[ Énergie]" L’Allemagne n’est pas en mesure de réduire ses émissions de CO2 "
En Allemagne aussi, des voix s'élèvent comme celle du Pr. Friedrich Wagner, qui douchent les perspectives d'un recours massif aux énergies renouvelables. Elles sont peu entendues et même étouffées.
Il n’y a pas qu’en France où la voix des scientifiques, et en premier lieu des physiciens qui pourtant devraient être en première ligne sur les questions d’énergie, porte peu. Un docteur en physique nous expliquait toutes les peines du monde qu’ils avaient à se faire une place dans les coulisses de décisions politiques où domine le courant de pensée, écologiste, porté par des Bruno Latour et Michel Callon. Comment la sociologie des sciences qui n’est en rien la science, a infusé les cercles de pouvoir politique ces trente dernières années. Comment cette école de pensée a davantage l’oreille des conseillers, comme l’ont tour à tour dénoncés, Yves Bréchet et Patrick Landais, l’ancien et l’actuel haut-commissaire à l’énergie atomique auditionnés par la commission d’enquête parlementaire, que l’Académie des sciences ou les vraies sociétés savantes.
Plus encore en Allemagne, dont on mesure aujourd’hui la mainmise sur la politique européenne et qui ne jure depuis 25 ans que par les énergies renouvelables et l’hydrogène, ces voies “dissonantes” sont etouffées1.
Certaines sont pourtant majeures. Comme celle du Professeur Friedrich Wagner de l’institut Max Planck, sommité mondiale de la physique. Auditionné en 2016 par l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), en France, le physicien, auréolé pour ses travaux sur la fusion des plasmas, s’est depuis dix ans attelé à la question énergétique en Allemagne et en Europe. Et il relativise fortement l’intérêt de recourir massivement aux énergies renouvelables intermittentes.
“Un maximum de 40 % de sources intermittentes peut être accepté”, concluait-il en 2016. “Au dessus de ce niveau, je m’attends à ce qu’il y ait des problèmes économiques à cause du système de la production excédentaire, des coûts du système d’appoint et de la technologie nécessaire pour supporter ces augmentations de puissance. Sans parler de la question d’un réseau européen où l’on puisse opérer des transferts Nord-Sud, Ouest-Est et de la nécessité d’interconnecteurs forts qui n’ont pas de bonnes perspectives économiques”.
Ses études restent confinées à des publications dans des revues scientifiques à comité de lecture. D’Allemagne, il a accepté de répondre aux questions de L’Eclaireur.
L’Eclaireur - Vous êtes un expert en physique des plasmas, comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux énergies renouvelables ?
Friedrich Wagner - En raison de l’énorme développement des capacités renouvelables en Allemagne et des attentes élevées d’une source d’énergie cent pour cent électrique, j’ai commencé à me demander au début des années 2010 si mon domaine, la recherche sur la fusion, pouvait encore être justifié. Je me suis alors rendu compte que les publications disponibles ne permettaient pas de distinguer les faits scientifiques solides de simples efforts de lobbying.
J’ai commencé à faire ma propre analyse selon la méthode scientifique. J’ai présenté mes résultats aux groupes énergie des sociétés allemande et européenne de physique et publié dans des revues à comité de lecture2.
L’Eclaireur - Comment analysez-vous le choix de l’Allemagne en 2002 d’éliminer progressivement la production d’énergie nucléaire et compter sur un mix associant un développement massif d’énergies renouvelables, couplées au gaz et au charbon?
Friedrich Wagner - Il y a eu différentes phases. En 2002, la coalition entre le parti social-démocrate (SPD) et le parti vert a décidé d’abandonner le nucléaire. En 2010, le parti conservateur (CDU-CSU) et le parti libéral (FDP) ont décidé de prolonger l’utilisation du nucléaire. En 2011, juste après l’accident de Fukushima, la même coalition a décidé de réduire progressivement l’énergie nucléaire et de l’éliminer définitivement fin 2022. Ces décisions politiques ont été entièrement acceptées par le public.
La possible pénurie d’électricité cet hiver a forcé une nouvelle décision : celle de la coalition SPD-Parti vert-FDP de finalement prolonger l’exploitation des trois réacteurs nucléaires encore en activité (4,1 GW) jusqu’à la mi-avril 2023.
Les décisions de 2002 et de 2010 sont le résultat de considérations partisanes à l’égard de l’énergie nucléaire. La décision de 2011 a également été motivée par différentes considérations politiciennes parce que la question du nucléaire a été enjeu des élections locales en Allemagne. Seule la décision de cette année est fondée sur des préoccupations liées à l’énergie.
Pour ma part, je considère comme une erreur de sortir du nucléaire et de la recherche en la matière. Je pense que les pays hautement industrialisés comme l’Allemagne devraient utiliser l’énergie nucléaire parallèlement aux énergies renouvelables pour respecter l’Accord de Paris et maintenir leur base industrielle.
L’industrie allemande a développé un type de réacteur, le Convoy, qui a démontré une sécurité, une fiabilité et une disponibilité opérationnelles élevées. Les trois derniers sont arrivés en fin de vie après 35 années de service. Alors que l’Allemagne sort du nucléaire, ses centrales qui étaient exportées par l’industrie allemande dans les années 70, continuent de fonctionner aux Pays-Bas, en Suisse, en Espagne et en Amérique du Sud. L’Allemagne néglige ses propres produits qui sont encore appréciés par d’autres.
La conséquence la plus sévère de cette politique est que l’Allemagne n’est pas en mesure de réduire ses émissions de CO2. Remplacer le nucléaire par des technologies renouvelables exemptes de CO2 n’apporte rien puisque cela revient à remplacer une technologie propre par une autre technologie propre. En conséquence, l’Allemagne est toujours le plus grand émetteur de CO2 en Europe et l’un des plus importants en termes d’émissions par habitant.
Depuis le sabotage des gazoducs de Nordstream vers la Russie, l’Allemagne est obligée de brûler plus de charbon, plus particulièrement du lignite disponible localement, la forme de charbon la plus sale. Son empreinte CO2 augmentera encore et la confiance internationale dans les efforts écologiques de l’Allemagne s’amenuisera rapidement.
Quand on parle de qualité de l’environnement, il y a une différence frappante entre la France et l’Allemagne : sur une quarantaine d’années, la France a émis environ 300 millions de tonnes de CO2 de moins par an que l’Allemagne. C’est un résultat remarquable, obtenu principalement grâce à l’énergie nucléaire. Un avantage que les mouvements écologistes en Allemagne ignorent, mais qui est maintenant reconnu par l’Europe au travers du processus de taxonomie de l’énergie verte de l’UE 3.
L’Eclaireur - Quelles sont les limites de cette politique de recours massif aux énergies renouvelables, techniquement, industriellement, économiquement parlant à l’échelle allemande et européenne ?
Friedrich Wagner - Un système d’approvisionnement en électricité renouvelable nécessite des centaines de GW d’énergie éolienne et photovoltaïque (PV), de l’ordre de 600 GW. Cela nécessite en outre un système de secours avec une capacité électrique proche de la charge prévue pour faire face aux besoins futurs, des milliers de kilomètres de nouvelles lignes électriques et des installations pour importer et distribuer de l’hydrogène quelque soit sa forme (liquide ou gazeuse, ndlr).
Du côté de la demande, les 600 GW devront être être répartis entre les électrolyseurs pour la production d’hydrogène, éventuellement avec des systèmes de stockage dédiés, les industriels ayant remplacé leurs technologies traditionnelles (par exemple, l’industrie chimique en Allemagne exige 628 TWh d’électricité, environ 50 % de plus que la production nucléaire française) et tous les autres consommateurs d’électricité.
Les limites techniques du recours aux seules énergies renouvelables sont liées aux deux principales caractéristiques de l’éolien et du solaire : une faible densité de puissance nécessitant beaucoup d’espace et de matériaux (en partie des minéraux rares) pour collecter suffisamment d’énergie et une production d’électricité intermittente nécessitant un deuxième ensemble de systèmes d’approvisionnement pour répondre à la demande en périodes de creux, par exemple, pendant la nuit ou en hiver, ou lorsque le système d’alimentation photovoltaïque ou éolien tombe en panne.
Le foncier disponible pour les panneaux éoliens et photovoltaïques est trop petit en Allemagne compte tenu des conditions météorologiques locales et de la forte densité de population. Seule une partie des besoins énergétiques futurs peut être fournie par les technologies renouvelables. La situation française est plus favorable avec plus d’hydroélectricité, une plus longue côte atlantique, plus de soleil et moins de densité de population. Il ne nous sera pas possible d’importer d’Europe l’électricité manquante de plusieurs 100 TWh en 2045. La demande supplémentaire prévue en l’Allemagne dépasse de loin l’actuelle capacité de production et la capacité du réseau de transport et de distribution.
Techniquement, l’industrie nucléaire allemande (et sa colonne vertébrale scientifique) a été détruite par les décisions politiques . Elle ne sera pas en mesure (et ne veut pas) d’organiser une renaissance de l’énergie nucléaire. L’industrie de l’énergie photovoltaïque est, elle, partie surtout vers la Chine. Quand l’industrie des éoliennes souffre depuis des années.
D’un point de vue économique, l’industrie de l’énergie renouvelable repose sur d’énormes subventions 4. Ce n’est pas le fondement d’un développement économiquement durable. Cela ne sert que des intérêts politiques à court terme. Parmi les autres problèmes industriels qui restent à résoudre, il y aura la question d’adapter tous les procédés à l’électricité produite par des conditions météorologiques imprévisibles en retournant la logique de l’offre et de la demande.
L’industrie manufacturière, qui nécessite l’accès à une énergie suffisante et bon marché, est la base économique de l’Allemagne. Cela a permis à l’Allemagne de financer tous ses programmes sociaux, plus de 1 000 milliards d’euros par an. Or l’énergie ne sera jamais aussi bon marché qu’elle l’a été en Allemagne. Comme en Europe. C’est différent pour les Etats-Unis (presque autosuffisant en hydrocarbures, ndlr) et peut être aussi pour les pays asiatiques avec le gaz et le pétrole russe. Résultat : la grande industrie allemande investit davantage en Chine et aux États-Unis qu’en Allemagne (voir BASF). Il faut s’attendre à une désindustrialisation généralisée de l’Allemagne avec toutes les conséquences sociales et financières.
L’Eclaireur - Quels sont les principaux obstacles au développement des énergies renouvelables pour atteindre l’objectif de 100% 2045 ? Est-ce réaliste ?
Friedrich Wagner - En Allemagne, il y a la lenteur des processus administratifs. Au surplus, les Allemands ont développé le réflexe et ont été formés par les milieux politiques intéressés (comprendre des lobbies, ndlr) à systématiquement manifester a priori contre toute forme d’investissement public.
Mettre en place une éolienne peut prendre sept ans. Pour atteindre les objectifs de 2045, le taux d’expansion annuel des capacités éoliennes et photovoltaïques à terre et en mer doit être multiplié par 3 à 4 par rapport à la moyenne des dix dernières années. C’est mission impossible face à la pénurie actuelle de main-d’œuvre et aux programmes de retraite anticipée.
L’Eclaireur - Des études ont-elles évalué le nombre d’éoliennes à installer pour répondre à la demande continue des consommateurs par rapport aux contraintes de pointe ? Quel stockage est nécessaire pour y parvenir ?
Friedrich Wagner - En Allemagne, environ 29 000 éoliennes terrestres et environ 1 500 éoliennes offshore produisent respectivement 56 GW et 7,8 GW. Le potentiel terrestre de l’Allemagne est limité à environ 2% de son territoire, permettant environ 150 à 200 GW. Le potentiel offshore est d’environ 60-70 GW.
En fonction des développements technologiques à venir, l’Allemagne doit se doter de 50 000 à 70 000 éoliennes d’environ 200 mètres de hauteur. Elles pourront produire de 300 à 400 TWh d’électricité, ce qui est comparable à la production nucléaire française. Mais avec une grande différence : l’électricité éolienne est fluctuante et de faible valeur économique, la production nucléaire est à la demande et donc précieuse.
Pour ce qui est du stockage, il faut distinguer deux catégories : le stockage à court terme pour le contrôle du réseau, éventuellement réalisé par les batteries et le stockage saisonnier, à long terme. La taille de l’entreposage saisonnier dépend de la production d’énergie renouvelable et du niveau de la charge future, qui est inconnu. Néanmoins, le stockage saisonnier doit être de l’ordre de plusieurs dizaines de TWh.
En conséquence, le stockage nécessaire pour desservir uniquement l’Allemagne dépasserait le potentiel hydroélectrique de l’ensemble des zones de montagne européennes. La seule voie raisonnable semble être le stockage chimique, basé sur l’hydrogène ou ses dérivés.
Un système de stockage alimenté par une production intermittente est servi par le surplus d’électricité généré par les pics de puissance excédentaire du système de production renouvelable (la production principale est directement injectée dans le réseau et utilisée). Dans ces conditions, un grand système de stockage de plusieurs TWh et dédié exclusivement à l’électricité est un non-sens économique.
L’Eclaireur - Ces études, notamment sur les capacités de stockage qui seront nécessaires, sont-elles prises en compte dans l’élaboration des politiques ?
Friedrich Wagner - Le développement du stockage en Allemagne en est encore à ses débuts, les composants sont développés et testés dans la gamme 10-100 MW. Il est généralement admis que le stockage sera nécessaire. La différence de prix entre l’électricité primaire renouvelable et l’électricité de stockage secondaire et ses conséquences sur le comportement des particuliers et la planification industrielle n’est par contre pas prise en compte à ma connaissance.
Comme le stockage nécessite une grande quantité d’électricité excédentaire, sa mise en œuvre est à plus longue échéance et ne fait actuellement pas l’objet de l’attention du public et des politiques. Tous les avantages de l’énergie nucléaire sont balayés sous le tapis. C’était évident lors de la discussion sur la poursuite de l’exploitation du nucléaire jusqu’au printemps 2023 ou encore plus lors des récentes auditions sur ce sujet par la commission des pétitions du parlement allemand.
L’Eclaireur - En France, l’Allemagne est de plus en plus pointée du doigt dans la "destruction" du système énergétique français basé sur la production d’énergie nucléaire, en vue de devenir la plaque tournante de l’énergie européenne avec le gaz (Nordstream 1 et 2), les prix de l’électricité étant fixés par rapport au prix du gaz…
Friedrich Wagner - Mes amis français sont conscients de cette perspective et considèrent la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim, suite à la pression allemande, comme une erreur, notamment face à la pénurie actuelle d’énergie nucléaire.
Je crois comprendre que la décision de réduire la production d’électricité nucléaire à 50 % de la production totale a été prise sous le gouvernement socialiste, mais elle est désormais battue en brèche par une stratégie visant à maintenir l’énergie nucléaire et même à envisager la construction de nouvelles centrales. Je pense que l’Allemagne ne sera pas en mesure de maintenir cette pression, après le règlement taxonomique UE-énergie verte, après les décisions de nombreux pays européens de développer l’exploitation de l’énergie nucléaire, après les progrès notables de l’élimination des déchets en Finlande et en Suisse, après la démonstration que l’Allemagne a grand besoin de combustibles fossiles pour passer l’hiver et, enfin, avec la reconnaissance croissante que l'“Energiewende” est un échec.
L’idée d’une stratégie allemande d’utiliser le gaz de Nordstream 1 et 2 pour avoir la haute main sur la fixation du prix de l’électricité est quelque chose de nouveau pour moi. Bien sûr, un prix élevé de l’électricité pour toute l’Europe est dans l’intérêt de la politique verte allemande parce que l’exploitation d’un système d’électricité renouvelable sera très coûteuse bien que “le soleil n’envoie pas de facture”.
Je ne suis pas étonné que des spéculations comme celle-ci puissent émerger. La logique d’une forte dépendance politique de l’Allemagne au gaz russe et les conséquences destructrices des deux pipelines dans la mer Baltique sur le bien-être économique de l’Ukraine sont difficiles à suivre. Une telle stratégie – si elle existe – est maintenant une conduite percée, comme le sont les gazoducs.
Au Royaume-Uni, chaque ministère dispose d'un Chief Scientific Advisor, dont la mission est de conseiller son ministère sur les aspects scientifiques des dossiers que le ministre est amené à traiter.
Notamment Considerations for an EU-wide use of renewable energies for electricity generation (2014); Surplus from and storage of electricity generated by intermittent sources (2016); Study on a hypothetical replacement of nuclear electricity by wind power in Sweden (2016); Characteristics of electricity generation with intermittent sources depending on the time resolution of the input data (2016); Electricity by intermittent sources: An analysis based on the German situation 2012 (2014); Electricity production by intermittent renewable sources: a synthesis of French and German studies (2016); CO2 emissions of nuclear power and renewable energies: a statistical analysis of European and global data (2021).
La taxonomie verte de l'Union européenne permet de mesurer et de rendre transparente la part “verte” des activités d'une entreprise ou d'un produit financier, c'est à dire celles qui peuvent être considérées comme durables sur le plan environnemental.
De l’ordre de 25 milliards d’euros par an.