[ Analyse ] Après Nordstream, l'attentat du Crocus... ou le récit d'un nouveau naufrage
Emmanuel Macron s'enfonce encore plus en proposant à la Russie une coopération accrue alors que l'EI-K est une organisation fantoche, une mauvaise légende.
Le ban et l’arrière-ban de ceux qui, depuis deux ans, nous assènent que la Russie va s’effondrer, qu’elle n’a plus de munitions, que son armée est mal formée, mal équipée, mal commandée et que Poutine a 45 cancers tous en phase terminale, nous expliquent en se frottant les mains que la faillite du renseignement russe est totale. Nous ne parlerons pas des psychotiques de Desk Russie, l’officine de Nicolas Tenzer, dans lequel Galia Ackerman affirme que cet attentat a été organisé les services Russes. Et la marmotte Babouchka a plié de ces petites pattes les charges qui ont fait sauter 3 des 4 gazoducs de Nordstream.
Si ceux qui peuplent les médias institutionnels sont soit des idiots, soit des menteurs, soit la combinaison des deux, est-ce une raison de l’être nous aussi? Retour au fondamentaux.
Carl von Clausewitz : “La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens”. L’application de la violence institutionnalisée est donc, qu’on le veuille ou non, une forme de dialogue : je vais te taper dessus et te faire mal jusqu’à ce que m’écoutes. Jusqu’à ce que tu sois forcé de me parler autrement que par les armes en négociant (la plupart des guerres se finissent par une paix négociée) ou bien jusqu’à ce que tu te rendes et exécutes ma volonté (le cas de la capitulation sans condition).
Le terrorisme n’est qu’une tactique qui en temps de guerre ne vise pas tant les capacités militaires de l’adversaire que ses forces morales et démographiques en frappant de manière aveugle (ou pas) ses arrières, sa population civile. En temps de paix, le terrorisme a pour objectif de forcer par la violence la modification de la politique de l’Etat visé. C’est pourquoi la guerre contre le terrorisme est une absurdité : on ne fait pas la guerre à une tactique. A moins de s’arroger le droit de faire la guerre à tous ceux qu’on décrétera discrétionnairement terroristes selon “l’ordre international régi par les règles”.
Dans le cadre d’un conflit armé direct, le terrorisme n’a en règle générale que peu d’effet. Les bombardements allemands sur les villes anglaises en 1940 n’ont pas émoussé la détermination du peuple anglais, pas plus que les bombardements alliés incessants sur les villes allemandes n’ont mis à mal la volonté des Allemands de se battre. Même chose avec le tapis de bombes américain sur le Nord Vietnam. Idem en Afghanistan, en Irak et en Syrie. Quant à la résistance durant l’Occupation, elle frappait bien directement les capacités militaires nazies, non pas la population allemande. Différence entre terrorisme et guérilla.
On en revient encore et toujours à cet autre fondement : la stratégie est la dialectique des volontés. Le terrorisme est une tactique qui n’opère que si la population de l’adversaire désigné n’a pas pas ou peu d’intérêt à combattre. Un exemple ? Les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, qui trouvent leurs causes réelles dans les interventions en Irak et en Syrie décidées par François Hollande.
Aussi criminel fût l’Etat islamique (EI), la France n’avait strictement aucun problème avec ces gens-là avant l’opération Chammal de 2014 . Baptiser Chammal, qui désigne un vent du Nord en Irak, une opération extérieure apportait bien évidement l’assurance qu’elle ne serait pas perçue comme une croisade par une partie de la population locale... Chammal fut au passage l’occasion de tester au combat de haute intensité et à grande échelle les canons Caesar et le système Atlas. En clair, ce sont bien François Hollande, Laurent Fabius, Jean-Yves Le Drian et consorts qui sont responsables des attentats qui ont ensanglanté la France en 2015. C’est bien leur décision d’intervenir directement dans des conflits qui n’étaient pas ceux de la France qui a provoqué une riposte par voie de terrorisme. C’est ce que n’a cessé de répéter l’EI dans ses revendications.
Dans le cas de l’attentat sur la salle de concert Crocus en Russie, ont rapidement fait jour des considérations étonnantes, nonobstant la volonté flagrante des médias occidentaux de “hyper” une attaque de l’EI sur des bases factuelles bancales.
Il y a eu tout d’abord les dénégations immédiates du département d’Etat américain. Non, ce n’est pas l’Ukraine. Comment Washington pouvait-il le savoir moins de deux heures après l’attentat ? Quid de son avertissement aux ressortissants américains d’éviter les lieux de rassemblement et particulier les concerts ? N’oublions pas Victoria Nuland, aujourd’hui limogée du département d’Etat, déclarant le 31 janvier à Kiev “Mr Putin is going to get some nice surprises”.
L’Etat islamique du Khorasan (EI-K) est une organisation fantoche, une mauvaise légende qui permet de mettre sur le dos de l’EI des monstruosités perpétrés par d’autres. L’EI aujourd’hui ne subsiste que dans les zones du territoire syrien occupé par la Turquie, qui y dispose de camps d’entraînement où elle recycle les djihadistes en mercenaires, qu’elle a envoyés combattre l’Arménie pour le compte de l’Azerbaïdjan, au haut Karabagh. Elle les également envoyés en Ukraine.
L’EI-K opère essentiellement dans deux provinces afghanes, Kounar et Nangarhar. Les Talibans se battant aux côtés de l’armée Afghane avec un soutien aérien américain (oui, vous avez bien lu “les Talibans se battant aux côtés de l’armée Afghane avec un soutien aérien américain”) l’ont écrasé lors de la bataille de Darzab en 2015. Depuis 2019, l‘EI-K ne dispose plus d’aucun contrôle territorial, mais il conserve un pouvoir de nuisance important.
Comme le souligne à juste raison le Col. Jacques Baud, la revendication ne fait pas état de l’intervention russe en Syrie, alors que ce sont bien les Russes, avec les Iraniens, le Hezbollah et les forces de Bachar Al Assad qui ont dans les faits tordu le cou de l’EI, préalable à la victoire occidentale à la Pyrrhus que fut la (poussive) bataille de Mossoul. Si la Russie a interdit les frères musulmans, peu en chaut à l’EI qui n’est pas issu de la confrérie, qu’il considère comme son adversaire politique.
Les quatre auteurs de l’attentat sont juste de pauvres mercenaires qui ont été lâchés par leurs commanditaires une fois le forfait accompli. Même visages hagards que ces pauvres hères récupérés par le réseau Haqqani dans les madrasas et les camps de réfugiés au Pakistan pour commettre des attentats suicides en Afghanistan, dont la ceinture explosive n’avait pas détonné. Des Tadjikes, nous dit-on. Au moins l’un d’entre eux serait passé par la Turquie et les rangs de l’armée ukrainienne. Environ deux millions de Tadjikes vivent en Russie.
Le Tadjikistan, très beau pays d’Asie centrale, berceau de la culture bactriane, république dont la population est musulmane sunnite et la langue du groupe perse, est séparé de l’Afghanistan par le fleuve Amou-Daria (l’Oxus, sur la rive duquel est mort Alexandre le Grand). S’il a son petit lot d’islamistes, l’Islam qui y est pratiqué est plutôt modéré et n’a que peu de manifestation politique. Qui connait un peu ce pays peine à concevoir pourquoi les islamistes locaux s’en prendraient aux Russes alors qu’ils disposent de tant de cibles sur place, qu’elles soient occidentales ou plus prosaïquement le pouvoir autocratique d’Emomali Rahmon, qui vient par ailleurs de réfuter la nationalité tadjike des terroristes du Crocus.
La presse française, toujours aussi prompte à imposer des vérités à l’emporte-pièce sans avoir première idée du contexte, présente le Tadjikistan comme le maillon faible face à l’EI en Asie centrale. C’est parfaitement faux. L’Ouzbékistan et la Kirghizie sont confrontés au même problème, contrecoup à la fois de l’intervention occidentale catastrophique en Afghanistan et des printemps arabes qu’on a tenté d’étendre à l’Asie centrale, auxquels il faut rajouter l’influence mauvaise du pantouranisme d’Erdogan au Turkménistan et au Kazakhstan voisins, dont les langues sont du groupe turc. La plurimillénaire lutte des empires perse et mongol puis ottoman.
Les islamistes tadjikes, comme dans le Sahel, sont souvent des trafiquants (de drogue, de cigarettes, d’armes, de carburant, d’être humains etc., il faut bien vivre) qui opèrent plus particulièrement dans la sublime vallée de Ferghana s’étendant sur plus de 80 000 km². Partagée entre le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et la Kirghizie, elle est le terrain de conflits ethniques larvés, les frontières politiques résultant de l’effondrement de l'Union soviétique ayant fait subsister d’importantes minorités dans chacun des trois pays. Sans compter les populations nomades. Qui dit vallée dit aussi ligne de partage des eaux, et le premier produit d’exportation de ces trois pays étant le coton… Bref, la vallée de Ferghana est une pétaudière dont le djihadisme n’est pas la principale poudre. C’est regrettable, car elle est d’une beauté indicible.
Une attaque telle que celle perpétrée à Crocus est dans les faits impossible à organiser sans l’assistance d’un Etat. Tout comme le furent les attentats du 11 septembre 2001 et ceux du Bataclan/Stade de France. C’est d’ailleurs de ce qu’il ressort en filigrane des procès tant en Belgique qu’en France : plus d’une centaines de personnes impliquées, une logistique aussi complexe que lourde, le fait de professionnels sur place en Belgique, non pas de fondamentalistes décérébrés à la Abaaoud. Toutes les organisations terroristes au Moyen Orient ne survivent que si elles sont récupérées et instrumentalisées par les services spéciaux d’un Etat. Lire à ce sujet l’excellent ouvrage de Xavier Raufer “A qui profite le Djihad?”