[ Désinformation] Guide pour comprendre la manipulation du siècle, par Jacob Siegel
Chapitres 1 et 2 . Le retour opportun de la russophobie : les origines contemporaines de la désinformation - L'élection de Trump : la faute à Facebook.
Ce dossier de 13 articles est paru originellement en anglais dans Tablet Magazine, tabletmag.com, qui nous a aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Nous remercions la direction de Tablet Magazine et Jacob Siegel, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par nos soins.
Tablet Magazine est basé à Brooklyn, à New York. Il se définit comme un magazine juif traitant du monde – comprendre qu’il considère le monde au travers du prisme de l’éthique judaïque.
Jacob Siegel, grand reporter pour Tablet, a notamment été officier de renseignement de l'armée américaine en Afghanistan.
Matt Taibbi, le principal journaliste qui à l’on doit les Twitter Files, continue son travail d’enquête herculéen, en révélant le contenu d’une “simulation” organisée par l’Aspen Institute - un de ces think tanks grassement financés par les ”élites” américaines. Cette simulation, intitulée “La fuite Burisma” visait dès septembre 2020 à concevoir un plan pour tuer dans l’œuf des révélations ravageuses quant à la corruption de la famille Biden. L’enquête du New York Post est fondée sur le contenu du désormais célèbre ordinateur portable de Hunter Biden, le fils de Joe, qui sortit cette affaire en décembre 2020, trois semaines avant les élections présidentielles. Cette enquête fut promptement censurée par les médias mainstream et les réseaux sociaux, selon l’exact plan conçu lors de la simulation organisée par l’Aspen Institute.
”L'exercice "Burisma Leak" a prédit de nombreux éléments de la réponse à l'enquête à venir du New York Post, y compris les plaintes de l'influent membre du Congrès démocrate Adam Schiff concernant sa "source et sa véracité", et les déclarations publiques d'"anciens hauts responsables du renseignement" faisant faussement planer le spectre d'une opération russe”, écrit Matt Taibbi.
Vertigineux. Effrayant. Et cela confirme l’analyse de Jacob Siegel consignée dans le dossier dont nous publions la traduction. Ci-après, l’article de Matt Taibbi.
Le prologue du dossier de Jacob Siegel a été publié mercredi dernier.
Aujourd’hui:
I. Le retour opportun de la russophobie : les origines contemporaines de la désinformation
II. L’élection de Trump : la faute à Facebook
A suivre:
III. Pourquoi ce besoin de collecter toutes ces données sur les gens
IV. Internet : d’ange à démon
V. Russiagate ! Russiagate ! Russiagate !
VI. Pourquoi la guerre contre le terrorisme ne s’est jamais achevée depuis le 11 septembre 2001
VII. L’avènement des “extrémistes de l’intérieur”
VIII. La forteresse des ONG
IX. La Covid-19
X. L’ordinateur de Hunter Biden : l’exception à la règle
XI. Le nouveau parti unique
XII. La fin de la censure
XIII. Après la démocratie
Appendice : le dictionnaire de la désinformation
I - Le retour opportun de la russophobie : les origines contemporaines de la désinformation
Les fondations de la guerre de l'information actuelle ont été posées en réponse à une séquence d'événements qui a eu lieu en 2014. Tout d’abord, la Russie a tenté de contrer, avec succès dans une premier temps, le mouvement Euromaïdan soutenu par les États-Unis en Ukraine. Quelques mois plus tard, la Russie a envahi la Crimée. Plusieurs mois après, l'État islamique a capturé la ville de Mossoul dans le nord de l'Irak et l'a déclaré capitale d'un nouveau califat. Dans ces trois événements distincts, on a considéré qu’une puissance ennemie ou rivale des États-Unis avait utilisé avec succès non seulement la force armée, mais également des campagnes de communication sur les réseaux sociaux conçues pour tromper et démoraliser l’adversaire – une combinaison de moyens connue sous le nom de « guerre hybride ». Les responsables américains et de l'OTAN ont été convaincus que le pouvoir des réseaux sociaux de façonner les perceptions du public était devenue telle qu’il était susceptible de décider de l'issue de conflits modernes qui pourraient être contraires aux intérêts américains. Ils ont conclu que l'État devait se donner les moyens de prendre le contrôle des communications numériques afin de pouvoir présenter la réalité qui le servirait et empêcherait que cette réalité construite de toutes pièces ne soit supplantée par une autre, concurrente.
En théorie, la guerre hybride est une approche qui combine des moyens militaires et non militaires - des opérations de forces spéciales secrètes ou pas, combinées à la cyberguerre et à des opérations d'influence - pour à la fois semer la confusion et affaiblir l’adversaire tout en évitant une confrontation conventionnelle directe de haute intensité. En pratique, son champ est notoirement diffus. "Le terme de guerre hybride couvre désormais toutes activités russes perceptibles, de la propagande à la guerre conventionnelle, et la plupart de celles qui résident entre les deux", écrivait l'analyste russe Michael Kofman en mars 2016.
Au cours de la dernière décennie, la Russie a utilisé à plusieurs reprises des tactiques associées à la guerre hybride, pour cibler les publics occidentaux par le truchement de chaînes comme RT et Sputnik et avec des opérations cyber telles que l'utilisation de « trolls ». Rien de nouveau, déjà en 2014. Les États-Unis, ainsi que toutes les autres grandes puissances, utilisent les mêmes moyens. Dès 2011, les États-Unis ont construit leurs propres “armées de trolls” en ligne en développant des logiciels pour “manipuler secrètement les réseaux sociaux en utilisant de faux comptes, afin d’influencer les débats sur internet et diffuser la propagande pro-américaine”.
"Si vous torturez la guerre hybride assez longtemps, elle vous dira n'importe quoi", avait averti Kofman. C'est précisément ce qui a commencé à se produire quand les critiques de Trump ont popularisé l'idée qu'une main invisible russe manipulait la politique intérieure américaine.
Le principal tenant de cette théorie est un ancien agent du FBI et analyste du contre-terrorisme nommé Clint Watts. Dans un article daté d'août 2016, "Comment la Russie domine votre fil Twitter pour promouvoir les mensonges (et, Trump, aussi)", Watts et son co-auteur, Andrew Weisburd, ont décrit comment la Russie aurait relancé ses "mesures actives" de l'époque de la guerre froide, utilisant la propagande et la désinformation pour influencer les opinions publiques étrangères. Selon cet article, les électeurs de Trump et les propagandistes russes faisaient la promotion des mêmes “narratifs” sur les réseaux sociaux, qui visaient à donner l'impression que l'Amérique est faible et dirigée par des incompétents. Les auteurs ont asséné l'assertion fumeuse que "la convergence des comptes favorables à la Russie et de ceux des Trumpkins (terme péjoratif pour décrire les partisans de Trump, ndlr) dure depuis un certain temps". Si c’est vrai, cela signifie alors que toute personne ayant exprimé son soutien à Donald Trump est un agent russe, qu'elle ait ou non eu l'intention de jouer ce rôle. Cela signifie que ceux qu'ils appelaient "Trumpkins" - la moitié du pays - attaquaient les Etats-Unis de l'intérieur. Cela signifie que la politique est désormais une guerre, comme c'est le cas dans de nombreuses régions du monde, et que des dizaines de millions d'Américains sont l'ennemi.
Watts s'est fait un nom en tant qu'analyste en étudiant les stratégies utilisées par l'Etat islamique sur les réseaux sociaux. Avec des articles comme celui cité plus haut, il est devenu l'expert médiatique incontournable sur les trolls russes et les campagnes de désinformation du Kremlin. Il semble qu'il ait également bénéficié de puissants soutiens.
Dans son livre The Assault on Intelligence, l’ancien directeur de la CIA, Michael Hayden, a qualifié Watts de "le seul homme qui, plus que tout autre, a essayé de sonner l'alarme plus de deux ans avant les élections de 2016".
Hayden attribue à Watts le mérite de lui avoir fait sérier le pouvoir des médias sociaux : "Watts m'a fait prendre conscience que Twitter rend les mensonges plus crédibles grâce à la répétition et au volume. Watts appelle cela la propagande informatique. Et Twitter, à son tour, est le moteur des médias grand public."
L’infox de l'ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016 a été amplifiée algorithmiquement par Twitter et diffusée par les médias mainstream. Ce n'est pas un hasard si en 2017, c'est Watts qui a eu l'idée du tableau de bord Hamilton 68 traquant les comptes supposés pro-russes (que Twitter a immédiatement débunké et qualifié en interne de “bullshit”, cf. le prologue précédemment publié, ndlr) et a activement contribué au déploiement de cette manipulation.
II - L’élection de Trump : la faute à Facebook
Personne n’a jamais pensé que Trump était un politicien normal. Véritable ogre, Trump a horrifié des millions d'Américains qui ont considéré comme une trahison la possibilité qu'il occupât le même siège que George Washington et Abraham Lincoln. Trump représentait également une menace pour les intérêts économiques des secteurs les plus puissants de la société. C'est cela, plutôt que son prétendu racisme ou son non-présidentialisme flagrant, qui a rendu la classe dirigeante apoplectique.
Compte tenu de l'accent qu'il a mis une fois au pouvoir sur la réduction de l'imposition des sociétés, il est facile d'oublier que les responsables républicains et les grands donateurs de ce parti ont considéré Trump comme un dangereux radical qui menaçait leurs liens commerciaux avec la Chine, leur accès à une main-d'œuvre bon marché et les activités lucratives des guerres permanentes (en Afghanistan, au Moyen-Orient etc., ndlr). Comme le notait le Wall Street Journal en septembre 2016 : “Aucun patron des cent plus grandes entreprises du pays n'avait fait de don à la campagne présidentielle du républicain Donald Trump jusqu'en août. Un renversement significatif par rapport à 2012, où près d'un tiers des PDG des entreprises du classement Fortune 100 avaient financé le candidat républicain Mitt Romney”.
Ce phénomène de rejet n'a pas concerné que Trump. Bernie Sanders, le candidat populiste de gauche aux primaires démocrates en 2016, fut également considéré comme une claire et immédiate menace par la classe dirigeante. Alors que les démocrates réussirent à torpiller Sanders, Trump bouscula allégrement les cerbères du parti républicain et remporta et les primaires, et la présidentielle. Le problème Trump devait donc être traité par d'autres moyens.
Deux jours après l'entrée en fonction de Trump, le sénateur démocrate Chuck Schumer déclara tout sourire à Rachel Maddow sur MSNBC (l’une des quatre chaînes d’info généraliste en continu aux USA, ndlr) qu’il était "vraiment stupide" de la part du nouveau président de se mettre à dos les agences de sécurité travaillant sous ses ordres : "En toute franchise, quand vous vous attaquez à la communauté du renseignement, elle a les moyens de se venger”.
Trump a utilisé les réseaux sociaux, en particulier Twitter, pour contourner les élites de son parti et interagir directement avec ses partisans. Pour paralyser l’action du nouveau président et faire en sorte qu’aucun pareil énergumène ne puisse jamais accéder, les services de renseignement se sont attachées à briser l'indépendance des plateformes. Cela découlait directement de la leçon que de nombreux responsables du renseignement et de la défense avaient tirée des campagnes de Daech et russes de 2014 - à savoir que les médias sociaux étaient trop puissants pour être laissés hors du contrôle de l'État. Ce principe a été appliqué à la politique intérieure. Les services de renseignement ont bénéficié à cet effet de l'aide de politiciens ayant eux-mêmes au préalable bénéficié de l’aide de ces même services pour se faire élire.
Immédiatement après sa défaite, Hillary Clinton s’est attachée à blâmer Facebook. Jusqu'alors, Facebook et Twitter avaient tout fait pour rester au-dessus de la mêlée politique, craignant de compromettre leurs activités en s'aliénant l'un ou l'autre des deux grands partis. Un changement profond s'est produit lorsque l'opération qui, au sein des agences fédérales soutenaient la campagne Clinton, s'est réorientée non seulement vers la régulation des réseaux sociaux, mais également vers leur contrôle a priori. Facebook et Twitter - plus que le Michigan et la Floride - sont les champs de bataille critiques où les combats politiques sont gagnés ou perdus. "Beaucoup d'entre nous commencent à parler de ce qui est un gros problème", a déclaré à Politico une semaine après le scrutin présidentiel le stratège numérique en chef de Clinton, Teddy Goff, en faisant référence au rôle présumé de Facebook dans la promotion de la désinformation russe qui aurait aidé Trump. « À la fois du point de vue de la campagne et de celui l'administration, et dans une sphère plus large que celle d'Obama… c'est l'un des sujet que nous aimerions régler après les élections », a affirmé Goff.
La presse a si souvent asséné ce message qu'il a donné à cette stratégie strictement politique l'apparence d'une vérité objective :
« Donald Trump a gagné grâce à Facebook » - New York Magazine, 9 novembre 2016.
"Facebook, dans le collimateur après les élections, s’interrogerait sur son influence" - Le New York Times, 12 novembre 2016.
"L'effort de propagande russe a contribué à diffuser de "fausses nouvelles" pendant les élections, selon les experts" - The Washington Post, 24 novembre 2016.
"La désinformation, pas les fausses nouvelles, a fait élire Trump, et ça ne s'arrête pas là " - The Intercept, 6 décembre 2016.
Et cela s'est poursuivi dans légions d’articles qui ont dominé l'actualité les deux années suivantes.
Dans un premier temps, le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a estimé “assez folle” l'accusation selon laquelle les fausses nouvelles publiées sur sa plateforme avaient influencé le résultat de l'élection. Zuckerberg a alors du faire face à une intense campagne de pression au cours de laquelle tous les secteurs de la classe dirigeante américaine, y compris ses propres employés, lui ont reproché d'avoir mis un agent de Poutine à la Maison Blanche, l'accusant ni plus ni moins que de haute trahison. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase est venue quelques semaines plus tard quand Obama lui-même a publiquement dénoncé la diffusion de fausses nouvelles sur Facebook. Deux jours plus tard, Zuckerberg a plié : "Facebook annonce une nouvelle campagne contre les fausses nouvelles après les commentaires d'Obama."
L'affirmation fausse, l’infox selon laquelle la Russie a influencé les élections de 2016, a fourni la justification - tout comme les allégations sur les armes de destruction massive ont fourni le prétexte de l’invasion de l’Irak en 2003 - pour plonger l'Amérique dans un état d'exception qu’on ne connait normalement qu’en temps de guerre. Les principes démocratiques étant suspendus en ligne, une coterie d'agents partisans et de responsables des agences de sécurité a installé en arrière plan des grandes plateformes une vaste architecture de contrôle social largement invisible.
C’est ainsi que le gouvernement américain a commencé à appliquer la loi martiale sur internet.