Guerre russo-ukrainienne : l'offensive de Schrödinger, par Big Serge
Des problèmes organisationnels de l'armée russe, de la Moldavie et de la forteresse dans la steppe à Ugledar.
On ne sait pas grand chose de Big Serge, si ce n’est qu’il est un analyste particulièrement affuté résidant aux Etats-Unis, qui possède une profonde connaissance de l’histoire et de l’armée russe.
Big Serge nous a autorisé à traduire et à publier son dernier article, dans lequel il remet certaines pendules à l’heure, loin des lieux communs des plateaux télé. Il en conserve bien naturellement les droits d’auteur. Nous l’en remercions chaleureusement.
Il explicite les difficultés auxquelles est confrontée l’armée russe, qui ne sont pas abordées dans les médias mainstream, alors qu’elles apportent un éclairage nécessaire à la bonne compréhension de ce conflit. Il décrit la réelle articulation du front alors que Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, a annoncé en trépignant que l’Ukraine serait à long terme membre de l’alliance atlantique. La premier ministre finlandaise, qui n’a visiblement pas encore dessoulé, en a rajouté une couche en clamant que la place de l’Ukraine, un pays qui glorifie officiellement en héros nationaux des criminels contre l’humanité nazis, était au sein de l’Union européenne.
Reste à savoir ce qu’il restera de l’Ukraine. Car de telles déclarations n’ont qu’un objectif : rendre impossibles des négociations de paix et ne laisser aux Russes d’autre possibilité que de littéralement et définitivement neutraliser l’Ukraine.
Retrouvez les analyses de Big Serge, en anglais, sur son Substack Big Serge Thought
Où est la grande offensive russe ? C'est, pour le moment, la question à un million de dollars qui s'immisce immanquablement dans toute discussion sur le cours de la guerre. Il n'est pas surprenant (pour ceux d'entre nous qui connaissent la nature humaine du moins) que cette question soit un test de Rorschach dans lequel chacun voit ses propres conceptions et préjugés sur l'armée russe.
Les réponses à cette question varient considérablement. À un extrême, il y a ceux qui pensent que des centaines de milliers de soldats russes sont prêts à lancer à tout moment une énorme offensive en « grande flèche ». Nous l’entendons à la fois chez des commentateurs comme le colonel américain à la retraite Douglas MacGregor et chez certaines sources ukrainiennes. Ces dernières essaient vraisemblablement de créer un sentiment d'urgence pour obtenir plus d'aide de l’Occident.
À l'autre extrême, nous avons ceux qui prétendent que l'armée russe est tellement épuisée qu'il n'y aura pas d'offensive. Il y a aussi l'intelligentsia occidentale du Ministère des Lumières publiques et de la Propagande de l’Empire, comme l'Institut Nuland pour l'étude de la guerre (Big Serge fait référence au nid de néoconservateurs bellicistes qu’est le think tank Institute for the Study of War, ndlr) ou Michael Koffman, qui soutiennent que l'offensive a déjà commencé mais qu'elle est si bancale et faible que personne ne l'a remarquée.
Bon. Donc, soit une offensive massive va se produire d'une minute à l'autre (elle vient peut-être de commencer pendant que je tapais ces mots), soit elle n'arrivera jamais, soit elle s'est déjà produite, ou peut-être réside-t-elle dans un état de superposition quantique dans lequel elle a à la fois réussi et échoué, du moins jusqu'à ce que nous ouvrions la boîte.
Question épineuse en effet. Il y a, en ce moment, de nombreux combats intenses qui se déroulent dans de multiples secteurs du front. Mais quelle relation ces opérations ont-elles avec une action russe de grande envergure ? Est-ce une entrée insipide ou l’apéritif ?
Je souhaite proposer une alternative à toutes ces théories, car ce dont le monde a le plus besoin en ce moment, c'est d’une opinion supplémentaire !
Pour le moment, la Russie détient l'initiative sur l’ensemble du front. Les Ukrainiens sont en mauvaise posture (en particulier compte-tenu de leur obligation politique d'accumuler une masse de manœuvre pour mener une offensive contre la Crimée), alors que la Russie mène des combats de haute intensité dans des secteurs cruciaux.
Ces opérations russes servent à mon sens trois objectifs concordants. D'abord, elles constituent un façonnage du front qui aura des implications critiques pour le lancement d'opérations futures. Deuxièmement, elles fonctionnent essentiellement comme des attaques d’attrition en ce sens qu'elles maintiennent élevé le taux de perte ukrainien au front et dégradent la capacité de l'Ukraine à former des réserves. Manière de métaphore de cela, il y a déjà des rumeurs selon lesquelles certains des nouveaux chars Leopard seront envoyés au combat autour de Bakhmut plutôt que tenus en réserve. Que cette rumeur soit vraie ou non, l'Ukraine continue de pomper des unités dans Bakhmut dans un gaspillage inadmissible de vies humaines.
Troisièmement, tous les combats à l'Est se déroulent sous un parapluie où les lignes d'approvisionnement et l'ISR (Intelligence, surveillance and reconnaissance - renseignement, surveillance et reconnaissance, ndlr) de la Russie restent indemnes, créant des conditions dans lesquelles l'Ukraine continue de se voir infliger des pertes abyssales sans rapport avec les pertes russes.
La synthèse de ces trois éléments est que la Russie poursuit l'attrition (l’épuisement) de l'armée ukrainienne et la prive de toute chance de reprendre l'initiative opérationnelle, tout en assurant l’obtention des objectifs de façonnage du front. Je pense que cela se produit dans un contexte modéré de désordre organisationnel et de restructuration, en aucun cas catastrophique, des forces armées russes, qui retardent la préparation d’une offensive à grande échelle. En d'autres termes, le rythme actuel des opérations russes soutient l'attrition des capacités ukrainiennes sans qu’il soit nécessaire de précipiter une opération ambitieuse, le temps que les problèmes d'organisation de l’armée russe soient réglés.
J'aimerais maintenant examiner quelles sont ces considérations organisationnelles et analyser deux des opérations russes en cours (Ugledar et Kreminna). Nous aborderons également les curieuses rumeurs d'un élargissement imminent du conflit à la Moldavie.
Organiser une armée
Chez les jeunes, l’intérêt pour la chose militaire passe par des phases distinctes. Cela commence par l'équipement et les grandes batailles. La taille des canons des principaux chars de combat de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, est probablement connue des 8 - 16 ans qui s’intéressent à l’histoire militaire. Ils veulent tout savoir des grandes batailles, des grands schémas de manœuvre - et des gros canons.
Au fil du temps, la prise de conscience s’installe que les armées ont une colonne vertébrale éminemment bureaucratique et que des facteurs apparemment banals comme la composition des unités, la logistique et les organigrammes ont d'énormes conséquences. C'est là que les ordres de bataille et les pictogrammes d'unités entrent en jeu, et que vous devez commencer à mémoriser la signification de la myriade des petits symboles y figurant. Vous prenez alors conscience que la configuration des unités et les autres facteurs organisationnels sont beaucoup plus prégnants que le détail de l'équipement et des armements, et que vous auriez dû contempler ces aspects bureaucratiques depuis le début. Las, la taille du canon du char Sherman Firefly n'a pas été un facteur particulièrement décisif dans l'histoire du monde.
Même si le Firefly a toujours l'air cool.
La Russie est en train de régler les problèmes d'organisation qui ont été créés par le modèle militaire mixte du pays (qui combine des soldats professionnels et des réservistes dans les mêmes unités), et en particulier les fameux “Battalion Tactical Groups” (BTG - bataillon tactique, ndlr)”.
J'ai longuement traité des BTG dans un article précédent, mais récapitulons brièvement. L'armée russe utilise un modèle mixte de soldats professionnels sous contrat et de réservistes, et ces deux types de personnel ont une différenciation juridique importante. Les réservistes ne peuvent pas être déployés au combat en dehors de Russie sans une déclaration de guerre. Cela signifie qu'une unité russe donnée (prenons une brigade comme exemple ) a une force complète sur le papier composée de réservistes (et de conscrits) et d’un noyau de soldats professionnels qui seuls peuvent être déployés à l'étranger.
La question pour les dirigeants russes est donc de savoir comment concevoir des unités capables de combattre sans leurs réservistes. La réponse est le BTG, qui est une formation dérivée de la brigade. La composition de ces unités répond bien sûr à d'autres considérations tactiques, mais la préoccupation principale à l'origine de la création des BTG était la nécessité de créer des unités capables de combattre uniquement avec ses professionnels.
Le BTG dispose d’une très grande puissance de feu, avec une forte composante d’artillerie et de blindés, mais est très peu pourvu en infanterie. Cela a des conséquences à la fois pour les opérations offensives et défensives, qui sont apparues clairement au cours des neuf premiers mois de la guerre.
En défense, le BTG doit combattre derrière une mince ligne d’infanterie et terrasser l'ennemi avec des tirs à distance. Ce n'est pas une unité de défense de positions avancées ; il est conçu pour laminer l'attaquant. Les BTG sont des unités “fragiles”, au sens où des pertes relativement faibles d'infanterie ou de blindés obèrent rapidement leur capacité de combat. Cela fait du BTG une sorte de “canon de verre” - capable de fournir une puissance de feu énorme avec une grande mobilité mais peu apte à soutenir des opérations après des pertes modérées. Unité « allégée », le BTG, pour maintenir et récupérer sa capacité de combat doit retourner à l'arrière pour recevoir des remplacements ou intégrer de nouvelles unités.
C'est pourquoi l’armée russe a souffert d’un sous-effectif qui a compromis son efficacité opérationnelle au cours de l'été 2022, la mobilisation ukrainienne et l'aide occidentale ayant entraîné un énorme avantage numérique de l’armée de Kiev. A son plus fort, la première phase de la guerre n'a probablement pas vu plus de 80 000 troupes de combat russes déployées en Ukraine. Avec les milices des Républiques de Donetsk et Lougansk et Wagner fournissant le gros de l’infanterie, l’infériorité numérique russe était au moins de 1 à 3. Les BTG ont infligé d'énormes pertes aux Ukrainiens, mais la masse de manœuvre russe n'était tout simplement pas suffisante pour l'étendue du théâtre, ce qui a entraîné le creusement d'une énorme section du front à Kharkov. D'où la mobilisation.
C'est là que les signes de problèmes organisationnels commencèrent à apparaître. Le moment était venu, la mobilisation donnant enfin à la Russie la main-d'œuvre déployable dont elle avait besoin, de s'éloigner des BTG pour former de grandes unités. Mais le processus d'incorporation du personnel mobilisé et l'assemblage de grandes unités (brigades et plus grandes) n'a pas été efficace. Le personnel mobilisé semble avoir été initialement utilisé de diverses manières. Certains ont été envoyés dans des unités existantes de la zone d'opérations en remplacement, d'autres ont été placés dans de nouvelles unités composées entièrement de personnel mobilisé. Le résultat est une multitude d'unités qui n'ont pas encore été organisées en grandes unités nécessaires pour des opérations offensives de grande envergure.
Un peu de chaos était à prévoir, étant donné que personne n'avait d'expérience de la conduite d'une mobilisation pour une guerre continentale. L'ensemble du processus est un peu brouillon en raison des nombreuses catégories de personnel et de l'obstacle juridique à l’emploi des réservistes. Dans l'ensemble, il apparaît que le processus de pivotement de l'armée expéditionnaire basé sur les BTG vers des formations parentes plus importantes pour le moment ne produit pas ses effets, et la Russie est toujours en train de former brigades et divisions. Il persiste au surplus des retards de livraison de véhicules de combat d'infanterie améliorés (en particulier les BMP) aux unités d’infanterie mécanisée.
Le ministre russe de la Défense, Sergei Shoïgu, a annoncé un nouveau programme de réorganisation militaire. L'élément le plus important en est la décision de commencer à convertir les brigades existantes en divisions. Cela peut ressembler à de la vacuité bureaucratique, mais il n'en est rien. Discutons-en.
À la fin de la guerre froide, l'Union soviétique possédait l'armée la plus grande et la plus puissante du monde, capable d'aligner des millions d'hommes, armés jusqu'aux dents et disposant d’un arsenal sans équivalent d'équipements lourds. Le fait que ce puissant appareil militaire n'ait pratiquement pas connu de mutineries ou d'effondrements et qu'il n'ait pas été déployé pour préserver le système communiste est l'une des grandes curiosités de l'histoire moderne, mais c'est là un autre sujet.
A la suite de l'effondrement de l’URSS, la Russie a hérité de l'essentiel de sa puissance militaire, mais au milieu des troubles économiques et de la détresse sociale générale, elle pouvait difficilement se permettre de maintenir active cette force massive (elle ne disposait pas non plus des effectifs nécessaires, ayant perdu l'accès à une portion de la population soviétique suite à l’indépendance de certaines républiques). Cela a conduit Moscou à convertir une grande partie de l'armée soviétique en ce que l'on appelle les « formations de cadre ».
Une division fut réduite à un effectif d’active squelettique (quelques centaines d’hommes, principalement des officiers et des sous-officiers) qui formait le noyau autour duquel la division serait ramenée à son effectif de combat. Ainsi, les énormes divisions soviétiques pouvaient se résumer à des entrepôts remplis d'équipement et à un petit groupe de cadres - une sorte d’hibernation en vue d’une utilisation future.
En 2008, la Russie a entrepris une restructuration militaire majeure sous l’impulsion de l'ancien ministre de la Défense Anatoly Serdyukov. Ces principes de la réorganisation comprenaient l'élimination des divisions de cadres et une décision de convertir toutes les divisions existantes en brigades - de la division soviétique vers un modèle de brigade plus occidental.
Le double effet de l'élimination des unités de cadres et de la réduction des divisions en brigades fut la diminution du corps des officiers en sureffectif et la création d’une force plus rationalisée. Bien que quelques divisions aient été conservées, celles-ci furent l'exception plutôt que la règle. Une brigade russe représente 40 à 50 % de la taille d'une division de type équivalent. Une division d’infanterie mécanisée compte 8 500 hommes, contre 3 500 à 4 000 hommes pour une brigade.
La décision de la Russie de réduire les divisions en brigades a été bénéfique en temps de paix – elle a fait baisser le coût d'un corps d'officiers gonflé et a soutenu le régime d'austérité budgétaire. Mais on conçoit ultimement les armées pour la guerre...
Les dirigeants russes ont conclu que l'armée organisée en brigades n'est pas adéquate pour une guerre de haute intensité. Cela correspond à la leçon apprise – la guerre est toujours une entreprise industrielle, et la victoire nécessite la masse – et à l’impératif de grandes unités possédant une grande puissance de feu. Ainsi, l'admission par l'Otan que le volume de munitions consommées par l’Ukraine dépasse largement sa capacité de production et la décision de la Russie de revenir à un modèle de grandes formations sont les deux faces de la même médaille.
Cela nous ramène à l'annonce de Shoigu selon laquelle les brigades existantes seront reconverties en divisions – annulant ainsi un élément clé des réformes de 2008. L'expérience de la Russie en Ukraine a montré que les brigades ne sont tout simplement pas assez robustes (en particulier en termes d'effectifs d’infanterie) pour se maintenir de manière adéquate au combat.
L'image qui émerge est celle d'une armée russe qui tente de gérer trois transitions différentes à la fois. A savoir : (1) l'apport d'un grand nombre de personnels mobilisés qui doivent être organisés en grandes unités capables d'opérations offensives, (2) une expansion globale et une réorganisation de l'armée en une structure divisionnaire, et (3) l'expansion de la production d'armements, avec la reconfiguration du complexe militaro-industriel russe pour produire un arsenal de systèmes d’armes répondant à l'expérience dégagée des combats en Ukraine.
Le verdict le plus probable est qu'à ce stade ces défis organisationnels ne sont pas entièrement résolus, limitant l'activité immédiate de la Russie au façonnage du front et à la constitution de sac à feu (kill zones, ndlr), de chaudrons d’attrition comme à Bakhmut, sous la sécurité procurée par l'ISR et la puissance de feu de l’artillerie russe. Cela continuera jusqu'à ce que les divisions d’infanterie mécanisée et de blindés soient prêtes pour l’offensive.
C'est pourquoi, à l'heure actuelle, une grande partie des fonctions offensives de l’armée russe sont prises en charge par des unités en haut et en bas du spectre – c'est-à-dire des unités d'élite comme le VDV (parachutistes) et les fusiliers marins, ou des unités comme celle de Wagner et les milices des républiques autonomistes. Les unités de milieu de spectre – typiquement l’infanterie motorisée – tiennent principalement des positions défensives.
Cela ne veut pas dire que la mobilisation n'a pas déjà eu un effet majeur sur le champ de bataille. Il a été remédié aux conditions qui ont permis la contre-offensive de l'Ukraine dans l'oblast de Kharkov l'automne dernier. Il n'y a plus de zones peu densément défendues sur le front et les positions de la Russie sont désormais correctement équipées. L'Ukraine à ce jour n'a toujours pas réussi à percer une position russe convenablement défendue, et la mobilisation a permis à la Russie d'enfin tenir l'énorme front. Cependant, cela n'a pas conduit à une augmentation géométrique de l’efficacité offensive. C’est une fois encore largement dû au chaos organisationnel causé par la constitution des BGT en brigades et des brigades en divisions.
C'est la mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle est que même avec une grande partie de l'armée mobilisée encore dans les limbes organisationnelles, la force russe est plus que suffisante pour soutenir le combat sur les axes existants, perturbant les tentatives de l'Ukraine d'accumuler des réserves.
Perdus en forêt
Alors que tout le monde débat sans fin de l'offensive de Schrödinger, on est passé à côté de quelque chose d'important. Indépendamment de l'absence de "grosses flèches" offensives qui font joli sur une carte, les combats qui se déroulent en ce moment dans le Donbass sont très importants d'un point de vue opératique. Zoomons et regardons une petite section peu connue du front et réfléchissons à ce qui s'y passe en ce moment. Je parle de Kreminna.
Kreminna est une petite ville de 20 000 habitants (avant-guerre). Elle est située près de la frontière des oblasts de Lougansk et de Donetsk. Elle occupe l'endroit où une ligne ferroviaire critique s'approche de la caractéristique géographique dominante de la région, qui est la rivière Donets (appelée aussi Severodonetsk).
Les rivières sont toujours importantes, mais le Donets l'est particulièrement, car ses rives – en particulier la rive nord – sont le site d'une épaisse ceinture forestière (en grande partie une forêt de plantation). Cette forêt est un élément essentiel des combats dans ce secteur.
Au cours de l'été 2022, les combats dans des zones forestières comme celle-ci ont apporté les premiers signes indiquant que la Russie avait besoin d'augmenter son déploiement de forces en Ukraine. Tant dans cette ceinture le long du Donets que dans une zone forestière similaire autour d'Izyum, les forces russes ont eu du mal à sceller complètement le front et à sécuriser les bois. Cela était dû en grande partie à deux facteurs. Premièrement, les forêts denses affaiblissent l'ISR russe (renseignement, surveillance et reconnaissance) en réduisant la visibilité. Le deuxième facteur était le manque d'infanterie. Comme la force russe initiale était en sous-effectif, l'armée russe a préféré se battre avec une fine ligne d'infanterie derrière laquelle des tirs à distance dévastateurs pouvaient être dirigés – une tactique inopérante dans les bois.
A l'été 2022, ces ceintures forestières représentaient un sérieux problème pour l’état-major russe. Depuis la mobilisation, elle est enfin en capacité de sécuriser la ceinture forestière du Donets, une priorité élevée. En effet, cette ceinture s'étend parallèlement (c'est-à-dire d’Est en Ouest) à l'axe d'avancée russe vers Lyman.
Kreminna est le secteur dans lequel l'Ukraine pouvait obtenir un résultat opérationnel décisif, avec la ligne ferroviaire vers Lysychansk à portée de frappe. Cela a précipité une série d'attaques ukrainiennes ratées contre le village de Kreminna, qui se sont soldées par de lourdes pertes pour les Ukrainiens avant que la Russie ne recommence à pousser vers l'ouest en direction de Lyman.
La forêt, cependant, complique les choses. L'Ukraine en conserve le libre accès car elle contrôle la rive sud de la rivière Donets. Ainsi capable d’y renforcer et d’y soutenir des groupes de combat, l'Ukraine peut faire pression sur le flanc de toute offensive russe vers l'Ouest, en direction de Lyman. C'est pourquoi les dernières semaines ont vu les Russes relâcher leurs efforts vers l'Ouest au profit d'attaques vers le sud, dans les bois eux-mêmes.
L’interdiction de cette forêt aux Ukrainiens est une tâche critique qui doit être accomplie avant que l’offensive puisse être poursuivie vers Lyman (elle-même une étape opératique cruciale pour la préparation de l'assaut vers Slaviansk). Heureusement pour la Russie, elle a un moyen d'y parvenir, plus facile qu'un long et coûteux combat en forêt. Le maintien des Ukrainiens dans la ceinture forestière repose sur le contrôle de la rive sud de la rivière Donets, mais les lignes russes ne sont actuellement qu'à environ huit kilomètres, à Zolotarivka.
L'interconnexion et la nature cruciale de ces combats, trop souvent considérés comme de simples « opérations de mise en forme » du front où sont disputés de petits objectifs insignifiants, met pourtant en lumière l’articulation du front.
Une attaque russe au nord-ouest vers la rive sud de la rivière Donets viserait de petits villages comme Serebryanka et Grygorivka. La prise de tels villages n'est guère susceptible de provoquer une peur panique chez Jake Sullivan (le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden) et Victoria Nulan (la n°3 de la diplomatie américaine) – je crains que rien dans ce bas monde ne puisse le faire. Pourtant, une poussée russe vers la rive sud du fleuve couperait les routes utilisées pour approvisionner les forces ukrainiennes dans la ceinture forestière sur la rive nord du fleuve. Ceci, à son tour, permettrait aux forces russes hors de Kreminna de sécuriser la ceinture forestière et de neutraliser la menace sur leur flanc gauche alors qu'elles reprendraient leur offensive vers l'Ouest. Même pas besoin de capturer Lyman dans l’immédiat car atteindre le village de Yampil sera suffisant pour couper la dernière artère logistique ukrainienne vers Siversk (les routes du sud ayant été coupées par les forces russes autour de Bakhmut) et créer les conditions pour la Russie de liquider tout le saillant ainsi créé.
Cette zone forestière et le couloir allant de Kreminna à Lyman sert de charnière entre les fronts de Lougansk et de Donetsk. Elle a la même fonction entre Kreminna et Siversk, le long du Donets. En 2022, c'était le type de terrain que l'Ukraine avait réussi à exploiter du fait des sous-effectifs de l’infanterie russe. La Russie dispose désormais des forces nécessaires pour sécuriser ces forêts et peut accélérer le mouvement en coupant les ponts par lesquels l'Ukraine ravitaille ses troupes.
Ugledar : anatomie d'une bataille
Les combats font rage dans de nombreux endroits du front, avec des avancées russes sur la ligne fluviale de la rivière Oskil, une série de combats intenses dans la zone forestière entre Lyman et Kreminna, et bien sûr le sac à feu, l’encerclement de Bakhmut.
À la lumière de cette situation générale, j'ai pensé que cela pourrait être une bonne occasion de se pencher sur une section spécifique du front. Plus précisément, je souhaite examiner de près la bataille en cours dans le secteur d'Ugledar – discutons non seulement de son importance, mais voyons également les détails de l'assaut russe, des contre-mesures ukrainiennes et des évolutions potentielles.
Ugledar (certaines cartes peuvent utiliser la formulation ukrainienne "Vuhledar") est une petite ville qui comptait avant-guerre une population de 15 000 habitants. La ville elle-même est un ensemble dense d'immeubles en béton situés sur une étendue de steppe remarquablement plate, même pour l’Ukraine.
Ugledar a une importance stratégique, à la fois à des fins offensives et défensives. Les Ukrainiens y tiennent un saillant au sud-ouest de la ville de Donetsk. Ce saillant se distingue par le fait que c'est la position ukrainienne la plus proche de la principale ligne ferroviaire reliant Donetsk à Marioupol et au pont de Crimée. Il représente la menace ukrainienne la plus immédiate pour la logistique russe dans le sud. Ce saillant s’appuie sur deux points d’ancrage à Ugledar et à Marinka. A l’ouest d’ Ugledar, il n’existe aucun point d’appui.
Tant que les Ukrainiens tiendront Ugledar, ils tiendront ce saillant et auront une position à partir de laquelle menacer le trafic ferroviaire russe. S'ils perdent Ugledar, le saillant sera résorbé. Il est donc évident de voir pourquoi cette localité est une priorité absolue pour la Russie comme pour l'Ukraine.
Il est tout aussi évident que cette ville sera difficile à prendre. Elle se caractérise par des immeubles en béton denses et extrêmement robustes, et le terrain plat procure aux défenseurs ukrainiens un champ de vision dégagé. Il s'agit d'une position fortifiée avec une vue imprenable sur la zone environnante.
Le champ de bataille est petit et ses paramètres faciles à comprendre. Ugledar est à environ 1,5 km des villes de Pavlivka et Mykils'ke. Le terrain est plat, ce qui rend sa traversée à découvert extrêmement dangereuse. La ligne d'approche la plus viable se situe en direction du quartier connu sous le nom de "datchas" – un groupe de maisons individuelles sur le bord sud-est d'Ugledar.
Ce quartier offre la seule couverture en périphérie de la ville, et est le seul véritable point d'arrêt ou d'appui en dehors de la ville. Il est la destination naturelle de quiconque cherche à avancer intelligemment, c'est-à-dire perpendiculairement aux lignes boisées. Les champs de cette zone sont séparés les uns des autres par des haies d'arbres très fines et très droites, qui constituent la seule couverture. Les forces ukrainiennes y creusent régulièrement leurs tranchées. Suivre les haies mène directement aux datchas, point de passage obligé vers Ugledar.
A deux kilomètres au nord-est d’Ugledar se trouve une mine. Cette mine de charbon (pas tant le puits de mine lui-même que le complexe de bâtiments industriels qui l'entoure) est une position ukrainienne fortifiée avec sa garnison ainsi que des éléments logistiques.
Avec cette compréhension des aspects spatiaux et géographiques, le décor étant posé, nous pouvons examiner la bataille en cours. Le 25 janvier, les forces russes sont sorties de Pavlivka et de Mykils'ke et ont pris d'assaut la ville, atteignant rapidement les datchas et les nettoyant en grande partie. Il y a bien eu des combats à Ugledar même, bien qu'il soit probable que l'intention russe n'était pas de prendre d'assaut la ville bloc par bloc mais plutôt de la couper (il n'y a que deux routes menant à Ugledar sous contrôle ukrainien) et de forcer un retrait de l’armée ukrainienne par un enveloppement rapide.
Cette poussée initiale semble avoir pris les Ukrainiens au dépourvu, compte tenu de la rapidité avec laquelle les Russes ont pu nettoyer les datchas et avancer dans la périphérie est d'Ugledar. Un officier du 105e régiment DNR, qui a participé à ce premier assaut, a déclaré aux correspondants russes qu'ils pensaient que le groupe ukrainien à Ugledar pourrait être défait avec une forte poussée et qu'une demande de reddition serait émise suite à l’encerclement de la ville.
C'est alors que les Ukrainiens ont réagi rapidement et avec force. Quelques considérations à prendre une compte. Premièrement, le commandement de ukrainien considère Ugledar comme une position prioritaire et a immédiatement envoyé des renforts dans la ville (des sources ukrainiennes affirment qu’ils étaient initialement destinés Kreminna).
Deuxièmement, l'Ukraine bénéficie de la présence de batteries d'artillerie à Kurakhove, à une quinzaine de kilomètres au nord. A la limite de la portée de certains systèmes, mais Kurakhove est une position de tir solide car elle permet à l'Ukraine de couvrir à la fois les secteurs d'Ugledar et de Marinka. Kurakhove constitue une base de feu pivotante qui permet l’ensemble du périmètre du saillant.
Enfin, le groupe d’assaut russe a négligé d'attaquer ou du moins de supprimer par le feu la mine de charbon au nord-est d'Ugledar. Les forces ukrainiennes ont pu y organiser une contre-attaque rapide et oblique en direction des datchas. Une fois que les renforts arrivés à Ugledar ont contre-attaqué, les troupes russes ont été forcées de défendre leur position dans les datchas.
La contre-attaque rapide de l'Ukraine, la couverture d'artillerie de Kurakhove et l'arrivée des réserves ont mis fin aux chances de la Russie de submerger Ugledar, et la bataille s'est maintenant transformée en une affaire beaucoup plus vaste avec plus de forces engagées par les deux parties. La lutte s'est largement centrée sur les datchas et, bien sûr, sur les haies d'arbres qui forment les voies d'avancée des deux camps. L'imagerie satellite montre que les bombardements se sont concentrés le long de ces lignes d'arbres.
Encore plus percutants, peut-être, ont été les efforts intensifs de l’armée ukrainienne pour interdire les approches, y compris avec des mines posées à distance (essentiellement, les obus d'artillerie creux sont remplis de mines et les dispersent de partout). Compte tenu des difficultés d'approche d'Ugledar en terrain découvert, même en l'absence de mines, et de la nature confinée et linéaire des voies d'approche, un assaut direct sur Ugledar serait à ce stade folie, et il semblerait que les Russes y renoncé.
Deux éléments en particulier ressortent. Premièrement, les forces ukrainiennes ont non seulement avancé à travers les datchas, mais ont également réussi à traverser le champ vers Pavilvka et Mykils'ke détenus par les Russes. Deuxièmement, les forces russes tiennent malgré tout leur positions et poussent vers le bord est des datcha, ayant été rejointes par des renforts venant de Mykils'ke.
Cela suggère la manœuvre suivante. Les efforts russes semblent maintenant se déplacer d'Ugledar vers la mine de charbon. Cela isolerait davantage la garnison d'Ugledar et positionnerait les forces russes pour l'envelopper par l'Est. Cependant, les Russes semblent avoir renoncé à l'approche d'Ugledar et permis aux Ukrainiens d’évacuer.
Il y a quelques jours, certaines sources ukrainiennes affirmaient triomphalement avoir atteint la rivière Kashlahach. Cela m'a énormément surpris – avancer aussi loin est une très mauvaise idée. Il est peu probable que l'Ukraine puisse attaquer avec succès dans cette direction – Pavlivka et Mykils'ke sont toutes deux sous contrôle russe bien consolidé, et la principale autoroute alimentant ces villes se trouve derrière la rivière. Si l'Ukraine choisit d'attaquer, alors toutes les difficultés susmentionnées du terrain joueront désormais en faveur de la Russie.
La direction d’une offensive ukrainienne sera prise entre les deux villes tenues par les Russes. Toute attaque ukrainienne les obligerait à franchir une rivière sous la menace d'un encerclement. La meilleure décision pour les Ukrainiens serait de ne pas aller plus loin que les datchas et de rester en sécurité à Ugledar. Mais s'ils veulent retraiter par l'autre côté des champs dans ce qui sera un nouveau sac à feu, je soupçonne que les Russes seront heureux de les laisser faire pendant qu'ils prépareront la prise de la mine de charbon.
Ugledar est une aussi bataille fascinante et qu’âprement disputée. La poussée russe initiale vers la ville n'est pas la tactique habituelle de l’armée russe qui a montré une préférence pour les mouvements méthodiques et prudents. Dans le même temps, il est indéniable que l'Ukraine a contrecarré l'attaque russe de manière décisive et intelligente. Les médias occidentaux ont présenté cette bataille comme le théâtre d'horribles pertes russes. On a prétendu, par exemple, que toute la 155e brigade de marine avait été détruite. Inutile de dire que cela est un peu difficile à croire étant donné que la 155e brigade de marines combat toujours activement dans ce secteur. Curieusement, cette brigade avait déjà été détruite en novembre lors d'une tentative prétendument ratée de capturer Pavlivka. La destruction de la brigade et l'échec de l’offensive se sont avérés faux.
Cela étant, les pertes russes sont réelles – probablement de l'ordre de 300 à 400 hommes et de quelques dizaines de véhicules divers, mais c'est simplement la réalité d'un combat de haute intensité. Les pertes ukrainiennes dans ce secteur sont tout aussi importantes et la stabilisation réussie du front a forcé le commandement ukrainien à dépouiller de ses réserves d'autres secteurs critiques du front. Pire, la poussée des forces ukrainiennes dans ce secteur a induit la Russie à y positionner plus d'armes lourdes, créant un autre sac à feu.
L'avenir à Ugledar reste incertain. De nouvelles images ont été diffusées ce matin (24 février) montrant des frappes aériennes russes sur des positions ukrainiennes autour de la mine de charbon, suggérant qu'elles pourraient effectivement tenter d'attaquer la mine et d'envelopper Ugledar par l'Est. Il est également possible qu'Ugledar devienne une autre bataille de position acharnée, dont l’effet pourrait être annulé par une avancée russe ailleurs. Si, par exemple, les Russes brisent la ligne ukrainienne à Marinka et avancent pour menacer Kurakhove, Ugledar pourrait perdre le parapluie d'artillerie qui a rendu possible sa défense réussie.
Pour l'instant, cette bataille est fascinante car elle réduit tout le drame de la guerre à une très petite échelle. Des dizaines de milliers d'hommes ont courageusement combattu dans une arène de pas plus de 20 km carrés, la différence entre la vie et la mort se jouant sur le contrôle d'un étroit chemin de terre sous une ligne d'arbres.
Au milieu des grandes déclarations des dirigeants politiques et des grandes flèches dessinées les cartes, il faut se rappeler que le destin du monde repose sur les efforts de ces braves soldats. Indifférents aux discours interminables sur les objectifs de guerre et aux bavardages ineptes sur « l'ordre international fondé sur des règles », la multipolarité et les intérêts géopolitiques, les événements sur le terrain sont le fait d’hommes dont l’objectif de guerre est très simple. Dans les steppes pontiques couvertes de neige autour d'Ugledar, ce que le guerrier désire par-dessus tout, c'est de ne pas mourir.
Cicatrices de l'Empire : Moldavie et Transnistrie
L'un des développements les plus notables de ces dernières semaines fut l'émergence simultanée de deux prétendus complots visant à élargir le conflit. Le 21 février, le gouvernement ukrainien a affirmé avoir des renseignements avertissant que la Russie prévoyait de perpétrer un « coup d'État » en Moldavie en s'emparant de l'aéroport de la capitale Chișinău et en y insérant des troupes par pont aérien. Vingt-quatre heures après, la Russie a répliqué en affirmant que l'Ukraine était en train de se préparer à envahir le territoire interstitiel et juridiquement ambigu connu sous le nom de Transnistrie.
Tout cela est probablement très déroutant pour les observateurs non avertis. Si l'histoire et/ou la politique de l'Europe de l'est ne sont pas votre tasse de thé, alors vous avez probablement peu entendu parler de la Moldavie. Peut-être n'avez-vous jamais entendu parler de la Transnistrie. Un bref rappel du contexte historique peut être utile.
La Moldavie est l'un de ces petits États qui était prédestiné à être un éclat d'obus géopolitique. Les Moldaves eux-mêmes (en tant qu'ethnie ou peuple) sont les cousins des Roumains – l’écrasante majorité de la population est roumanophone et la religion principale est l'orthodoxie orientale de liturgie roumaine.
Cela soulève une question : pourquoi la Moldavie est-elle indépendante plutôt qu’une belle province côtière de la Roumanie ? La réponse, succinctement, est que cet Etat se trouve à deux points de convergence importants, l'un politique et l'autre géographique.
Historiquement, la Moldavie est un tissu conjonctif où trois grands empires se jouxtaient – les empires russe, ottoman et autrichien. La Moldavie, c’est l’ancienne Bessarabie, espace facilement franchissable entre les montagnes des Carpates et la mer Noire.
La Bessarabie fut l’objet de convoitises et de changement de main permanents, les puissances russe et ottomane désirant contrôler ce couloir crucial entre les montagnes et la mer. L'émergence d'un État roumain indépendant dans les années 1800 a encore compliqué les choses avec une autre partie convoitant ce territoire. La Seconde Guerre mondiale a mis un terme à cela. L’Union soviétique victorieuse y planta le marteau et la faucille en créant la République socialiste soviétique moldave. La question moldave était résolue… pour un temps.
Le mur de Berlin est tombé. L'Union soviétique s’est effondrée. Une fois encore, l'avenir politique de la Moldavie a posé question. En juin 1990, la République moldave a choisi de quitter l'Union, mais tout le monde n'était pas d'accord. Les loyalistes soviétiques et les Russes vivant en Moldavie ont récusé l'idée de quitter l'URSS et de se retrouver seuls dans un État majoritairement roumanophone. Ils créént la République socialiste soviétique moldave pridnestrovienne, mieux connue sous le nom de Transnistrie.
Le nom de Transnistrie est très parlant. C’est un dérivé de "Trans-Dniester" – il se réfère très littéralement à une bande de terre entre le fleuve Dniestr et la frontière moldave, conservant son allégeance à l’URSS. D’où la question : la Transnistrie est-elle une entité loyaliste ou séparatiste ? Du point de vue de Moscou, les autorités transnistriennes sont des loyalistes qui ont refusé de rejoindre la sortie moldave de l'URSS. Pour les Moldaves, les Transnistriens sont des séparatistes. La façon dont la Transnistrie sera considérée dans l'histoire sera presque certainement déterminée par l’issue des luttes de pouvoir en Europe de l'Est.
Tout cela pour dire qu'il y a maintenant deux États sur le littoral de la mer Noire qui sont des débris impériaux. La Moldavie est un État roumain ethnique occupant la majeure partie du corridor situé entre les montagnes des Carpates et la mer Noire, et la Transnistrie est un pseudo-État pro-russe qui s'est séparé de la Moldavie lors de l'effondrement soviétique. Aujourd'hui, en février 2023, l'Ukraine et la Russie s'accusent mutuellement de comploter pour envahir ces petits éclats d'obus géopolitiques.
Deux questions se posent : pourquoi l'Ukraine voudrait-elle envahir la Transnistrie, et une telle tentative serait-elle couronnée de succès ?
La raison pour laquelle l'Ukraine pourrait envahir la Transnistrie est quelque peu nébuleuse. Beaucoup ont suggéré que l'Ukraine chercherait à saisir le dépôt de munitions de Cobasna – ancienne base logistique de la 14e armée des gardes soviétiques qui était stationnée dans la région. Cobasna est l'un des plus grands dépôts de munitions d'Europe, où sont stockées jusqu'à 20 000 tonnes de munitions de l'ère soviétique. L'Ukraine étant désespérément à court de munitions, Cobasna est peut-être une proie suffisamment alléchante pour pousser les Ukrainiens à l’action, bien qu'il soit peu probable que son contenu soit utilisable. De nombreuses munitions sont obsolètes en raison de leur âge et de leur état de décrépitude, mais il persiste probablement encore un stock important de munitions utilisables. Le fait que le dépôt de munitions soit à moins de cinq kilomètres de la frontière ukrainienne augmente l'attrait à des niveaux peut-être irrésistibles.
La Transnistrie n'est pas sans défense. Vu qu'il s'agit d'un petit État formé autour des restes de la ligne dure de l'Armée rouge, il est beaucoup plus militarisé que ce à quoi on pourrait s'attendre pour une entité de moins d'un demi-million d'habitants. La Transnistrie dispose de plus d'équipements lourds que la Moldavie et peut déployer des brigades d'infanterie motorisées d’un bon niveau. Il y a une garnison russe en Transnistrie, peu équipée et qui fut déployée comme force d’interposition.
La force frappe de la Transnistrie dépasse sa catégorie de poids. Elle est probablement beaucoup plus difficile à briser qu'on ne le supposerait au premier abord, mais elle est isolée et serait incapable de résister à une attaque ukrainienne déterminée. A ce stade le type de ressources Kiev pourrait consacrer à un raid armé pour s’accaparer des munitions n’est pas connu.
Ceci étant dit, le dépôt de munitions de Cobasna est situé très près de la frontière ukrainienne, et sa sécurisation ne nécessiterait donc pas la pacification de toute la Transnistrie. L'armée ukrainienne pourrait simplement sécuriser un saillant de quelques kilomètres de profondeur et protéger le dépôt de la ville voisine de Ribnita pendant qu'elle en transfère son contenu en Ukraine. Il serait difficile pour les forces en Transnistrie de défendre un objectif si près de la frontière ukrainienne, et il est donc fort probable que des mesures aient déjà été prises pour détruire le dépôt de munitions en cas d'incursion ukrainienne – un acte qui pourrait produire une explosion de la taille de la bombe atomique à Hiroshima, mais sans les radiations embêtantes.
Cela soulève un paradoxe. Le dépôt de Cobasna est si vulnérable à un raid ukrainien qu'il cesse de devenir une cible réaliste, car les Transinistriens le feront sauter au moment où l’armée ukrainienne s'en approchera. L'Ukraine se retrouvera alors face à un nouveau front sur ses arrières qui nécessitera des unités régulières ukrainiennes (pas seulement la défense territoriale) pour le pacifier.
Cela nous ramène à la Moldavie, qui considère le petit État transnistrien comme une province séparatiste moldave et comme une tringlerie russe pour à la fois y déployer des troupes et faire pression sur le gouvernement moldave. Il n'est pas tout à fait correct de considérer la Transnistrie comme un complot russe parce que la création de la Transnistrie a été le résultat d'une action spontanée locale, et non dirigée par Moscou.
C'est pourquoi l'Ukraine a toujours présenté la question transnistrienne comme relevant « de la décision de la Moldavie ». En d'autres termes, l'Ukraine hésitera probablement à avancer vers la Transnistrie dans une tentative de s’accaparer le stock de Cobasna. Elle préférerait présenter son intervention là-bas résultant de la demande du gouvernement moldave - "c'est le territoire moldave, et nous intervenons l’ aider à le récupérer”. C'est la raison pour laquelle l'Ukraine a clamé l’existence d’un plan russe visant à renverser le gouvernement moldave – elle cherche créer un environnement politique où la Moldavie donne son feu vert à un mouvement sur la Transnistrie et y participe avec ses propres forces.
Étendre la guerre à la Moldavie et à la Transnistrie ne correspond pas aux intérêts russes. D'éventuelles opérations sur l'axe transnistrien seraient très difficiles à gérer, car elles devraient être entièrement soutenues par des ponts aériens par des survols du territoire ukrainien ou moldave.
Pendant ce temps, la Moldavie veut presque certainement maintenir sa neutralité (qui est codifiée dans la constitution du pays et est la raison pour laquelle le pays n'est pas membre de l'OTAN) et est donc très peu susceptible de donner son feu vert à un mouvement ukrainien en Transnistrie en l'absence d'une provocation russe préalable. .
En fin de compte, la seule partie qui pourrait bénéficier d'un élargissement du conflit au territoire moldave est l'Ukraine, à la fois parce qu'elle convoite le dépôt de Cobasna et parce que l'élargissement du conflit est un objectif ukrainien – dans son calcul grossier, toute escalade qui fait monter la probabilité d'une intervention occidentale directe est bénéfique. La Moldavie, n'est pas membre de l'Otan, mais Zelensky aimerait sans aucun doute déclencher une expansion en spirale du théâtre afin d’y entraîner la Roumanie. Le dépôt de Cobasna étant miné, un coup d’épée dans l’eau.
Je suis sceptique sur le fait que quoi que ce soit se produise sur ce front. L'Ukraine tente de fabriquer une crise pour susciter plus d'urgence à l'Ouest et distraire la Russie, et la Russie répond par des contre-accusations et une gestion de l'escalade. Surtout, c'est un rappel brutal que pour l'Ukraine – étant entièrement dépendante de ses bienfaiteurs occidentaux pour soutenir sa guerre – cette guerre se déroule sous les yeux du monde entier.
J'ai été assez cohérent depuis le début en ce sens que je m'attends à ce que la guerre en Ukraine soit menée jusqu'à son terme et reste un conflit conventionnel contenu – c'est-à-dire que je ne m'attends pas à l'utilisation d'armes nucléaires ou à l’entrée d'autres belligérants – que ce soit la Biélorussie, la Pologne, la Moldavie ou l’ Otan Je crois que nous avons déjà vu l'étendue qualitative de l'implication extérieure dans la guerre – l'Otan fournissant la formation, l'ISR, l'armement, la maintenance et le soutien, la Biélorussie étant utilisée pour les déploiements russes et les alliés russes comme la Chine et l'Iran fournissant principalement des armes de frappe à distance.
Pour l'instant, aucun des développements autour de la Transnistrie ne semble bouleverser de manière crédible mon analyse. Attendons de voir si les pénuries de munitions ukrainiennes deviennent si graves qu'ils ne peuvent tout simplement pas faire autrement que de piller le dépôt de Cobasna.
La vie dans le sac à feu
Pour quelqu'un assis bien au chaud loin du Donbass, il est facile de banaliser les combats qui s’y déroulent actuellement comme sans importance, simplement parce que des endroits comme Ugledar, Bakhmut et la ceinture forestière au sud de Kreminna ne semblent pas être particulièrement stratégiques. C’est bien sûr plutôt idiot. Ce qui rend un lieu important, dans un contexte de guerre, est le fait que deux groupes hostiles d'hommes armés s'y confrontent. L'histoire regorge de telles situations : Gettysburg, Stalingrad et Điện Biên Phủ n'étaient pas particulièrement stratégiques en eux-mêmes, mais ils ont pris une importance démesurée parce que c'est là que se trouvait l'ennemi.
La victoire en Ukraine sera remportée lorsqu'un des belligérant aura perdu sa capacité à offrir une résistance armée – soit par la rupture de la volonté politique, la destruction d’armes lourdes ne pouvant pas être remplacées, l’impossibilité de soutenir ses forces ou des pertes humaines insupportables. Le mot « attrition » est devenu assez banal pour décrire l'approche russe, mais peu veulent considérer ce que cela signifie vraiment : tuer des soldats ukrainiens en grand nombre, détruire l'artillerie et la défense aérienne, et laminer les arrières de l’armée ukrainienne. Ou, mieux, ne le faire que dans le piège de Bakhmut, où l'espérance de vie du soldat ukrainien ne dépasse pas quelques heures ?
Le commandement russe pourrait paraphraser le lieutenant-colonel américain Hal Moore, qui a dit à propos du Vietnam : « Par Dieu, ils nous ont envoyés ici pour tuer des communistes et c'est ce que nous faisons. »
L'une des grandes particularités de cette guerre est la dépendance totale de Kiev à l'aide occidentale. C'est à certains égards à la fois un avantage et un inconvénient pour la Russie. Les inconvénients sont évidents, dans la mesure où cela met la majeure partie de l'ISR, de la production d'armements et du maintien de la puissance de l’armée ukrainienne hors de portée de la Russie. Moscou ne va pas commencer à abattre des avions AWAC américains ou à bombarder les installations de Lockheed Martin, et donc à cet égard, l’aide occidentale procure à l'Ukraine une résilience stratégique qu’elle n’aurait sinon pas eu. Mais le revers de la médaille est que l'Ukraine ne mène pas une guerre souveraine, contrairement à la Russie.
Parce que l'Ukraine compte sur l'aide étrangère pour poursuivre sa guerre, elle doit constamment être en mode performatif et sous pression pour obtenir des succès visibles afin de satisfaire ses généreux donateurs. C'est pourquoi il est planifié que l'Ukraine utilisera les blindés pour lancer une contre-offensive contre le pont de Crimée. En revanche, la Russie n'est soumise à aucune pression extérieure intense et cette liberté d'action lui donne le luxe (tant que les événements du champ de bataille ne l'interrompent pas) de régler une refonte organisationnelle et de résister à la tentation de passer à l’offensive prématurément.
Il aurait été préférable de ne pas avoir eu de problèmes d'organisation en premier lieu, mais la prudence reste l’apanage du courage. Et pour l'instant, il n'y a pas urgence, puisque tout le front est devenu un gouffre mortel qui engloutit les hommes et l'équipement ukrainiens, et sape les réserves et les initiatives de Kiev.
Le monde absurde qu’est devenu l’Occident est exposé aux réalités de la vraie puissance. Après un nouveau vote de condamnation sans effet aux Nations Unies et une visite à Kiev du premier gérontocrate des États-Unis, l’appétence des dirigeants occidentaux pour la guerre ne paraît pas faiblir. Mais peut-être prennent-ils progressivement conscience qu’ils ne comprennent pas cette guerre, qu’ils n’ont aucune influence sur son cours, qu’ils ne sont que des spectateurs.
Dans la forêt autour du Donets, dans la steppe d'Ugledar et dans le piège mortel de Bakhmut, les mots importent peu. La puissance destructrice à l'œuvre est si grande que les actes d'un individu, aussi puissant fut-il, ne peuvent guère modifier le cours de la bataille – et pourtant, des deux côtés, des hommes continueront de faire leur devoir, faisant preuve de discipline et de bravoure face à la mort. De tels hommes dépassent peut-être l'entendement des cultures postmodernes, mais ce sont eux qui détermineront le destin de l'Ukraine et de la Russie.