[ Analyse ] Quand les juges de la Cour suprême américaine récusent le gouvernement des juges
Le projet d'annulation de 'Roe v. Wade', rédigé par un juge de la Cour suprême américaine et qui a fuité dans la presse, traite de choses bien plus fondamentales dans une démocratie que l'avortement.
Depuis plus de cinquante ans, l’avortement est aux USA une foire d’empoigne d’une violence inouïe. Ce débat fracture davantage la société américaine que, par exemple, celui des armes. Peut être plus que celui de la “race”. Même si moins que le débat sur la peine de mort.
L’arrêt de la Cour suprême américaine “Roe v. Wade” de 1973 a posé le droit à l’avortement comme un droit constitutionnel dans la limite de la viabilité du fœtus. C’est cet arrêt que l’actuelle Cour suprême des Etats-Unis va vraisemblablement annuler. Il n’est nulle question de la licéité de l’avortement et encore moins de l’interdire. Il est juste question de la constitutionnalité de l’arrêt Roe v. Wade.
Une fuite d’un projet d’arrêt de la Cour suprême est rarissime. Quand cela arrive, la motivation est toujours politique. Depuis des décennies, démocrates comme républicains utilisent les sujets sociétaux pour réduire le champ du débat politique, afin de passer sous le tapis les “choses sérieuses”, au prétexte que les citoyens ne seraient pas aptes à décider de sujets complexes comme la politique budgétaire, la politique étrangère et de défense, la politique de santé publique etc. Et les élections de mi-mandat se tenant en novembre prochain, cette fuite est une bien mauvaise manière faite aux électeurs américains…
Les deux grands partis américains sont singés par moult dirigeants européens, qui ont eux aussi compris que le sociétal – qui n’offre que des choix binaires et est toujours source de très grandes tensions – leur permet de se soustraire en partie à la scrutation des citoyens quant aux politiques qu’ils mènent tout en se rangeant sans grand effort dans le camp du bien. Le sociétal permet de s’assurer que les citoyens ne se mêlent pas trop de politique. Nous en avons un exemple criant avec l’autorisation du burqini dans les piscines à Grenoble, imposé par un maire écologiste à des fins électoralistes à l’aube de la campagne des législatives.
Ceux qui, à grands cris, de la sénatrice démocrate Elizabeth Warren à la presse française en passant par les “fameuses” ONG, se roulent par terre en hurlant qu’un droit constitutionnel va être aboli, sont soit des menteurs, soit des ignorants, soit des hypocrites, soit une combinaison des trois.
La Cour suprême américaine a pour rôle de juger de la constitutionnalité fédérale des lois et des décisions de justice. C’est en quelque sorte la fusion de notre Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. Contrairement au Conseil constitutionnel, elle est composée de neufs magistrats professionnels ayant une longue carrière de juge fédéral, même si leur nomination à vie reste hautement politique.
Dans le projet d’arrêt qui a fuité, la Cour suprême dit qu’en l’état actuel de la Constitution américaine, Roe vs Wade est inconstitutionnel et doit par voie de conséquence être annulé. Elle ne dit pas que l’avortement est illicite.
Cette décision a une portée fondamentale pour la société américaine et le débat politique qui dépasse l’avortement. Plutôt que de nous convulser avec le “camp du bien”, faisons l’effort de comprendre l’origine et la nature de ce projet d’arrêt.
Il va donc tout d’abord falloir faire un peu d’histoire.
Chacun des 50 États américains fédérés dispose de sa propre Constitution, donc de sa propre Cour suprême, et de son propre parlement, donc de ses propres lois. Il n’y a par exemple pas un code pénal aux USA mais 51 : les 50 codes pénal des 50 États et le code pénal fédéral. Qui tous doivent être conformes à la Constitution qui garantit les libertés et les droits fondamentaux de tous les citoyens américains. C’est la raison pour laquelle certains Etat pratiquent la peine de mort, d’autres pas.
L’adoption de la Constitution américaine ne fut pas un long fleuve tranquille. Après sa rédaction et son adoption par la Convention fédérale le 17 septembre 1787, il a fallu que les parlements de chacun des Etats fédérés la ratifient. La souveraineté aux USA commence par les Etats, et c’est de la souveraineté des Etats que découle la souveraineté de l’Etat fédéral. Non pas l’inverse.
C’est pour cela que la guerre de Sécession survint entre les États unionistes du Nord et les Etats confédérés du Sud. Non pas à cause de l’esclavage qui ne fut qu’un argument politique, mais principalement pour des raisons économiques. Le riche Sud était libre-échangiste parce qu’il tirait sa richesse de ses exportations de produits agricoles. Le Nord, plus pauvre et en cours d’industrialisation était protectionniste, son industrie n’étant pas encore capable de rivaliser avec les européennes.
Or le “commerce colonial”, qui faisait vivre la colonie anglaise qui allait devenir les Etats Unis, consistait à vendre des produits agricoles à l’Europe et importer des produits manufacturés d’Europe. Protéger sa production industrielle de la concurrence européenne signifiait s’exposer à ce que l’Europe prenne des mesures de protection contre les produits agricoles américains. Il en allait donc de la richesse de l’économie du Sud, incompatible avec le développement de l’économie du Nord, raison suffisante pour déclencher une guerre civile.
Pour bien saisir l’esprit de la Constitution américaine, rien de mieux que de lire les fameux “Federalist Papers”, une série de 85 articles qu’Alexander Hamilton, James Madison et John Jay publièrent pour promouvoir sa ratification en 1787. Un effort d’explication et de vulgarisation juridique qui n’a que peu d’égal dans l’histoire.
Ces trois pères fondateurs y expliquent que les institutions fédérales américaines ont été conçues pour protéger contre les excès de la démocratie. Excès de la démocratie qui doivent être compris comme la dictature du sentiment majoritaire, de “factions qui sont coalisées et motivées par des passions ou des intérêts communs étant susceptibles de nuire aux droits d’autres citoyens, ou aux intérêts permanents de la société.” (Alexander Hamilton, Papier fédéraliste n°10).
Le principe de la séparation des pouvoirs étant posé, cela signifie que le rôle de la Cour suprême est de veiller à ce que les lois votées par la majorité parlementaire et qui rendent possible la mise en œuvre des politiques choisies par le pouvoir exécutif majoritairement élu, n’enfreignent jamais les droits de quiconque. On reconnait une démocratie à ce que ses institutions protègent la minorité du gouvernement de la majorité, dans les limites énoncées dans les principes, les règles et les droits consignés dans la Constitution, qui organise ces mêmes institutions.
Et aux Etats-Unis, on ne badine pas avec la Constitution. On ne la révise pas à la légère ou pour faire de la communication selon l’humeur du moment.
Le projet d’arrêt de la Cour suprême américaine ébauche trois lignes de force.
1 - En matière de droit constitutionnel, l’autorité de la chose jugée n’est pas définitive, car il est primordial de bien trancher. Ce qui a été tranché et a des effets insatisfaisants doit être annulé.
La Cour suprême pose le constat que l’arrêt Roe V. Wade n’a en cinquante ans pas résolu la question de l’avortement mais a mené à l’effet inverse. Il a provoqué une incessante guerre de tranchée entre les “pro-life” (opposant à l’avortement) et les “pro-choice” (en faveur de l’avortement) en gelant les termes d’un débat non-abouti en 1973. Un désaccord politique ne peut trouver de solution judiciaire qui toujours se fonde sur la loi, elle-même résultat d’un accord politique majoritaire devant être conforme à la Constitution.
(C’est là où l’on constate l’escroquerie qu’est le bloc de constitutionnalité français, qui autorise le Conseil constitutionnel à décréter constitutionnel toute loi ou principe qui lui sied, à y inclure par exemple sans aucun débat la notion de fraternité, qui n’est pas un objet juridique).
2 - En l’état actuel de la Constitution américaine, le droit à l’avortement ne compte pas au nombre des droits constitutionnels. C’est là la stricte vérité.
3 - Il n’appartient pas à la Cour suprême de créer de nouveaux droits parce que la Cour n’est souveraine que pour statuer selon le droit existant. L’inscription de nouveaux droits au nombre des droits constitutionnels incombe au seul législateur - le Congrès - dont les membres sont élus par les citoyens.
En clair, dans ce projet d’arrêt, la majorité des neufs juges de la Cour suprême renvoie les citoyens et les élus à leurs responsabilités. Les juges de la Cour suprême refusent de gouverner, parce que ce n’est pas leur rôle. La raison d’être de la Cour suprême est de faire appliquer les principes décidés par le législateur, non pas d’en créer de nouveaux en substituant le débat judiciaire au nécessaire débat politique qui préside à la rédaction et à l’adoption de toute loi par le Congrès, qu’elle soit constitutionnelle ou conventionnelle.
A méditer quand on sait qu’en Europe, une poignée de juges a décidé seule dans les années 1960 que le droit communautaire primait sur les droits nationaux sur le fondement de ce qui est pratiqué en droit international, alors que le droit européen n’est pas un droit international. Ces juges ont décidé de gouverner. Alors que la primauté du droit européen n’est toujours pas inscrite aux traités, l’on s’en sert allégrement pour obliger les peuples de certains Etats membres à faire ce qu’ils ont souverainement décidé de ne pas faire, sous peine de sanctions financières.
Ce projet d’arrêt est d’une grande sagesse et nous devrions en France nous en inspirer pour toutes les questions sociétales, de l’euthanasie à la GPA/PMA en passant par le burqini. D’autant que nous disposons d’un outil qui permet de les trancher par le débat politique et dont ne disposent pas les États fédéraux : le référendum. Référendum qui garantit également qu’aucun chef d’exécutif n’y soumettra de texte n’étant pas susceptible de faire l’objet d’un consensus majoritaire. Les campagnes référendaires sont toujours préférables aux manifestations.
Si l’arrêt Roe v. Wade est annulé, quelles seront les conséquences ?
La première sera qu’il appartiendra à chaque Etat de légiférer souverainement en matière d’avortement ou bien d’organiser des référendums (possibles qu’au niveau des Etats si leur Constitution le prévoit). C’est d’ailleurs dans le cadre de l’examen d’une loi de l’Etat du Mississippi restreignant le droit à l’avortement à moins de 15 semaines de grossesse (hormis danger pour la vie de la mère ou malformations graves du fœtus) que la Cour suprême a été amenée à reconsidérer Roe V. Wade.
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