[ Fête des tuiles ] Enquête bâclée, mauvais procès
Le nouveau procureur de la République de Valence admet que l'enquête ne lui permet pas de disposer d'éléments suffisants pour requérir une peine contre Eric Piolle.
Laurent de Caigny, le procureur de la République qui a pris la tête du parquet de Valence il y a un mois, a fait le choix de ne pas requérir de peine contre Eric Piolle, maire de Grenoble, qui était poursuivi aux côtés de six autres prévenus, pour délit de favoritisme dans l’octroi de deux marchés publics à l’association Fusées pour l’organisation des éditions 2015 et 2016 de la Fête des tuiles.
Si cette décision va en faire hurler plus d’un, il serait de bon augure, avant de crier haro sur le baudet, de reconnaître que Laurent de Caigny n’avait pas d’autre choix. Il a requis dans une procédure - l’enquête préliminaire avec renvoi par citation directe plutôt que l’information judiciaire dirigée par un juge d’instruction - qui a été décidée par son prédécesseur et sur le fondement d’une enquête qu’il n’a ni diligentée ni dirigée, sur laquelle il n’a eu aucune prise.
Le procureur de Caigny assure et assume la continuité du travail du parquet de Valence, y compris quand il est aussi lacunaire que bâclé. Nul ne saurait le lui reprocher. Il faut même au contraire nous en (et le) féliciter. Nous ne sommes pas dans une série télé judiciaire américaine. Le rôle du procureur la République est, plus que d’obtenir condamnation, d’abord de bien poursuivre. Quand les éléments issus de l’enquête dont il dispose lui semblent insuffisants pour obtenir condamnation, la sagesse lui commande de ne pas requérir de peine.
Car c’est bien l’enquête préliminaire, procédure opaque ayant duré trois ans durant laquelle personne, même pas les prévenus, n’a eu accès au dossier et qui ne garantit pas l’instruction à charge et à décharge, qui pose problème. Dans une affaire juridiquement et techniquement compliquée, où de nombreuses personnes sont impliquées et où la chaine des responsabilités est savamment noyée dans les couloirs de la mairie de Grenoble.
Comment expliquer que l’enquête soit restée entre les mains du parquet, sans juge d’instruction et sans possibilité de contradictoire, comme l’a souligné l’avocat d’Eric Piolle Me Fourrey, déplorant pour son client un interrogatoire à charge quand à Saint-Etienne, deux juges d’instruction ont été désignés dans l’affaire du chantage à la sextape ?
C’est bien l’enquête qui a été menée en dépit du bon sens, au point qu’on pourrait la croire œuvre du fils naturel de l’inspecteur Clouzeau et de l’inspecteur Labavure (certains affirment qu’un homme peut-être enceint. Dont acte).
Donnons quelques exemples de trous béants dans la raquette dont s’est retrouvé équipé le procureur de la République de Valence. Et des zones d’ombre qui continuent d’obscurcir le dossier. Les deux jours d’audience, malgré des débats de belle tenue et un tribunal qui s’est attaché à donner la parole à (et à écouter) toutes les parties1 , n’ont pas apporté d’éclaircissements notoires.
Sont responsables de premier rang ceux qui ont le pouvoir d’octroyer les marchés publics. Ceux qui n’ont pas ce pouvoir ne peuvent être poursuivis qu’au titre de la complicité et/ou du recel s’ils sont suspectés d’avoir bénéficié du favoritisme.
Par la délibération 55-G052 du 14 avril 2014, Eric Piolle a demandé et reçu délégation de pouvoir du Conseil municipal de Grenoble pour passer les marchés publics à procédure adaptée. Il est pénalement le seul responsable direct. Qu’il eût accordé délégation de fonction et/ou de signature à un autre élu ne change rien à l’affaire. La pleine et entière responsabilité réside de manière permanente chez le délégataire du pouvoir, dont il ne peut se dégager en la déléguant à autrui.
Pourquoi deux ans après, le 29 février 2016, une autre délibération (la 03E-07) vient-elle modifier la précédente afin de permettre à des fonctionnaires la passation des marchés à procédure adaptée et donc, in fine, à Eric Piolle de se dégager de cette responsabilité ? Cet épisode de la politique municipale grenobloise n’a jamais été évoqué. Il faut dire que cette disposition a été annulée trois mois après suite à l’intervention du service de contrôle de la légalité de la préfecture de l’Isère.
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Eric Piolle n’a-t-il rien vu, rien entendu, comme il le dit et le répète ? L’information n’est-elle jamais remontée jusqu’à lui comme le pose le procureur de Valence dans ses réquisitions ? « En 2016, Eric Piolle ne signe pas la convention, il faut au moins un élément matériel à l’infraction. En 2015, il a signé après que tous ses services aient vérifié. Pour 2015, il a rempli ses devoirs de chef d’administration ».
En 2016, c’est son adjointe déléguée aux marchés publics, Maud Tavel qui signe la convention, instrument inapproprié pour matérialiser une passation de marché (il faut un contrat), alors que cela ne relevait pas de sa délégation d’adjointe. Elle pouvait donc difficilement se voir accorder délégation de fonctions. Elle n’a jamais été entendue dans le cadre de l’enquête. Ni poursuivie.
Quant à Eric Piolle, il avait été mis au fait des très sérieux doutes quant à la régularité de la procédure de passation des marchés dès le 26 mai 2015. Et ce par l’opposition municipale quand il en présenta le rendu-acte (voir la captation du conseil municipal ci-dessous). Il n’a visiblement pas agi, ne serait-ce qu’en exigeant une reprise du dossier par ses services. Rien n’a été fait pour corriger la procédure d’attribution en 2016, si ce n’est un passage en commission d’appel d’offre (CAO) qui n’avait pas autorité à octroyer un marché à procédure adaptée de prestation de services d’un montant inférieur à 209 000 euros.
Simple habillage? Les faits avaient été à l’époque dénoncés par une élue alors d’opposition et inscrits au procès-verbal de la CAO. Cette élue, aujourd’hui membre de la majorité d’Eric Piolle, se serait rétractée lors de son audition par les enquêteurs.
La proximité politique des dirigeants les plus influents de Fusées, et notamment Pascal Auclair, avec Eric Piolle et leur participation active à la campagne électorale de sa liste en 2014 a été publiquement établie. On remarquera que c’est Olivier Bertrand qui répond au conseiller municipal d’opposition Matthieu Chamussy. Voir l’extrait du conseil municipal du 18 juin 2018, ci-dessous.
Olivier Bertrand, conseiller départemental de l’Isère écologiste depuis 2004, était alors également conseiller municipal délégué à l’animation. C’est lui qui a présenté et signé la délibération octroyant par convention les marchés aux associations Fusées et Afric’impact pour les éditions 2015 et 2016 de la fête des tuiles.
L’association Afric’impact n’est étrangement pas poursuivie alors que récipiendaire de marchés octroyés dans la même délibération et dans les mêmes conditions que ceux dont a bénéficié Fusées. Ses dirigeants n’ont pas été entendus par les enquêteurs.
Un cas intéressant qu’Olivier Bertand. Il est en effet ressorti des débats que le premier marché de préfiguration de la fête des tuiles de 38 800 euros octroyé intuitu personae (en fonction de la personne), a été réalisé conjointement par Pascal Auclair et un certain Gilles Rousselot, de Cap Berriat, une “pépinière d’associations”. Pascal Auclair a au surplus déclaré au cours de l’audience qu’Olivier Bertrand était l’une des principales personnes susceptibles d’éclairer l’affaire. D’autres prévenus ont souligné le rôle actif de M. Bertrand dans l’organisation de la Fête des tuiles, ce qui n’a rien d’étonnant puisque cette manifestation relevait de sa délégation à l’animation.
L’exécution de ce marché de préfiguration a donné lieu à la production d’un document de cinq pages par les prestataires Pascal Auclair et Gilles Rousselot, ainsi qu’au règlement d’une facture de 38 800 euros à l’association Fusées. A la surprise de certains prévenus. Car pour que la facture puisse être payée, cela implique notamment que l’association ait été préalablement inscrite à la base de données de référencement des fournisseurs de la ville de Grenoble, donc l’accomplissement d’une procédure administrative. Or, ce marché n’a fait l’objet d’aucun rendu-acte.
Il s’avère enfin que Fusées, selon les dires de Pascal Auclair, a rétrocédé la moitié de ces 38 800 euros à M. Rousselot - directement ou à Cap Berriat, nous ne le savons pas. Rétrocession qui semble problématique au point que le procureur de la République a soulevé lors des interrogatoires l’éventualité d’une vraie-fausse facture, provoquant l’ire des avocats.
Le cas Olivier Bertrand, zappé par les enquêteurs
Olivier Bertrand est un ancien employé de Cap Berriat où il a occupé le poste de chargé de développement de 2002 à 2008, sous les ordres de Gilles Rousselot, alors directeur de Cap Berriat d’après les informations en notre possession. Le même Gilles Rousselot qui réalisé avec Pascal Auclair le marché de préfiguration de la fête des tuiles.
Olivier Bertrand n’a jamais été entendu par les enquêteurs, pas plus qu’il n’a été poursuivi, alors qu’il est l’auteur de et a signé la délibération octroyant les marchés incriminés. Et que son nom a été cité à de multiples reprises au dossier.
Notamment par Erwan Lecœur, qu’il a mis en relation avec Pascal Auclair. Erwan Lecœur, c’est l’architecte de l’élection d’Eric Piolle en 2014 et l’ancien directeur de la communication de la ville de Grenoble, le prescripteur de la Fête des tuiles. Les conditions de son recrutement ont été épinglées par les magistrats financiers comme le relatait alors dans Place Gre’net notre directrice de la publication.
Direction de la communication que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le rapport des magistrats financiers dévolu aux comptes de la ville de Grenoble. Par exemple dans le marché public des chalets de Noël jugé irrégulier par la chambre régionale des comptes, sur le même mode que l’octroi de ceux de la Fête des tuiles. En passant outre le code des marchés public, la mise en concurrence et l’avis du service des affaires juridiques et du service des marchés – dossier qui ne fera l’objet ni de signalement ni de plainte, puisque la préfecture de l’Isère est intervenue dans sa mission de contrôle de la légalité.
Mais la liste des grands absents de ce procès ne serait pas complète sans l’ancien directeur des services juridiques de la ville de Grenoble. Noredine Lakhal a lui aussi été cité à de multiples reprises dans les dépositions des prévenus. Il n’a pas non plus été entendu par les enquêteurs. Alors que le nœud de la discorde porte pourtant sur la qualification juridique de “spectacles” des prestations de Fusées (qui permettrait de déroger aux règles de la mise en concurrence et donc d’échapper au délit de favoritisme), recueillir le témoignage du juriste-en-chef de la commune de Grenoble n’a présenté à l’évidence aucun intérêt pour les enquêteurs, pas plus qu’il est susceptible d’éclairer le tribunal et de permettre de mieux sérier les responsabilités...
Dernière personne dont l’audition aurait pu se révéler instructive: Enzo Lesourt, l’ancien conseiller spécial d’Eric Piolle (donc placé sous la seule autorité du maire et non sous celle du directeur de son cabinet), qui a bruyamment claqué la porte en juillet dernier.
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L’ancien directeur général adjoint des services en charge des finances de la ville de Grenoble, Paul Coste, a lui été entendu sous le régime de l’audition libre, non pas sous celui de la garde à vue, donc sans l'assistance d'un avocat. Son témoignage recueilli par les enquêteurs s'avère accablant pour les mis en cause 2. Il se retrouve poursuivi et chargé dans le réquisitoire du procureur. Quelque part entre Pascal Auclair, représentant du bénéficiaire du marché et Erwan Lecœur, le prescripteur. Au grand dam de son avocat. Alors que le rôle de François Langlois, l'ex-directeur général des services de la ville de Grenoble, reste trouble.
Une fonctionnaire du service achats de la ville de Grenoble qui a eu à connaître ce dossier mais ne disposait d’aucun pouvoir de décision ni de signature - et n’a donc rien signé - est poursuivie, alors que son supérieur hiérarchique qui lui en disposait n’a été ni entendu, ni poursuivi. Oui, vous avez bien lu. La personne qui n’a rien signé est poursuivie alors que celui qui a signé n’est pas poursuivi.
Bref, le dossier issu de l’enquête, s’il n’est pas vide comme le souligne dans son réquisitoire le procureur de la République de Valence, est tellement lacunaire qu’il n’apporte qu’une très maigre contribution à la manifestation de la vérité. Nous n’en savons somme toute pas plus après deux jours d’audience. Le délibéré, c’est à dire le jugement, sera rendu le 25 octobre. Nous nous garderons bien de spéculer sur sa teneur, le tribunal étant souverain et pouvant demander un complément d’information.
Juste est de constater à ce stade que ceux qui seront peut-être condamnés auront un réel intérêt à faire appel, tant ce qui est une affaire aussi complexe que technique sous fond de campagne et de promesses électorales, n’a pas été convenablement investigué. L’enquête ne permet visiblement pas d’établir au delà du doute raisonnable les responsabilités réelles de chacun.
Pire. Il s’en dégage un réel sentiment d’inéquité, les lampistes ayant plus de soucis à se faire que les donneurs d’ordre. Il faut également rajouter la lenteur de la procédure, quatre ans, qui n’est que difficilement acceptable.
Comme nous en avons exprimé la crainte à de multiples reprises, le choix du renvoi par citation directe après enquête préliminaire plutôt que celui de l’information judiciaire dirigée par un magistrat instructeur, s’est avéré désastreux pour le procès, les prévenus, la collectivité et l’institution judiciaire.
Nous tenons également à revenir sur les propos de certains avocats dans leurs plaidoiries à propos de Pascal Clérotte. Surprenant de voir notre journaliste ainsi mêlé à un procès auquel il n’est ni partie ni témoin. Tant d’empressement ne peut qu’être flatteur. Pascal Clérotte serait ainsi en mesure de manipuler, d’actionner la Cour des comptes et la justice. Complotisme? Journaliste, il est fouineur, pas reptilien.
Non, Pascal Clérotte ne connait pas Alain Carignon. Il ne l’a jamais rencontré en personne et son seul entretien téléphonique avec l’ancien maire de Grenoble et actuel conseiller municipal date du 13 août 2022, dans le cadre strict de son activité de journaliste.
Non, Pascal Clérotte ne règle aucun compte politique - il n’en a pas - et encore moins ceux d’autrui. Et certainement pas avec “le feu de mitraillettes”, comme l’a déclaré à la barre Eric Piolle, visiblement traumatisé d’avoir dû rendre compte devant la justice d’actes qui ont été signalés par le parquet financier de la Cour des comptes suite à un audit, procédure contradictoire, de la ville dont il est le maire.
Seule la vérité intéresse le journaliste, et elle ne l’intéresse jamais plus que quand on cherche à la dissimuler. Ou bien quand la vérité proclamée, judiciaire incluse, n’y correspond pas.
Le tribunal a fait droit à la constitution de partie civile déposée par Me Aldeguer en début d’audience, lui permettant d’accéder au dossier d’enquête et participer aux débats. Constitution de partie civile qui avait à plusieurs reprises été rejetée en amont et à laquelle le procureur de Valence s’opposait.
Entendu, Paul Coste a notamment souligné les délais “serrés” pour une mise en concurrence. “On sentait que le rappel des règles les empêchait de mettre en place leur projet politique”, a-t-il précisé, cité par la présidente du tribunal correctionnel en son absence lors de l’audience. “L’enjeu politique était tellement fort que l’administration ne peut pas se mettre en travers du projet”, “Langlois (l’ex directeur général des services de la Ville mis en cause dans le dossier) a dû avaler son chapeau dans l’urgence, au risque d’annuler la manifestation”. Quant à l’article 35 du code des marchés publics parfois invoqué, qui permet de conclure un marché sans publicité préalable ni mise en concurrence pour « les marchés et les accords-cadres qui ne peuvent être confiés qu’à un opérateur économique déterminé pour des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité », il ne serait selon Paul Coste que simple “habillage”.