
[ Ratio patients/soignant ] "On peut faire de la qualité en améliorant les finances publiques"
Le ratio est-elle l'arme absolue pour stopper l'hémorragie de soignants et surtout les faire revenir? On en parle avec Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat national des professionnels infirmiers

Les pistes pour commencer à sortir l’hôpital – au sens large, public comme privé – de la crise existent. C’est la bonne nouvelle. Elles passent notamment pour Thierry Amouroux, le porte-parole du syndicat national des professionnels infirmiers, par la mise en place d’un ratio de patients par soignant comme L’Eclaireur en parlait dans un précédent article.
La mauvaise, c’est que l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (l’Ondam), qui fixe le niveau des budgets des hôpitaux ne devrait être que de 2,8 % en 2025, à peine plus que l'inflation, alors qu'il avait progressé de 3,2 % en 2024. La fédération hospitalière de France estime qu’il faudrait plus du double…
Comment faire plus avec moins ? C’est l’impossible équation si on doit traiter le sujet par le petit bout de la lorgnette, c’est à dire avec une vision très court-termiste, défend Thierry Amouroux, et sans également l’accompagner de mesures supplémentaires.
“Ce n’est pas un choix entre la qualité ou l’économique. Le fait d’augmenter le nombre d’infirmières au lit du patient diminue le coût des dépenses de santé du pays”, appuie le porte-parole d cela section française de la fédération internationale des infirmiers. “Donc, on peut faire de la qualité en améliorant les finances publiques.”
L’Eclaireur - De quoi parle-t-on exactement ? De ratio infimier par patient comme on l’entend souvent ou de ratio soignant par patient comme stipulé dans la proposition de loi ?
Thierry Amouroux - Les études internationales sont davantage faites sur les infirmières, une profession que l’on retrouve partout dans le monde, alors que tous les pays n’ont pas d’aides-soignants. Nous on veut s’appuyer sur les études internationales pour que cette proposition ne soit pas réduite à une opinion syndicale. On prend les exemples de la Californie, de l’Australie où plusieurs Etats ont appliqué les ratios, la Corée du Sud aussi. Ce sont des situations concrètes.
Dans tous les pays qui ont mis en place les ratios, le dispositif coûte plus cher dans un premier temps en raison de l’augmentation de la masse salariale. Mais on voit que, dès la troisième année, c’est rentable car le ratio réduit le coût de la pathologie en diminuant les durées d’hospitalisation et les ré-hospitalisations.
Ce n’est pas un choix entre la qualité ou l’économique. Le fait d’augmenter le nombre d’infirmières au lit du patient diminue le coût des dépenses de santé du pays. Donc, on peut faire de la qualité en améliorant les finances publiques.
L’Eclaireur - En France il est donc prévu sur la base des études conduites sur les ratios infirmiers quel le dispositif s’appliquera plus largement, aux aides-soignants notamment. Mais tout ceci reste à définir. La proposition de loi par exemple ne mentionne aucun chiffre, aucun ratio précis…
Thierry Amouroux - Les normes internationales de qualité, c’est 6 à 8 patients par infirmière. Tout patient supplémentaire, c’est 7 % de mortalité en plus. C’est important. Mais les normes ne sont pas les mêmes dans un service de médecine générale que dans un service de médecine spécialisée. Ce n’est pas la même chose en cancérologie ou en maternité. Nous, on dit qu’on peut faire de la qualité partout avec des ratios adaptés.
Pour éviter toute négociation de marchands de tapis, on a souhaité que ce soit renvoyé sur la Haute autorité de santé (HAS). C’est ce qu’avait fait la Californie.
L’Eclaireur - La pénurie de personnels, et notamment infirmier, est au niveau mondial. Pourquoi alors si peu de pays ont appliqué ce ratio ?
Thierry Amouroux - La rentabilité du dispositif, c’est trois ans. C’est du moyen terme. Malheureusement, on a des hommes politiques qui voient à très court terme. C’est le problème que l’on a dans les différents pays et c’est encore pire en France. Entre le départ d’Olivier Véran en mai 2020 et le dernier en poste, il y a huit ministres de la santé. En deux ans et demi. C’est une vraie difficulté.
En plus, ces pays (Californie, Australie, ndlr) fonctionnent en circuits fermés. C’est l’assurance qui prend les cotisations maladie, qui paie directement les hôpitaux, les médecins… Eux voient donc très rapidement les effets tandis que dans l’exemple de la France, des économies importantes seront réalisées par l’assurance maladie si les ratios sont mis en place mais cela n’aura pas une visibilité automatique sur le budget de l’hôpital parce que ce sont des financements qui sont décidés par la classe politique indépendamment des ressources de l’assurance maladie.
Eux fonctionnent en circuit fermé alors que, chez nous, les politiques interviennent à tous les niveaux. Comme on le voit là avec le projet de loi de financement de l’assurance maladie et où les politiques peuvent décider ce qu’ils veulent en fonction de ce qu’ils veulent, et pas forcément de l’intérêt général.
L’Eclaireur - N’y a-t-il pas d’autres freins ? Et notamment au sein des hôpitaux qui pourraient se voir contraindre par les agences régionales de santé de prendre des mesures, voire fermer des services, si les ratios ne sont pas atteints ?
Thierry Amouroux - Les situations réelles de la Californie, de la Corée du Sud et des Etats australiens ont montré que les quotas entraînaient le retour des infirmières qui avaient cessé d’exercer du fait du sous effectif et des conditions de travail. La mise en place sera progressive et le cadrage sera effectué par la Haute autorité de santé.
On a deux objectifs. Le premier, c’est de sauver des vies parce que très concrètement, derrière ces décisions comptables à court terme, il y a des morts. Urgences de France avait comptabilisé le nombre de morts aux urgences qu’on aurait pu sauver si on avait eu les effectifs. Avec la fermeture des petites urgences, des maternités, la mortalité infantile est en hausse. La France est passée de la 6e place à la 20e place mondiale. On est le seul pays occidental qui dégringole vers le tiers-monde.
Pendant deux étés, au CHU de Bordeaux, une agglomération d’un million d’habitants, les urgences étaient fermées à partir de 17 heures et le week-end en accès direct. On demandait aux gens de passer par le 15 et ceux qui venaient directement à l’hôpital étaient accueillis par un Barnum devant les urgences. C’est une situation digne du tiers-monde. Encore une fois c’est à Bordeaux, pas dans un département rural, ou montagnard.
On voit bien qu’on est dans une situation catastrophique, qui se traduit par des morts. Lorsque le gouvernement dit de ne pas aller aux urgences et d’appeler le 15 … mais le 15, ce n’est pas un standard ! C’est un numéro d’urgence vitale. Quand le délai de réponse du 15 passe de 2 minutes à 20 minutes, cela veut dire que, derrière, tous les appels d’urgence vitale, accident vasculaire cérébral, accident cardiaque, sont noyés au milieu des autres appels et des gens meurent chez eux ! Comme ils meurent chez eux, ce n’est pas dans les statistiques de l’hôpital.
La deuxième motivation, c’est qu’aujourd’hui, on est dans un gâchis social incroyable. Sur les 25 000 infirmières formées par an, il y a entre le premier jour d’entrée en institut de formation et la diplomation trois ans plus tard 30 % de pertes. Et selon la direction des statistiques du ministère (DREES) qui a produit un rapport en 2023, la moitié des infirmières ont cessé d’exercer dix ans après le diplôme.
Les 180 000 infirmières de moins de 62 ans qui ont cessé d’exercer ont vraiment cessé d’exercer. Elles ne sont ni en libéral, ni en exercice à l’étranger parce qu’il ya aussi toute une fuite des étudiants vers l’étranger… En Belgique, le salaire infirmier, c’est 30 % de plus. En Suisse, c’est le double, au Luxembourg, le triple.
L’Eclaireur - La question n’est pas nouvelle, qui a fait l’objet d’une des mesures du Ségur de la Santé, considérées d’ailleurs comme notoirement insuffisante…
Thierry Amouroux - Avant le Ségur de la Santé, le salaire infirmier en France était 20 % plus bas que la moyenne en Europe. On est à - 10 % aujourd’hui. Et puis surtout, la première vague Covid a frappé de plein fouet le moral des soignants. Cela fait des années que les soignants se battent pour espérer changer les choses, arrêter les fermetures de lits, travailler dans des conditions correctes etc.
Lors de la première vague Covid, pendant trois à quatre semaines, nous avons été condamnés jour après jour à faire du tri. Nous avions trois patients dont on savait qu’on pouvait sauver la vie si on les envoyait en réanimation mais comme on n’avait qu’un seul lit, on devait choisir. Et dans le service, on restait avec les deux qu’on avait dû sacrifier pour les accompagner jusqueau bout, eux et leurs familles. Toutes ces morts évitables parce que la France n’a que 5 000 lits de réanimation, alors que l’Allemagne en a 25 000, a été très dur. Depuis, vous avez 10 % des infirmières qui sont en arrêt maladie, pour dépression, burn out ou stress post-traumatique. On n’est pas formé à la médecine de guerre.
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Lorsque le 11 mai, le premier jour du déconfinement, les gestionnaires qui avaient disparu, car en télétravail, sont revenus avec leurs petits tableaux de bord pour reprendre le plans d’économies là où ils en étaient, il y a eu une perte d’espoir. On pensait qu’après une telle crise, il y aurait pour la santé un monde d’après.
Ce qui a eu lieu dans les autres pays. Les autres pays avaient aussi des plans d’économie sur la santé mais ils ont tous été arrêtés début 2020. Nous, on est le seul pays au monde à continuer à fermer des lits pour des raisons économiques, en 2020, 2021, 2022, 2023… sachant que ces fermetures de lits entrainent des décès de patients..
L’Eclaireur - Vous voulez dire que dans les autres pays, on a enrayé la fuite de personnels mais pas France ?
Thierry Amouroux - En France, l’hemorragie ne fait qu’accélérer. En juin 2020, il y avait 15 00 postes infirmiers vacants dans les établissements de santé. Puis il y a eu le Ségur de la santé et sa mesure financière. Mais on a continué à fermer des lits, à être confronté au même problème des conditions de travail…. Ce qui fait qu’en 2021, on est passé à 34 000 postes infirmiers vacants. Et maintenant, on est à 60 000 postes infirmiers vacants dans les établissements de santé.
Pourquoi ? Parce que les diplomations de l’année n’arrivent plus à compenser le départ des “anciens” qui ont perdu tout espoir. Parce que si après le choc de la première vague Covid, on n’a pas changé de logiciel, beaucoup pensent que demain sera pire. Ce qui est une réalité. Comme chaque année, on ferme des lits, la charge de travail ne fait qu’augmenter et la mortalité aussi.
La pénurie augmente plus vite en France qu’ailleurs parce que les choses continuent de se dégrader.
L’Eclaireur - On voit désormais des élèves infirmiers qui arrivent dans les écoles sans avoir été bien orientés et préparés et qui donc abandonnent. Ou qui se heurtent à la difficulté à trouver des stages en première année … ce sont aussi des points qui posent problème…
Thierry Amouroux - Oui, et c’est prévu dans la loi Infirmières. Michel Barnier a ré-affirmé sa volonté de mettre en œuvre la loi Infirmières qui avait été annoncée trois ministres avant, par François Braun…
Les textes qui régissent la profession ont besoin d’être réactualisés. Il y a un décalage entre ce que l’on est et ce que l’on nous demande de faire. La loi qui définit l’infirmière date de 1978, le décret d’exercice de la profession date de 2004. Les référentiels d’activité, de compétence et de formation datent de 2009. La médecine avance mais les textes nous contraignent aujourd’hui. On essaie de réactualiser lors des lois de financement comme on l’a fait avec la prescription de la vaccination 1 qui était une aberration française, les infirmières étant en première ligne pour les injections et la dernière profession de santé à aller au domicile des patients tous les jours.
L’Eclaireur - Où en est cette loi ?
Thierry Amouroux - Pour ce qui est du référentiel d’activité et de compétence, cela a été bouclé et validé par trois cabinets successifs. Pour ce qui est du référentiel de formation, on est encore au milieu du gué, entre ceux qui souhaitent qu’on maintienne la durée de formation à 3 ans et nous qui souhaitons l’étendre à 4 ans. Depuis 1979, l’infirmière française est formée en trois ans. Or, il faut suivre l’évolution des compétences et permettre d’avoir plus de temps pour mieux les assimiler.
Une licence normale, en mathématiques, en géographie, c’est 1 500-1 800 heures. Nous en trois années, on totalise 4 200 heures.
L’Eclaireur - Là aussi, la question n’est pas nouvelle…
Thierry Amouroux - Oui. La formation des sages femmes est à la rentrée de septembre passée à six ans. Il y a quelques années, les médecins généralistes ont eu une 4e année d’internat. On voit bien que pour accompagner l’évolution de la santé, il faut laisser plus de temps pour mieux former les professionnels de demain. Dans la majorité des pays en Europe, l’infirmière est formé en quatre ans, en Espagne, au Portugal, en Belgique… En Finlande, la formation dure trois ans et demi avec la possibilité d’un semestre optionnel en santé publique. La France est très en retard.
Je vous donnais l’exemple de la vaccination... Mais on a le même problème sur les antalgiques mineurs. Vous pouvez donner du Doliprane à votre collègue qui a mal, la tête mais nous qui avons été formés à la pharmacologie, à partir du moment où on revêt la blouse blanche, on n’a pas le droit de donner un Doliprane. On doit appeler l’interne de garde, le réveiller la nuit, pour qu’il vienne prescrire.
On est dans un monde d’aberrations avec un décalage complet entre les compétèrences légales et les compétences réelles des infirmières.
L’Eclaireur - Pour revenir à cette proposition de loi de ratio patients/soignant, le risque n’est-il pas, au moins dans dans un premier temps, faute de personnel, de faire fermer des services qui ne respecteraient pas la loi et le ratio ? N’y a t-il pas un risque de décalage entre la mise en place de ce dispositif et sa réalité effective ?
Thierry Amouroux - Justement, on a la réponse des autres pays.
L’Eclaireur - La réponse est immédiate ?
Thierry Amouroux - Oui. Il y a 60 000 postes d’infirmiers vacants. Il y a également 180 000 infirmières de moins de 62 ans qui ont cessé d’exercer, pas parce qu’elles ne voulaient plus être infirmières mais parce qu’elles refusaient de travailler dans des conditions indignes, d’être sous-payées et en sous-effectif et mettant en danger la vie des patients. Si on revoit les choses avec des ratios corrects, les gens vont revenir.
C’est ce qui s’est passé en Californie. C’est le concept “d’hôpital "magnétique”. Dès lors que vous proposez des conditions de travail correctes, le personnel revient. Non seulement les infirmières californiennes sont revenues mais les infirmières des Etats limitrophes sont venues travailler en Californie.
Ce n’est pas qu’un problème de surcharge de travail, ou de fatigue. Le sous-effectif entraine aussi une perte de sens parce qu’on vous demande d’enchainer des actes techniques de soins, injections, perfusions, pansements que vous cochez ensuite dans l’ordinateur pour les facturer à l’assurance maladie… Quand ce qui fait le cœur du métier, l’écoute, l’accompagnement, la relation d’aide, l’éducation à la santé, l’éducation thérapeutique, le décodage du discours médical… reste du travail invisible. Un travail qu’attendent les patients, et que ne font pas les médecins.
Depuis le 10 août 2023, les infirmiers sont autorisés à prescrire l'ensemble des vaccins du calendrier vaccinal, à l'exception des vaccins vivants atténués chez les personnes immuno-déprimées, à certaines conditions.