[ Relations internationales ] Georges Martin : "Force est de constater que le projet européen n’est pas le projet des peuples".
Rôle de la Confédération helvétique dans le monde, relations avec l'UE, guerre en Ukraine. Georges Martin, ancien secrétaire d'Etat adjoint aux affaires étrangères nous a accordé un long entretien.
Georges Martin, haut diplomate suisse, a été avant de devenir le n°3 du ministère des affaires étrangères jusqu’en 2017, chef de la division de la sécurité internationale. Il a également été directeur du Centre d’analyse et de prospective, ambassadeur au Kenya, en Indonésie, et n°2 de l’ambassade de la Confédération helvétique en France.
L’Eclaireur : Quelle est l’histoire et quels sont les grands principes de la politique étrangère suisse, qui sont en France, bien que nous soyons voisins, peu connus ?
Georges Martin : La Suisse est l’un des rares pays européens où Napoléon a laissé un excellent souvenir. Il a favorisé l’indépendance du canton de Vaud qui était une colonie bernoise. Il a forcé la Suisse à quitter l’ancien régime, très aristocratique, très rigide. Il l’a fait entrer dans la modernité et la démocratie. La Suisse moderne, elle, remonte à 1848 [la Constitution fédérale fut votée après des épisodes de guerre civile et confessionnelle le 12 septembre 1848 à la majorité de quinze cantons et demi contre six et demi, ndlr] et est le résultat de la seule révolution qui a réussi, puisque toutes les autres ont donné lieu à des formes de restauration.
Depuis, on ne peut aborder la politique étrangère suisse sans parler de la neutralité. Nous sommes par exemple choqués d’avoir été placés par la Russie sur la liste des pays hostiles. Nous n’avions vraisemblablement pas d’autres choix que de prendre des sanctions allant au-delà de simples mesures d’empêchement de contournement des sanctions américaines et européennes. Les pressions ont sans doute été très fortes, les téléphones ont dû chauffer.
Si la Suisse est devenue neutre, c’est parce que les Suisses ont refusé de voir leurs ressortissants s’entre-tuer dans toutes les guerres européennes. Et cette idée de neutralité est devenue largement majoritaire au sein de la population suisse - on ne pouvait continuer à nous entre-tuer lors de conflits qui n’étaient pas les nôtres - jusqu’à sa reconnaissance par les grandes puissances européennes au congrès de Vienne, en 1815, puissances qui se portèrent également toutes garantes de cette neutralité, la reconnaissant être aussi dans leur intérêt.
Il a fallu attendre la Conférence de La Haye de 1907 pour que le droit de la neutralité soit formalisé. Ce droit de la neutralité est aussi simple que concis : il consiste soit à ne porter assistance à aucun belligérant, soit à apporter la même assistance à tous les belligérants. Sa manifestation récente est le véto que la Suisse a opposé à l’exportation de blindés ‘Marder’ allemands en Ukraine parce qu’ils contiennent des composants critiques de fabrication suisse, ou bien la réexportation, toujours par l’Allemagne, des obus anti-aériens utilisé par les batteries autotractées Cougar qu’elle escomptait livrer à Kiev. Nous interdisons l’usage de l’espace aérien suisse aux appareils transportant du matériel militaire à destination de l’Ukraine.
A côté de ce droit de la neutralité, il y a ce qu’on appelle la politique de neutralité. La neutralité ne nous a pas empêchés d’adhérer en son temps à la Société des Nations. Ce n’est qu’à partir du moment où il fut clair que la guerre était inévitable, en 1938, que le gouvernement suisse décida de se mettre en réserve et de retourner à la neutralité “intégrale”.
Un conseiller fédéral, membre du collège de l’époque, a déclaré - c’est ce qu’il ressort d’archives - qu’il espérait qu’après la guerre la Suisse serait en mesure de refaire de la neutralité un instrument, un outil de politique étrangère, et non pas un corset l’empêchant de jouer sa partition dans le concert des nations. La guerre froide a malheureusement peu permis de le faire, et les Suisses sont malheureusement un peu convaincus d’être différents, d’être nés avec un “gène neutre”. Alors que la neutralité est par essence un choix et un instrument de politique étrangère, qui n’obère en rien le fait d’en avoir une.
En revanche, depuis les vagues successives de décolonisation et jusqu’à nos jours, notre politique de neutralité est devenue de plus en plus active surtout hors du continent européen. Nous avons toujours dit qu’être neutre n’est pas une raison pour ne rien faire. Au contraire, cela nous oblige à agir plus que les autres. Nous avons le devoir de nous immiscer dans les confits pour essayer de les résoudre. Au delà, nous poursuivons la représentation des intérêts de pays qui n’ont plus de relations diplomatiques. Nous le faisons avec les intérêts américains à Téhéran et ceux de la Russie à Tbilissi. L’Ukraine nous a demandé de veiller à ses intérêts consulaires en Russie. C’est un peu les bons offices de grand-papa, mais c’est utile.
A côté de cela, la Suisse est en compétition avec toujours les mêmes pays - Norvège, Suède essentiellement - en matière de médiation et de résolution de conflit. Cette concurrence entre pays qui veulent faire la paix est parfois absurde ! Je me souviens que, participant à un forum pour la paix à Olso, j’avais souligné que la Norvège avait réussi l’exploit de faire oublier à tout le monde qu’elle était membre de l’Otan, et parmi les meilleurs membres de l’Otan, au sens de relais des intérêts américains. C’est parfois un avantage, puisque les Norvégiens peuvent en quelque sorte assurer le service après-vente politico-militaire, alors que la Suisse est un pur “soft power”.
Dans les années 1990, certains ont avancé que la neutralité ne servait plus à grand-chose, puisque définie au XIXe siècle par rapport aux grandes puissances qui aujourd’hui font toute partie de l’Union européenne. En Europe, il faut avouer qu’elle n’a plus beaucoup de sens. En revanche, dans les grands chocs géostratégiques et les conflits locaux et régionaux, elle continue d’être un atout.
Le reste du monde est bien sûr important pour la Suisse, mais l’Europe reste essentielle, puisque plus d’un franc sur deux provient des voisins de l’UE.
L’Eclaireur : Ah! Les relations tumultueuses entre la Confédération helvétique et l’Union européenne ! Qu’en est-il ?
Georges Martin : Depuis 1958 et le traité de Rome, nous avons toujours été en porte-à-faux. Nous avons signé avec la CEE un traité de libre-échange en 1972. Plus de 120 accords sectoriels régissent la totalité de nos interactions et de nos échanges avec l’UE. Les Suisses ne s’en rendent pas compte : au quotidien, il y a des dizaines de ces accords qui produisent des effets sur leurs vies. Ils ont été conclus dans “l’Europe westphalienne”, si j’ose dire : signés, ils n’évoluent plus. Alors que l’Histoire continue, et qu’on sait qu’ils devront assez rapidement être mis à jour.
L’UE nous a fait comprendre il y a une dizaine d’années qu’il n’y aurait plus d’accord de type “bilatéral” mais un seul accord-cadre, qui permette la reprise automatique des avancées européennes sans négociation domaine par domaine. En mai de l’année dernière, notre gouvernement a débranché la prise, a mis un terme aux négociations. Au grand dam de la Commission. Nous en sommes là.
Alors que les Suisses étaient partagés de manière égale par rapport à l’adhésion à l’UE, nous avons négocié fin des années 1980 notre entrée dans l’Espace économique européen [accès au marché commun pour les pays non-membres de l’UE, ndlr], ce que beaucoup considéraient à l’époque comme un camp d’entraînement avant l’adhésion. C’était sans doute le dernier accord fait sur mesure pour un pays tiers auquel l’UE consentait. Il fut rejeté par référendum en 1992 par 40 000 voix contre. Nous, les pro-européens, étions découragés, mais nous nous disions qu’il y aurait forcément une solution biologique à cela, que tous ces vieux grincheux opposés à l’Europe allaient bien finir par décéder et que l’adhésion de la Suisse serait inéluctable.
Et c’est tout l’inverse qui s’est produit. Les jeunes générations sont encore plus anti-européennes que leur aînées, d’autant que l’image de l’UE tant en Suisse que sur la scène internationale s’est considérablement dégradée. Résultat des courses : la Suisse, dans sa toute grande majorité, se voit en dehors de l’UE. Dans une sorte de concubinage, comme un vieux couple. On s’aime beaucoup, mais nous avons d’un commun accord décidé d’aller ni devant le maire ni devant le curé, parce que tout va très bien comme cela. Nos entreprises ont en revanche adopté l’Union européenne. Elle produisent aux normes européennes et ont abandonné les normes suisses.
L’Eclaireur : Quel est le regard que de Suisse vous jetez sur “l’état de l’Union européenne” ?
Georges Martin : Laissez-moi vous conter une anecdote à la fois amusante et instructive. A l’époque où j’étais conseiller du président de la Confédération qui officiait également comme ministre des affaires étrangères, en pleine crise yougoslave [première moitié des années 1990 ndlr], mon boss m’a demandé d’organiser une série d’entretiens téléphoniques. Aucun problème pour avoir ses homologues allemands, autrichiens etc. En revanche, pas possible d’avoir Jacques Delors, alors président de la Commission européenne. Pascal Lamy, son directeur de cabinet [qui devait devenir commissaire européen au commerce puis directeur général de l’OMC, ndlr] m’avait répondu '“M. le président Delors ne prend aucun appel téléphonique, à part ceux du président des Etat-Unis”. J’avais alors tout compris de l’UE.
Malheureusement, force est de constater que le projet européen n’est pas le projet des peuples. Il n’est pas porté par la femme et l’homme de la rue, même s’ils en bénéficient sans forcément en avoir conscience. Les institutions européennes devraient être réformées. Beaucoup trop de fonctionnaires, beaucoup trop de centralisme. Il n’est pas normal que le calibre des tomates soit fixé à Bruxelles. Il faut un choc de subsidiarité.
Quand je regarde les comportements au plus haut niveau des institutions européennes, ils interrogent. On a vu le psychodrame à Ankara, où Mme von der Leyen n’avait pas de siège. Il aurait mieux valu faire contre mauvaise fortune bon cœur et éviter de régler cela devant la caméra. Et puis avec l’Ukraine, j’ai l’impression d’une forme d’instrumentalisation. Un peu comme à Londres où Boris Johnson essaie de faire oublier ses frasques ‘covidiennes’.
Il faut repenser, revitaliser le projet politique de l’UE, qui n’en a plus. Les citoyens ne voient pas dans quelle direction elle les mène L’un de mes grands regrets est que la Suisse n’y eut pas immédiatement adhéré, dès 1958, dès le traité de Rome.
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