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Olivier Véran : clairement plus simple *

Après avoir porté à grands coups d'argent public un dispositif dévoyé de son objectif et qui est venu booster le modèle des opticiens low cost, l'ex-ministre de la santé est recruté par l'un d'eux.

La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), tout à la fois gendarme de la transparence et gardien de l’éthique et de la probité en politique, n’y voit rien à y redire. Les “grands médias” non plus. Si le Canard enchaîné a volé dans les plumes d’Olivier Véran, s’étonnant de sa nomination au conseil de surveillance de l’opticien Lunettes pour tous, c’est que la prise illégale d’intérêt ou le trafic d’influence saute quelque peu aux yeux.

A moins d’une cécité totale. A moins de considérer qu’un ministre de la Santé, au travers d’un dispositif qu’il a initié, vanté et mis en œuvre - dont a largement bénéficié la boite dans laquelle il a opportunément atterri après moult tâtonnements - n’a pas aligné ses convictions (intérêts ?) personnelles avec ses contributions ministérielles.

A lire également : La macronie et la multiplication des cabinets conseil

Quel lien y-a-t’ il entre Olivier Véran et Lunettes pour tous, exception faite que l’ex-ministre de la santé sera chargé d’œuvrer au développement de l’enseigne au niveau européen ?

Un dispositif : 100 % Santé.

Cette promesse électorale d’Emmanuel Macron en 2017, c’était une idée d’Olivier Véran qui remontait à 2012 1. Une idée propulsée par son initiateur devenu ministre de la santé en 2022, afin de pousser davantage d’opticiens, qui n’y mettaient pas beaucoup du leur2, à vendre des lunettes très bon marché.

L’idée initiale était plutôt bonne puisqu’il s’agissait de lutter contre le renoncement aux soins, d’optique mais aussi dentaires et de prothèses audio, grâce à une prise en charge totale, sans reste à charge donc. Ce sur un marché très convoité et très rentable, en premier chef pour les opticiens dont le nombre au mètre carré explose tous les compteurs : on compte en France un magasin pour 5 400 habitants, un taux inégalé au monde.

Mais voilà, ce 100 % Santé, Lunettes pour tous en a fait son modèle économique. Et accessoirement un slogan : “des lunettes à 10 euros, prêtes en 10 minutes”.


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La société sait s’entourer : elle a été fondée par Paul Morlet, qui a aussi un pied dans l’immobilier, et par le magnat des télécoms et des médias Xavier Niel (groupe Le Monde, Médiapart 3, L’Informé notamment qui a gratifié ses lecteurs d’un article à graver dans les annales de l’investigation journalistique), ce qui n’y est peut-être pas pour rien dans l’occultation médiatique de ce pan de la reconversion d’Olivier Véran.

Le problème est que l’on ne voit pas bien (c’est le cas de le dire) à qui profite vraiment ces lunettes low-cost. A la Chine, la République tchèque ou aux Philippines d’où est importée la majeure partie des montures et des verres correcteurs puisqu’il faut bien faire tomber les coûts, pas seulement réduire les marges et automatiser la chaine ? Le premier qui parle de souveraineté, de réindustrialisation et de transition écologique a perdu.

Aux clients ? Perdu aussi. Si le 100 % Santé a peut-être été une avancée en matière de démocratisation de l’accès aux soins dentaires et d’équipement en prothèses audio. Il l’a beaucoup moins été en matière d’optique.

Cette offre low cost existait déjà avant la réforme. Et des réseaux de soins, comme Carte Blanche, avaient déjà leur propre 100 % Santé avec des produits made in France… Résultat, les équipements sans reste à charge impulsés par la réforme ont trouvé très peu preneurs comme le soulignait la cour des comptes dans son rapport publié en 2022. Pire :

“La réforme se traduit même, à rebours de son objectif, par une augmentation des restes à charge, l’instauration d’un panier de soins remboursés à 100% s’accompagnant d’une diminution des remboursements par l’assurance maladie des équipements du panier libre et, pour les organismes complémentaires, par la diminution du plafond de prise en charge des montures”, soulignent les magistrats financiers.

Bingo.

Quatre ans après sa mise en place, on peine à voir l’intérêt de la réforme pour les patients en général, la majeure partie des opticiens et les finances publiques. Sans parler de l’effet boomerang. En 2022, les magistrats de la rue Cambon pointaient un “équilibre financier de la réforme construit sur des bases très optimistes en optique”, aussi peu documentées que peu suivies. En 2023, un rapport du Sénat enfonçait le clou : “l’équilibre financier de la réforme se révèle incertain”.

De fait, aux dépenses de l’assurance maladie inférieures aux prévisions – tout le monde ne se ruant pas sur le 100 % santé – se greffent des dépenses largement supérieures aux prévisions des organismes complémentaires. Un surcoût qui a toutes les chances d’être transféré aux Français que la réforme était censée mieux protéger, les plus fragiles, et se traduire par une hausse des cotisations des complémentaires, notamment pour les contrats d’entrée de gamme.

Re-bingo.

A qui profite le crime ? Aux opticiens, notamment ceux qui cochent les bonnes cases : celles des modèles low-cost. Avec le 100 % Santé, la Sécurité sociale verse une centaine d’euros par paire vendue, souligne le Canard. Depuis juillet 2023 et un décret vite rédigé sans beaucoup de concertation avec la profession, compter 42 euros supplémentaires par paire de lunettes vendue aux opticiens délivrant au moins 65 % d’équipements bon marché. Ça tombe bien, c’est pile le créneau de Lunettes pour tous. Ils ne sont pas nombreux dans cette tranche : 3 % en France.

De quoi faire bondir les représentants de la profession.

Ce n’est pas une mesure incitative, c’est une mesure de soutien (…) En revanche, il n'est pas normal que les enseignes (comme Droit de regard ou Lunettes pour tous, NLDR) qui ont fondé leur modèle économique entièrement sur le 100% Santé puissent bénéficier de cette subvention publique”, pointait Hugues Verdier-Davioud, le président de la Fédération nationale des opticiens de France en juin 2023 dans Acuité.

En attendant, pour certains, c’est tout bénéf’. Au rythme de 800 000 paires de lunettes vendues par an et 120 paires par jour (grâce à son bus itinérant) dixit Le Canard enchaîné, Lunettes pour tous touche ainsi la coquette somme de 15 millions d’euros chaque année. Et voit son chiffre d’affaire comme ses résultats s’améliorer d’année en année.

Quand le recours aux soins censé être boosté par la réforme n’a pas bougé (rapport de la cour des comptes, il n’y a pas eu d’autre évaluation indépendante du dispositif depuis) et que le reste à charge a lui augmenté selon le bon vieux système des vases communicants, soit l’exact inverse que ce que le dispositif était censé obtenir.

“La part de la dépense d’optique financée par les ménages était en forte baisse avant la réforme, passant de 35 % à 23 % entre 2010 et 2019. En 2020, si les restes à charge sont nuls sur le panier 100 % santé, ils ont en revanche augmenté pour atteindre 29 % sur le panier libre, soit un taux de 27 % sur l’ensemble des dépenses”, notait la cour des comptes.

Re-re-bingo.

Autant de réussite n’a manifestement pas empêché Olivier Véran d’être recruté par Lunettes pour tous. Avec le feu vert de la HATVP et de son président Didier Migaud que l’on retrouve aujourd’hui Garde des Sceaux; avis favorable dont se drape l’ex-ministre comme si cela le mettait à l’abri de toute éventuelle poursuite pénale. “Il n’y a pas de sujet”, a clos Olivier Véran en réponse à Acuité.

Il y œuvrera pour développer la société en Europe. Comment ? Il n’échappe à personne que sa formation initiale, celle de neurologue, ne lui sera pas de beaucoup d’utilité. Son carnet d’adresses bien davantage. Nous avons l’objectif de proposer un 100 % Santé européen et les relations politiques d’Olivier Véran vont nous y aider”, a confirmé Paul Morlet lors du salon de l’optique à Paris le 21 septembre. Ça tombe bien, Olivier Véran a dans le droit fil de sa nouvelle reconversion, également monté un cabinet conseil en stratégie. Clairement plus simple.


* “Clairement plus simple” est un slogan de la marque “Lentilles moins chères”.

1

D’après le co-fondateur de Lunettes pour tous, Paul Morlet interviewé par le média professionnel Acuité.

2

Depuis le 1er janvier 2020, les opticiens doivent présenter au moins 17 modèles de montures en deux coloris différents pour adultes et 10 montures différentes pour enfants en deux coloris également d’un prix inférieur ou égal à 30 € dans le cadre du 100% Santé ainsi que les prestations et équipements inclus dans le panier de soins. Les opticiens ont également obligation de réaliser un devis proposant une offre 100% Santé, ce qui est rarement le cas.

3

Xavier Niel est actionnaire indirect, via la société des amis de Médiapart, du journal. Mais soyons fair-play, Médiapart a égratigné Lunettes pour tous. C’était en 2020. Médiapart y dépeignait l’univers impitoyable de ce concentré de start-up nation entre “discriminations raciales” et “violences sexistes”. “Il n’y a pas de sujet”, comme dit Olivier Véran.