[ Edito ] Kakistocratie
Même la IVe République arrivait à maintenir les apparences.
Kakistocratie, du grec κάκιστος (kakistos) le pire, et du suffixe κράτος (cratos), pouvoir, gouvernement. La kakistocratie est le gouvernement par les pires, par les médiocres. En 1867 est paru à Paris aux éditions Dentu un petit opuscule fort réactionnaire intitulé “Le Député de l'opposition, ce qu'il est, ce à quoi il sert, ce qu'il coûte”. On peut y lire page 21 la phrase suivante :
“Enfin, c’est celui qui veut remplacer la loi tutélaire de la majorité par l'arbitraire tyrannique du petit nombre, faire le peuple esclave du parti, écraser la démocratie tout entière sous une despotique kakistocratie.”
Curieux comme cela semble coller parfaitement à la réalité de la vie politique depuis 2017 et l’élection d’Emmanuel Macron, aboutissement d’un long processus de pourrissement ayant commencé en 1974 avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. La démocratie n’est pas la dictature de la majorité et aucun pouvoir ne peut s’exercer sans légitimité, qui ne découle pas de la légalité de l’élection, nous a enseigné Max Weber.
La kakistocratie est forcément illibérale puisque les médiocres ne peuvent se maintenir au pouvoir qu’en agissant contre la volonté de la multitude dès lors qu’elle ne concorde pas avec la leur. La kakistocratie est à cet égard pire que la ploutocratie puisque les riches n’y gouvernent pas mais font en sorte que les médiocres gouvernent selon leurs souhaits. La kakistocratie est le principe de fonctionnement des sociétés néolibérales dont le fondement est l’institutionnalisation de l’irresponsabilité.
Le dernier épisode en date noyant dans une lumière crue la médiocrité générale est la bronca qu’a provoquée la sortie en rase campagne de Marine Le Pen, qui a déclaré que la fonction de chef des armées du président de la République est honorifique. Il faut dire qu’Emmanuel Macron répète depuis mars refuser de considérer l’envoi de troupes de combats en Ukraine comme une ligne rouge. La seule question qui vaille est : a-t-il le droit de franchir le Rubicon?
En temps normal, les propos de Marine Le Pen relèveraient de la bêtise la plus crasse. Le chef de l’Etat est bien le chef des armées et cela n’a rien d’honorifique. Mais nous ne sommes pas en temps normal. Emmanuel Macron, qui s’était empressé à peine élu de mortifier nos soldats d’un “ze suis votre zef” (ce que nul ne contestait), a ouvert la boîte de Pandore en dissolvant l’Assemblée nationale trois semaines avant l’ouverture de Jeux Olympiques dont l’écrasante majorité des Français se contrefiche. Nous sommes en campagne électorale, instant toujours paroxystique de la vie démocratique, auquel le chef de l’Etat, une classe politique dite de gouvernement terrorisée par la perspective de perdre ses rentes et des médias en roue libre ont rajouté une overdose d’hystérie.
Sans le vouloir, avec sa petite phrase, Marine Le Pen vient-elle d’ouvrir un débat qu’on aurait du conduire depuis fort longtemps, tant il est dommageable et dangereux de laisser dans les mains d’un seul individu nos armées, surtout quant cet individu est médiocre? Chirac et Jospin et les frappes illégales sur la Serbie en 1999, Sarkozy et la Libye en 2011, Hollande et le Sahel en 2014 et Emmanuel Macron avec l’Ukraine en 2022 sont là pour nous le rappeler.
L’ineffable ministre désarmé, Sébastien Lecornu, s’est empressé de se draper dans des considérations constitutionnelles et l’uniforme bien trop grand du général de Gaulle.
M. Lecornu ne sait visiblement ni lire ni viser. Etre le chef des armées (article 15 de la Constitution) ne signifie pas disposer de l’usage de la force armée, prérogative exclusive du gouvernement (article 20 et article 21). Seul le parlement peut autoriser la déclaration de guerre par une loi (article 35). Il contrôle quoi qu’il en soit l’utilisation de la force armée, qu’il y ait eu déclaration de guerre ou pas (le cas des Opex). En d’autres termes, le gouvernement décide de l’usage la force armée, le parlement l’approuve et le président de la république en transmet l’ordre.
La guerre ne signifie en aucun cas la suspension des institutions démocratiques. Elle n’implique pas le déclenchement de l’article 16, les pleins pouvoirs, que Macron a évoqué au cas où il y aurait des émeutes suite aux législatives. L’état d’urgence y suffira si la situation l’exige et c’est le gouvernement qui le décrètera, pas le président de la République.
Les pouvoirs du chef de l’Etat ne sont pas aussi importants qu’on le croit et, de jure, il ne peut rien faire seul à part négocier. Prenez par exemple l’accord de sécurité avec l’Ukraine : il est illégal. Engageant la dépense de l’Etat sur plusieurs années, il faut impérativement une loi votée par le parlement (article 53) pour le ratifier. Il peut donc être dénoncé par le gouvernement sans autre forme de procès puisqu’il n’a aucune existence juridique.
Comment expliquer que depuis Nicolas Sarkozy les présidents de la République semblent faire ce qu’ils entendent? Simple : dévoiement de nos institutions et mensonges médiatiques.
La Constitution de la Ve République est particulièrement bien rédigée. Elle organise toujours une séparation et un contrôle stricts des pouvoirs malgré les nombreuses révisions par voie parlementaire qui toutes eurent pour objectif d’accroître les pouvoirs de l’exécutif aux dépens du législatif et, dans une moindre mesure, du judiciaire.
Le péché originel fut l’inversion du calendrier électoral voulu par Chirac et Jospin afin d’éviter les cohabitations. La situation délétère dans laquelle la France se trouve depuis près de vingt-cinq ans n’est pas due à ses institutions mais à ceux, médiocres et corrompus, qui les dirigent. Ils se contentent, marque de la kakistocratie, d’observer la lettre de la Constitution en foulant aux pieds son esprit, de l’Elysée au Conseil constitutionnel en passant par le parlement, la magistrature et le Conseil d’Etat.
Face à un président de la République sans limite, un Conseil constitutionnel et un Conseil d’Etat qui font de la politique et se sont arrogés une partie du pouvoir législatif qui n’est pas la leur, une cohabitation est à appeler de nos vœux. C’est aujourd’hui notre seul espoir de voir s’exercer quelque contre-pouvoir. C’est dire si nos institutions ont besoin d’un énorme toilettage qui verra le départ définitif de tous ceux qui les dévoient.
La situation du pays et la campagne électorale sont aussi pénibles et douloureuses que le lumbago aigu dont souffre le rédacteur de ces lignes. Vivement que cela finisse.
Eh bien je vous souhaite un prompt rétablissement. Pour ce qui concerne notre pays, il sera long et douloureux, tellement que j'en viens à me demander s'il interviendra un jour! En tout cas, je ne le reverrai pas.