ont fait de la prison avant, ce qui n’est pas le cas de toutes les OQTF. Il y a des gens qui ne sont pas incarcérés. Si la peine de prison est courte, exécuter l’OQTF ne sera pas simple. Mais si cela dure un peu, il faut anticiper la sortie, tout simplement. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le pays d'accueil le reprendra. L'Algérie, la Tunisie, le Maroc, j’ai des doutes.
Donc on est coincés. On fait quoi ? J'entendais Bruno Retailleau dire qu'il fallait expulser vers un pays tiers. Quel pays tiers ? On ne va pas le larguer en parachute ! Il faut aussi qu'il délivre un laisser-passer consulaire. Je pense qu'il y a beaucoup de pays tiers qui n'ont pas envie de reprendre leur repris de justice.
La solution n'est pas simple.
C’est toujours l'idée qu'il faut absolument empêcher le passage à l'acte. Mais il n’existe pas de protection absolue dès lors que les individus sont libres. Peut-être qu'un jour, on aura un système de GPS, de drone immédiat au-dessus des têtes… Et même là, le temps que ça réagisse, un individu aura le temps de se jeter sur quelqu'un, de le tuer.
L’Eclaireur - Le traçage, on y arrive tout doucement…
Jacques Dallest - Aujourd'hui, on est tracé, vous et moi, alors qu'on ne l'était pas il y a quarante ans ans. Carte bancaire, téléphone, Internet, etc. L'évolution technologique, qui apporte beaucoup de bien mais aussi du mal, c’est un sujet de société. Pas un sujet de justice ou de police.
Ces dernières années, c’est toujours l'illusion de croire que chaque fois qu'il y a un drame, c'est qu'il y a une faille, un dysfonctionnement, une erreur. Ça peut être le cas, il peut y avoir des erreurs mais on est dans des appréciations humaines. Quand un type sort de prison, qu’il a purgé sa peine, on ne va pas non plus le garder détenu cinquante ans… Tous les jours sortent de prison en France, des malfaiteurs, des délinquants, des criminels… La plupart du temps, ça se passe bien.
Quand il y a une remise en liberté, légale, que demande d’ailleurs la pénitentiaire pour vider un peu les prisons, il y a un risque. Mais vous n'êtes jamais sûr qu'un individu qui a fait de la prison pour conduite en état alcoolique, pour cambriolage, pour trafic ne recommence pas. Personne ne pourra vous l'assurer. Même s’il est suivi.
Par contre, il faut traiter spécifiquement les criminels sexuels, les criminels de violence, les prédateurs, parce que ceux-là ont un profil très particulier de grande dangerosité.
L’Eclaireur - Est-ce qu'il faut revoir le système des remises de peine pour cette catégorie de criminels ?
Jacques Dallest - Ça va être le cas. On va dire pour tel délit, pour tel crime, il n’y a plus de remise de peine… mais si vous en discutez avec les surveillants pénitentiaires, eux vous disent qu’ils ont besoin d’avoir des soupapes de sécurité, de l’espoir pour les détenus qui savent qu'à un moment, ils pourront sortir plus tôt que prévu. Dans la plupart des pays du monde, il y a des libérations anticipées pour tenir les gens dans le calme.
C'est toujours pareil. Arriver à concilier à la fois la protection de la société, les droits individuels, le droit à la réinsertion, la protection des victimes… C'est un peu la quadrature du cercle.
Sauf à rétablir la peine de mort, sauf à mettre en prison à vie tous ces délinquants. Si on gardait en prison tout le monde, il y aurait peut-être 300 000 détenus en France.
Alors la loi est modifiée régulièrement. J'ai connu des dizaines de lois qui chaque fois vont plutôt dans un sens de fermeté. Quelquefois, avec les alternances droite-gauche, on revient un peu en arrière quand la gauche est au pouvoir. On re-muscle quand la droite est au pouvoir. Mais finalement, la délinquance n'a pas d'idéologie. Elle n'est ni de droite ni de gauche.
Donc, à un moment ou à un autre, qu'est-ce que fait une société pour se protéger ? Il y a des mesures de prévention qui seront toujours incertaines. On le voit avec les terroristes. Là aussi, si demain, il y a un type qui va poignarder deux personnes, trois personnes dans la rue en criant “Allahou Akbar”, est-ce que c'est un type qui aura déjà été signalisé auparavant, sans passer à l'acte ? Vous avez un couteau chez vous, vous pouvez tuer qui vous voulez. Il n'y a pas d'armes interdites.
Nordahl Lelandais était un type plutôt bien inséré. Qu’il commette un double crime, rien ne pouvait le laisser présager. Qu'est-ce que vous faites avec ça ?Ce n'est pas un type qui sortait de prison, qui avait un bracelet, qui avait été condamné pour viol...
On est à une époque où on ne supporte plus des actes graves, comme des milliers se sont produits par le passé, et même plus qu'aujourd'hui d'ailleurs, proportionnellement. Et il y a une exacerbation, une intensification avec les réseaux sociaux, avec les chaînes d'info continue. Et ça flatte, encore une fois, des sentiments de base, d'indignation. On parle au ventre des gens et on ne parle pas au cerveau, d'une certaine manière.
L’Eclaireur - Cela a toujours existé ! Ces discussions “de comptoir”, on les rencontrait dans les bars. C’était le lieu de l’expression populaire où il y avait sans mauvais jeu de mots, à boire et à manger. Les réseaux sociaux c’est la même chose, même si en démultiplié…
Jacques Dallest - Oui. Et on peut penser que cet accès à l'expression publique, puisque n'importe qui peut de son ordinateur crier à la face du monde son indignation, libère les instincts, parfois les bas instincts, et peut inciter certains à agir. C’est une forme de démocratisation absolue de l'expression. La bonne, mais aussi la très malsaine. Et ça peut libérer des instincts. Je pense que ça contribue aussi à la fois peut-être à des passages à l'acte. Et puis, c'est très anxiogène.
Avant, c'était difficile. Pour pouvoir s’exprimer, il fallait trouver une télé, un journal. Aujourd'hui, vous êtes chez vous et vous criez à la face du monde tout ce que vous voulez. On voit les influenceurs, souvent des grands débiles qui se croient importants, qui vont dire n'importe quoi.
Au final, on trouve que la justice est trop laxiste pour les autres, mais trop sévère pour soi-même. Ça m'a toujours amusé ça. je ne pense pas que Marine Le Pen va pas hurler à la justice laxiste vis-à-vis d'elle, qui est en ce moment en procès pour le financement de son parti. Elle préférait une justice indulgente, là, à son endroit.
Moi qui ai poursuivi des policiers, des gendarmes pour différents délits – j'ai même poursuivi un préfet de police, un préfet de région en Corse – une fois qu'ils étaient en cause, ils étaient très contents d'invoquer des erreurs de procédure et d'avoir des droits en leur faveur. Droits qu'ils voulaient contester aux délinquants..
Il y a des règles qui, encore une fois, s'appliquent à tous. Les hommes politiques devraient être bien inspirés de bien les respecter. Comptez combien d'hommes politiques n'ont pas été mis en cause pénalement ces quarante dernières années. Il n'y en a pas beaucoup. Même des anciens présidents de la République. Et là encore, ce ne sont pas les derniers à essayer de faire annuler leurs procédures, à espérer une justice indulgente.
Donc c'est un jeu très variable. Et les gouvernements qui se succèdent sont pris là-dedans depuis cinquante ans, en fait.
L’Eclaireur - Faut-il encore revenir sur le système de remise de peine qui, si je ne me trompe pas, a été modifié en 2023 pour être moins automatique ?
Jacques Dallest - Les réductions sont moins automatiques maintenant qu'à une période, mais elles existent toujours. Tout détenu peut bénéficier d'une réduction de peine en fonction du nombre d'années, ou de mois, qu'il a purgées. Mais les conditions se sont renforcées. Il y a moins d'automaticité qu'à une période. Un jour, on durcit, un jour, on allège la réduction de peine. Gouvernement de droite, gouvernement de gauche. Et généralement, c'est souvent à la faveur d'un fait divers. Vous allez voir qu'on va reparler des réductions de peine.
L’Eclaireur - Je crois que Michel Barnier l'a dit dans son discours de la déclaration de politique générale…
Jacques Dallest - Le gouvernement est obligé d'afficher des mesures. Mais imaginez que le jeune Marocain ait purgé l'intégralité de sa peine, c'est-à-dire sept ans. Effectivement, la petite Philippine serait sans doute toujours vivante, mais rien ne dit qu'à sa sortie de prison, il n'agresse pas une autre femme. Alors il aurait fallu quoi ? Le condamner à trente ans ?
On retombe toujours après dans une espèce de surenchère répressive, comme si des gens condamnés à une peine devraient être éternellement en prison pour ne pas recommencer. Oui, c'est la seule garantie qu'un individu ne recommence pas… Soit on lui coupe la tête, soit on le garde à vie en prison ?
Donc c'est toujours l'éternel débat, entre protection de la société, libertés individuelles, réinsertion du détenu… Car on vous dira aussi que ces gens-là ont vocation à se réinsérer. Que si on les garde trop longtemps détenus, vous les désinsérez. Et qu'à un moment, il vaut mieux faire de la pédagogie, de la formation. Sauf qu’aujourd'hui, on est à l'époque des tentations, de l'argent facile, de la drogue, des trafics...
Mais des déséquilibrés, il y en a toujours eu. Il ne faut pas penser qu'il y a plus de violeurs, d'assassins aujourd'hui qu'il y a vingt ou cinquante ans. C’est faux. On en parlait juste moins. Il y a 40 ans, il y avait des tueries, des choses effroyables. Si elles avaient lieu aujourd'hui, cela ferait bouger plus d'un ministre de l'Intérieur. Aujourd'hui, il n'a plus trop d'assassins de masse, comme ce fut le cas dans les années 80. Rappelez-vous Christian Dornier, un type qui en Haute-Saône, a tué 14 personnes dans un village. Un fou. Il est toujours en psy. Il y a eu aussi l'affaire de Nanterre, Richard Durn, qui a tué une dizaine de conseillers municipaux.
Imaginez que ça se produise aujourd'hui.
On est dans une situation où il n'y a pas de solution absolue, de protection absolue. Il n'y a pas de certitude, d’un empêchement de passage à l'acte. Il faut l'accepter. Malheureusement, un crime a été commis, et il y en aura d'autres, Des enlèvements d'enfants, des meurtres d'enfants. Il y a eu la petite Lola, la petite Maëlys, la petite Philippine, Victorine, dont on va juger l'auteur bientôt, etc. Et il y en aura d'autres. Mais si on le dit, on a l'impression qu'on est cynique, qu'on est irresponsable. Et pourtant, c'est la réalité humaine.
Et le pouvoir en place est sommé d'agir. Des lois sur l'immigration légale, il y en a eu au moins trente ces quarante dernières années, des lois sur la prison, la liberté énormément aussi. On a fait beaucoup de lois sur le crime sexuel, la prescription des viols, etc. Et finalement, il y en a toujours.
On a essayé d’agir sur la prostitution, elle existe toujours. L'usage de drogue existe toujours, la consommation d'alcool aussi … C'est une illusion de croire que l'affichage d'une loi qui pose des interdits va empêcher le phénomène.
C'est le propre de la vie en société et d'une vie de liberté. Si on était dans une société à la nord-coréenne, où tout le monde est fliqué et surveillé, il y en aurait peut-être moins. Mais je pense que tout le monde tient à cette société de liberté.
Vous aurez toujours des clochards, des malades mentaux, des marginaux dans une société, des gens qui ne sont pas dans les cadres de la société. Vous allez voir, l'hiver prochain, on va encore, comme chaque année, parler des SDF qui ont froid. Et bien, je trouve logique qu'il y ait des SDF qui meurent de froid. Pourquoi ? Parce que malgré les foyers, il y en aura toujours qui refuseront d'y aller.
Et on ne peut pas les obliger. C'est aussi une manifestation de liberté. Si quelqu'un refuse d'être dans une structure fermée, s’il ne nuit pas aux autres, c'est sa liberté. Ça ne me choque pas que des gens meurent de froid… du moment qu'on leur a proposé une alternative, et il y a beaucoup de structures humanitaires.
Et puis, il y a un vrai problème d'insuffisance de places de prison. Il y a 68 millions d'habitants et, quoi, 60 000 places de prison. C’est insuffisant. Et c'est toujours le même débat. Certains vous diront que plus vous construisez de prisons, plus vous incarcérez. Il y aura toujours ce débat entre les anciens et les modernes, entre réacs et les progressistes, etc.
Encore une fois, quand vous regardez statistiquement le nombre de crimes, il n'y a pas une explosion, pas du tout. On est à peu près à 1 000 meurtres par an. Il y a une légère augmentation ces dernières années, dûe à des règlements de comptes qui sont plus nombreux qu'avant.
Mais dans les années 90, 1 400 meurtres étaient enregistrés. Donc vous voyez, on baisse sensiblement alors que la population a augmenté. Ce qui prouve qu'il y a moins de violences criminelles. Mais comme il y en a moins, on supporte moins ces choses-là.
Et si vous allez au Mexique, en Amérique centrale où les meurtres sont quotidiens, les gens s'en moquent. Moins il y a de faits, moins on les tolère. C'est assez compréhensible. Mais si vous opposez des chiffres à une émotion, vous êtes inaudibles.
En Amérique du Sud, au Honduras je crois, le régime carcéral est extrêmement dur. C'est aussi fait pour dissuader de récidiver. C'est aussi une option qu'on voit dans certains pays extrêmement sévères. Nous, ce n'est pas le cas parce qu'il y aura toujours les droits, etc. Et en France, on veut ménager la chèvre et le chou.
Donc après, c'est une option sociétale. Est-ce que le régime accepte de revenir en arrière avec des conditions effroyables d'incarcération ?
L’Eclaireur - Il y a des règles supranationales qui s'appliquent, cour européenne des droits de l’Homme, cour de justice de l’union européenne sans parler de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale…
Jacques Dallest - Oui, vous ne pouvez pas imposer ce que font les Américains du Sud. On est pris entre ces contraintes. On a droit à des mouvements de menton stupides. On va changer le droit, on va changer la loi.
Oui, vous pouvez changer la loi, mais vous devrez respecter le cadre international. Sauf à vous mettre au banc de l'Europe en disant qu'on répudie la Convention européenne. C'est un peu un problème quand vous êtes un pays européen parce qu'il peut y avoir des rétorsions contre vous.
Quand on est dans une démocratie, une démocratie judiciaire, il y a forcément des points de faiblesse que n'auront jamais des dictatures qui, elles, s'en foutent des droits individuels. Une démocratie doit en respecter un certain nombre.
La vie en prison est beaucoup plus facile aujourd'hui qu'il y a 60 ans ou 80 ans. Il y a une vie carcérale. Est-ce qu'on doit revenir en arrière ? Personne ne le fera. Donc tout le reste, ce sont des mouvements de menton pour faire peur. Aucun ministre de l'Intérieur n'a réussi à résoudre les problèmes avec des paroles martiales parce que, derrière, ce sont des sujets de société qui dépassent l'initiative de l'Intérieur et l'initiative de la Justice.
L’Eclaireur - Les Pays-Bas qui ferment leurs prisons peuvent-ils être pris pour modèles ? Manifestement, il y a des systèmes qui fonctionnent plutôt bien a priori, et vu de loin…
Jacques Dallest - Les pays du nord de l'Europe sont moins répressifs. Les longues peines ne sont pas aussi longues que chez nous. Socialement, il y a une acceptation de la population à ce qu'on mette en liberté des gens, alors qu'en France, on est plutôt dans un système judéo-chrétien de la punition, du châtiment.
Prenez l'exemple de l'affaire Breivik, cet extrémiste qui a tué 77 jeunes en Norvège. Les Norvégiens n'ont pas changé leur loi après cette affaire. Breivik est détenu dans des conditions confortables, personne ne s'en s'indigne.
En France, qu'est-ce qu'on n'aurait pas dit… Il y a des pays où le collectif est plus fort que chez nous, et qui acceptent des mesures d'aménagement. Il ne faut pas tomber dans le catastrophisme, penser que tout le monde est un assassin, ni dans l'angélisme en pensant que tout individu est réinsérable. Il faut être beaucoup plus nuancé. Et je dis de faire attention au fait pour lequel le type est poursuivi même si encore une fois rien ne vous dit qu'un petit voleur tout bête ne se transforme pas en meurtrier.
Des crimes d'impulsion, il y en a énormément.
Il y aura toujours des crimes familiaux, des crimes passionnels, des crimes conjugaux, des crimes de voisinage, des disputes. Mais l’histoire n’intéresse pas les gens. C’est du passé. C’est nier l’évidence. J'ai gardé précieusement des hors-séries de La Provence. Le journal a publié il y a quelques années des hors-séries sur les faits divers. En 1973, un arabe égorge un chauffeur de bus à Marseille. Imaginez un événement comme ça qui se produit aujourd’hui. Ça s'est produit à Marseille. Et pour peu que l'arabe en question soit en situation irrégulière...
Des événements comme ça, il y en a beaucoup. Et il y avait peu de réactions, enfin pas autant qu’aujourd'hui. Aujourd'hui, vous avez CNews, BFMTV et LCI qui tournent en boucle du matin au soir. Et si vous arrivez sur un plateau en disant qu’il y avait bien pire avant, vous êtes inaudible. Ce n’est pas le discours que les médias veulent entendre, puisqu'ils se nourrissent essentiellement de ça.
L’Eclaireur - Mais le politique, lui, devrait se dégager de ces réactions épidermiques et émotionnelles justement. C’est là son rôle essentiel, son essence…
Jacques Dallest - Surtout le ministre de l'Intérieur, qui est obligé d'afficher une posture de fermeté, de protection… Qui lui peut donner des instructions aux policiers et aux gendarmes. Ce que ne peut pas faire le Garde des Sceaux. Il ne peut pas dire au juge de punir plus. Il peut simplement modifier la loi pour aller dans un sens ou un autre, mais il ne pourra jamais empêcher les droits d'appel… Parce que s'il le faisait, la loi s'appliquerait aussi aux politiques. Il ne faut pas l’oublier. Et ça, ça leur fait peur. Les textes ne sont pas indivisibles. Il n'y a pas une partie du code pénal qui s'applique aux délinquants ordinaires et une partie qui s'applique aux délinquants en col blanc.
L’Eclaireur - Oui, bon, on a quand même la Cour de la République pour les ministres…
Jacques Dallest - Le politique est le premier à découvrir que la loi qu'il a votée dix ans auparavant, peut s'appliquer à lui. C'est ça qu'il ne faut pas oublier.
L’Eclaireur - Alors la solution est où ? Dans davantage de policiers sur le terrain ?
Jacques Dallest - Non. Non plus. Même pas. Regardez le bois de Boulogne. Est-ce que vous imaginez mettre des policiers en permanence toute la journée, sachant qu'il y a des problèmes de violences dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les transports en commun ? Vous voulez mettre des policiers partout ?
Bien sûr que non.
Les caméras peuvent être utiles, mais là aussi, vous ne pouvez pas en mettre partout. Ça aussi, c'est une illusion de le penser. Vous ne pouvez pas sécuriser les forêts, les bois qui peuvent être plus exposés parce qu'il y a beaucoup moins de monde.
Il faut être le plus pragmatique possible, ce qui n'est pas évident, Et même quand vous changerez la loi, vous n'arriverez jamais à empêcher ce genre de phénomène.
L’Eclaireur - Des voix prônent le retour des peines plancher, supprimées sous François Hollande, pour plus de fermeté mais aussi mieux encadrer l’appréciation du juge. Mesure qui écorne l’individualisation de peines…
Jacques Dallest - L'individualisation de la peine est un grand principe. La peine, vous ne pouvez pas l'appliquer à tous de la même manière. Sinon, pas besoin de juge. Vous mettez un ordinateur qui distribue un tarif que vous déterminez. C'est comme un médecin qui prescrit un médicament, il va moduler en fonction de votre pathologie.
Les peines plancher, elles, ne servaient à rien. En plus, il y avait des possibilités de s'en affranchir.
Dans certains Etats, les Américains avaient instauré qu’au bout de trois condamnations, vous preniez perpétuité, même pour un petit vol. Mais les Américains sont prêts à accepter des choses que nous, on n'accepterait pas. Ce n'est pas la même société. On ne peut pas calquer un modèle sur un autre. Les Américains n'ont pas d'état d'âme comme on en a, nous. En France, on est plus indulgents, sur les outrages et les violences sur les policiers que les Américains par exemple. Peut-être trop indulgents.
Après, ce qu'il faut imaginer, ce sont des alternatives à la prison : le travail d'intérêt général, le bracelet électronique, des dispositifs comme ça… mais qui supposent un suivi. Tout ce qui se fait hors la prison justifie qu'il faut aussi du personnel. Mais en France, on aime bien afficher des peines alternatives, mais sans moyens humains derrière.
Si vous discutez avec le SPIP de Chambéry ou de Grenoble, ils vous diront qu'ils doivent s'occuper de détenus qui sont en prison mais aussi de gens qui ont été libérés de prison ou qui n'ont pas été en prison. Des centaines.
L’Eclaireur - Mais qu'est-ce que ça veut dire, finalement, un manque de moyens ? C'est d’abord un manque de volonté politique, puisque ces moyens et notamment humains, il faut une impulsion politique pour les créer…
Jacques Dallest - Oui, et c'est un coût. Et en France, on veut toujours afficher des beaux dispositifs, mais avec des moyens réduits. Les Américains ont de gros moyens, ils mettent en application. Nous, on créé une structure, un dispositif, puis après, on cherche les moyens. On met la charrue avant les bœufs. C'est toujours un peu facile de changer les textes, sans que le reste suive derrière. Après, on dira que si ça ne marche pas, c'est la faute du personnel, qu’il a mal fait son travail...
C'est comme un enseignant, s'il a une classe de vingt élèves, c'est plus facile que si c'est une classe de trente. Sans compter que, derrière, il y a maintenant la question du contrôle des dépenses publiques…
Tous les pays sont confrontés aux mêmes problèmes. Mais en France, on cherche toujours les responsabilités auprès des institutions. Ce sont eux les fautifs, c'est la justice qui est fautive. Ce n’est pas le Maroc par exemple. C'est ce qu'on a bien vu avec l'affaire Philippine. Il faut trouver un coupable, il faut presque punir le juge. C'est ce que disait Sarkozy, c'est la faute du juge, alors que le juge ne fait qu'appliquer la loi de la République.
Une proposition de loi des Républicains prévoit de porter la durée maximale de rétention des immigrés en situation irrégulière à 135 jours au lieu des 90 prévus actuellement voire à 210 jours "pour un étranger condamné pour un crime".