Jeffrey D. Sachs : "Un ordre international dirigé par les Etats-Unis est un anachronisme"
L'éminent économiste américain s'inquiète de l'absence de diplomatie occidentale quant à la résolution des crises ukrainienne et israélo-palestinienne, qui poussent le monde au bord de l'abîme.
L’interview originale en anglais et sa transcription sont à écouter et à lire ici.
Le professeur Jeffrey D. Sachs est une voix forte et aujourd’hui dissonante dans la symphonie des récits officiels et médiatiques policés. Son dévouement sincère en faveur d’un véritable multilatéralisme fondé sur la Charte des Nations Unies pourrait indiquer la seule issue aux guerres extrêmement dangereuses en Ukraine et entre Israël et les Palestiniens.
Jeffrey Sachs nous parle de l'omniprésence de la guerre dans la politique étrangère américaine et de l'avenir de l'OTAN et de l'UE. Il expose sa vision des architectures de gouvernance et de sécurité internationales qui pourraient émerger des bourbiers ukrainien et israélo-palestinien, ainsi que des changements possibles dans la politique étrangère américaine résultant de la prochaine élection présidentielle américaine.
Jeffrey D. Sachs est directeur du Centre pour le développement durable de l'Université de Columbia, où il occupe le rang de professeur d'université. Sachs a été directeur de l'Institut de la Terre à l'Université de Columbia de 2002 à 2016. De 2001 à 2018, il a été conseiller spécial auprès des secrétaires généraux de l'ONU, Kofi Annan (2001-7), Ban Ki-moon (2008-16) et António Guterres (2017-18).
Il est l'auteur et l'éditeur de nombreux livres, dont trois best-sellers du New York Times : The End of Poverty (2005), Common Wealth : Economics for a Crowded Planet (2008) et The Price of Civilization (2011). D'autres livres incluent To Move the World: JFK's Quest for Peace (2013), The Age of Sustainable Development (2015), Building the New American Economy: Smart, Fair & Sustainable (2017), A New Foreign Policy: Beyond American Exceptionalism (2018). ), Les âges de la mondialisation : géographie, technologie et institutions (2020), et plus récemment, L'éthique en action pour le développement durable (2022).
Jeffrey Sachs est Chevalier de la Légion d’honneur
L'Eclaireur : Professeur Sachs, puis-je commencer par une question simple mais directe : pourquoi la guerre est-elle si ancrée dans la politique étrangère américaine ?
Jeffrey Sachs : La guerre est au centre de la politique étrangère américaine depuis la création du pays. Rappelez-vous qu’après une guerre révolutionnaire, sa guerre d’indépendance, les États-Unis étaient alors constitués de treize Etats sur la côte est de l’Amérique du Nord. Au cours des cent vingt années qui ont suivi, les États-Unis se sont frayé un chemin à travers le continent nord-américain, ont mené des guerres sous l’étendard de la destinée manifeste. C'était le destin des États-Unis de contrôler toute l'Amérique du Nord à l’exception du Canada et de certaines parties du Mexique.
À la fin du 19e siècle, les États-Unis ont lancé des guerres d’expansion impériale, à commencer par la guerre hispano-américaine de 1898. Au 20e siècle, les États-Unis ont bien sûr participé aux deux guerres mondiales. Ils ont participé à d’innombrables autres opérations militaires à travers le monde après 1945.
Lorsque les États-Unis étaient la puissance dominante dans le monde, ils ont mené de nombreuses guerres ouvertes très sanglantes, notamment en Asie du Sud-Est, la soi-disant guerre du Vietnam, qui était en réalité une guerre au Vietnam, au Cambodge et au Laos. Ils sont intervenus dans des dizaines d'autres pays dans le cadre d'opérations secrètes menées par la CIA ou par d'autres unités militaires. Après l’effondrement de l'Union soviétique en décembre 1991, la politique étrangère américaine, explicite mais mal comprise par le public, a consisté à s’engager dans une série de conflits pour renverser les régimes alliés de l’ex-Union soviétique. D’où les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie et maintenant la guerre en Ukraine.
Ces éléments ne semblent peut-être pas constituer un tout, mais ils font en vérité partie d’une politique étrangère organisée autour de la puissance militaire et du changement de régime.
L’idée est que, fondamentalement, la puissance prédominante des États-Unis leur permet de dicter leurs conditions et, le cas échéant, d’exercer cette puissance par des moyens militaires, parfois secrets. On estime qu’il y a eu 64 opérations secrètes de changement de régime menées par les États-Unis entre 1947 et 1989.
J’écris depuis de nombreuses années que les États-Unis ont besoin d’une nouvelle politique étrangère parce que celle-ci représente un danger pour eux-mêmes et pour le monde.
L'Eclaireur : Ainsi, le “ne cherchez pas de monstre à l'étranger” de John Quincy Adams et le “parlez doucement avec un gros bâton” de Teddy Roosevelt n'ont jamais été une réalité ?
Prof. Jeffrey Sachs : (Rires) Eh bien, un gros bâton faisait également partie de la vision de Roosevelt.
L’Eclaireur : Certes, mais parlez doucement d’abord…
Jeffrey Sachs : Parlez doucement, mais le bâton était toujours là. Teddy Roosevelt était un impérialiste. Lorsqu’il a voulu le canal de Panama, il l’a pris. Il s'est fait connaître lors de la guerre hispano-américaine, une guerre sous de faux prétextes visant à créer l'empire militaire américain à l'étranger. Il était un impérialiste, impressionnant à d’autres égards, mais je ne suis pas un grand fan de sa politique étrangère.
L'Eclaireur : Quand on regarde ce qui se passe actuellement en Ukraine, un désastre total, et en Israël, qui semble également être un désastre complet, à condition d'éviter l'Armageddon, quels nouvelles ou quels changements dans les les architectures actuelles de gouvernance et de sécurité envisagez-vous ?
Jeffrey Sachs : Nous sommes au milieu de deux guerres absolument dangereuses et sanglantes parce que les États-Unis et leurs pays alliés ou dépendants refusent de négocier avec ceux avec lesquels ils ont décidé de ne pas négocier.
La guerre en Ukraine est essentiellement une guerre entre les États-Unis et la Russie à propos de l’élargissement de l’OTAN, des emplacements militaires américains en Europe de l’Est et de la question de savoir qui gouvernera l’Ukraine, parce que les États-Unis y ont participé à une violente opération de changement de régime en février 2014. Depuis le début, la position des États-Unis a été : “nous n'avons pas besoin d'en parler aux Russes”. La guerre en Ukraine est donc une guerre qui est la conséquence du rejet de la diplomatie par les États-Unis.
C’est mon avis – ce n’est pas l’opinion majoritaire aux États-Unis ou en Europe – parce que je connais les nombreuses occasions qu’ont eu les États-Unis de parlementer, occasions qu’ils ont toutes rejetées.
L’une d’elles est survenue fin 2021 lorsque le président Poutine, exaspéré par les échecs diplomatiques de la décennie précédente, a mis sur la table un projet d’accord de sécurité entre les États-Unis et la Russie fondé sur le non-élargissement de l’OTAN à l’Ukraine. La réponse officielle des États-Unis a été “ nous n'avons pas besoin de discuter de cette question avec vous”.
L'Eclaireur : Comment expliquez-vous que les Européens n'aient pas alors mis un terme à cela ?
Jeffrey Sachs : C'est pathétique et triste parce que je sais que de nombreux dirigeants européens se sont opposés à l'élargissement de l'OTAN lorsqu'il a été proposé en 2008. Ils savaient que c'était dangereux et ils savaient que c'était une provocation, mais malheureusement, sur le plan institutionnel, Bruxelles est vraiment tombée sous domination américaine au cours de la dernière décennie, a succombé aux lobbyistes américains et aux pressions politiques américaines.
Le fait que l’OTAN et l’Union européenne aient leur siège dans la même ville est à mon sens une grave erreur. Parce que l’UE, en matière de politique étrangère, est essentiellement une succursale de l’OTAN. Je suis très déçu que les dirigeants français, allemands, italiens, espagnols et ceux d’autres grands pays n’aient pas dit clairement ce qu’il en était des États-Unis : “ Ce que vous faites est dangereux, c’est de la provocation. Cela met en danger les intérêts européens, nous ne voulons pas que vous le fassiez ”. Mais ils n’en ont pas eu le courage.
Je n’ai eu cesse de le dire. J’ai parlé à plusieurs reprises à des dirigeants européens, mais ils ont toujours fini par reculer, alors lorsqu’ils étaient d’accord en privé. Parce que les États-Unis, estimaient-ils, assuraient la sécurité de l'Europe. Ils se sentaient donc dans une situation dans laquelle ils ne pouvaient pas s'opposer ou rejeter la politique américaine.
Je pense que c'est une erreur de la part de l'Europe, une erreur gravissime.
L'Eclaireur : Peut-être aussi à cause de la corruption, mais c'est une autre histoire… Si nous revenons aux infrastructures de gouvernance mondiale, en particulier dans le contexte actuel où nous avons vu au Conseil de sécurité de l'ONU quatorze pays voter pour un cessez-le-feu en Israël et les USA opposer leur véto…
Jeffrey Sachs : Ce qui est très prégnant dans la situation actuelle, tant en ce qui concerne l'Ukraine que le conflit israélo-palestinien, c'est que la majeure partie du monde n'est pas du côté de l’Occident.
Or, qu’est-ce que l’Occident ?
L'Occident, ce sont les États-Unis avec le Canada, le Royaume-Uni, l'Union européenne, le Japon, la Corée, et c'est tout. Je suis désolé : il manque aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ainsi qu'une poignée d'autres pays, pour n’oublier personne. L'Occident, selon qui vous vous y incluez, représente 10 à 15 % de la population mondiale.
La majeure partie du reste du monde souhaite une approche très différente, non pas une approche d'alliance mais une approche basée sur la Charte des Nations Unies, une approche basée sur le développement durable et les défis économiques et environnementaux, non sur des guerres sans fin, et certainement pas sur un système international dont les règles sont écrites par les États-Unis.
La plus grande expression orwellienne de notre époque est “l’ordre fondé sur des règles”, expression utilisée à tort et à travers par les États-Unis. Et par les Européens également. Honte à eux. Honte à eux !
S'il existe un ensemble de règles, il s’agit des règles de la Charte des Nations Unies, des traités internationaux, des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU et de son assemblée générale, des arrêts de la Cour pénale internationale, etc. Ce sont ces règles que souhaite la majeure partie du monde. Je pense que c'est crucial.
Mais si nous y arrivons, alors que la puissance relative des États-Unis et de l’Occident diminue, c’est certainement parce que le poids économique non seulement de la Chine, mais également de l’Inde et des autres pays des Brics, et plus généralement la diffusion de la technologie et l’augmentation du niveau d’éducation signifient qu’un ordre international imposé par les États-Unis est un anachronisme total.
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