Jacques Dallest : " Si on met de l’autorité publique partout, c’est le début du totalitarisme"
Magistrat pendant quarante ans à Ajaccio, Marseille, Chambéry ou Grenoble, Jacques Dallest revient sur la judiciarisation croissante de la société et la pénalisation d'infractions en tous genres.
Jacques Dallest a d’abord été juge d’instruction pendant dix ans avant de devenir procureur de la République. A Ajaccio notamment où il officiait lors de l’assassinat du préfet Erignac ou de l’affaire des paillotes. En Corse, il a aussi accompagné les débuts d’une autre affaire : celle du Crédit agricole qui s’était terminée par une magistrale relaxe générale. A Marseille, le magistrat a supervisé l’affaire Guérini avant de revenir sur ses terres natales des Alpes occuper le fauteuil de procureur général à Chambéry puis à Grenoble.
Tour à tour magistrat du siège et du parquet, Jacques Dallest est aussi l’auteur de plusieurs livres 1 dont un essai consacré aux “cold case”, publié le 26 janvier 2023 aux éditions Mareuil, et à l’origine de la création du pôle dédié au aux crimes en série et non élucidés à Nanterre.
Aujourd’hui à la retraite, il revient dans un long entretien pour L’Eclaireur sur le fonctionnement de la justice à la veille de la journée de mobilisation et de grève du 22 novembre. Pour Jacques Dallest, l’embolie générale, des tribunaux, des cours d’appel et cour de cassation, ne se résoudra pas sans s’attaquer à la racine du mal : l’explosion du contentieux due notamment à la pénalisation croissante d’infractions en tous genres.
L’Eclaireur Alpes - Les critiques et revendications sont récurrentes quant au manque de moyens de la justice en France. Comment s’explique ce sous-financement ? Peut-on voir une volonté politique de sous-financer la justice ?
Jacques Dallest - Même si les derniers gouvernements ont conduit à une augmentation assez sensible du budget, on court toujours derrière ce qui est nécessaire au fonctionnement normal de la justice. Est-ce qu’il faut y voir là une volonté des gouvernements de ne pas donner à la justice les moyens de travailler ? On peut en faire l’analyse. A la différence de certains pays, la place de la justice en France n’est pas si importante. Mais le problème est que l’on charge la barque d’énormément de contentieux.
Il n’y a pas 36 000 solutions. Pour résoudre la crise de la justice, soit vous augmentez les moyens mais de façon énorme, ce qui pose un gros problème budgétaire. Soit vous réduisez les contentieux. Je considère qu’il vaudrait mieux maintenant fermer les robinets, déjudiciariser et dépénaliser.
La grande tendance de ces cinquante dernières années est de créer des incriminations et infractions nouvelles, comme pénaliser l’alcoolémie à la chasse 2. C’est la tendance de tous les parlementaires, de tous les exécutifs de ces cinquante dernières années : créer de nouvelles charges qui sont transférées au judiciaire dans tous les domaines, que ce soit les atteintes à l’environnement, la délinquance financière, la toxicomanie etc. Le juge est partout. Donc toutes les juridictions sont embolisées, la cour de cassation, les cours d’appel, les tribunaux…
Créer des infractions est facile. En sortir est plus difficile parce que certains en font leur fonds de commerce. Sans compter le fait que l’on voudrait qu’il n’y ait plus de mémoire judiciaire, qu’on rende imprescriptibles un certain nombre d’affaires.
Tout est pénal aujourd’hui, le sport, l’économie… On a ouvert les vannes du judiciaire là où à mon avis il faudrait plutôt les fermer et trouver d’autres modes de traitement, comme la médiation. Et comme en plus, mécaniquement la société française s’accroit, cela génère des contentieux supplémentaires. On n’en sort pas.
L’Eclaireur Alpes - Qu’est ce qui empêche toute marche arrière ?
Jaques Dallest - Vous vous heurtez au barreau qui ne veut pas trop qu’on déjudiciarise, comme avec le divorce par exemple. A certains organismes et associations, qui en font aussi leur cheval de bataille. Un procureur reçoit des plaintes de tous les côtés, sur des faits même anciens et il est sommé de les traiter. J’ai souvent fait le rapprochement avec l’hôpital. On dit que trop de gens viennent aux urgences pour un petit bobo ? C’est un peu pareil : il y a trop de gens qui vont en justice pour des petites choses.
Des pays ont posé des restrictions, en obligeant à la consignation d’une somme d’argent. En France, la justice est gratuite, quasiment. Ce qui prête le flanc à tout un tas de démarches en justice. Un accident par exemple, c’est du pénal, avec des procès très longs, et qui ne satisfont pas les familles.
Cette fascination pour le pénal existe depuis les années 70-80 et elle monte en puissance. En début d’année, on a pénalisé le harcèlement scolaire qui est devenu une infraction pénale. On croit qu’en pénalisant on va mettre fin à un phénomène ? Non. On offre des tribunes multiples. Et, derrière, on n’arrive plus à faire face au vrai contentieux où il y a des vraies atteintes aux valeurs sociales.
Il faut avoir en tête qu’en France, on a un système judiciaire qui n’est ni accusatoire comme dans les pays anglo-saxons, ni inquisitoire. Le juge a un rôle actif mais il est face à des parties qui ont aussi un rôle actif. Tout cela complexifie le système avec des instances qui se chevauchent, le juge des libertés et de la détention, le juge d’instruction, le parquet… C’est devenu assez opaque. D’ailleurs, Emmanuel Macron souhaite que l’on réforme la procédure pénale.
L’Eclaireur Alpes - C’est plutôt une bonne chose qu’il soit donné des moyens au justiciable de bien se défendre…
Jacques Dallest - C’est un signe de bonne santé démocratique. Le problème est d’arriver à concilier l’efficacité de la procédure, sa rapidité et le respect des droits des individus. Et là ce n’est pas si simple. Il ne faut pas oublier que la France est aussi insérée dans des textes européens, et notamment la Cour européenne des droits de l’Homme qui oblige aussi à un respect d’un certain nombre de droits.
On veut ménager la chèvre et le chou. Résultat, tout le monde peut s’en plaindre. Les enquêteurs qui trouvent que c’est trop compliqué, les avocats qui trouvent que les dossiers n’avancent pas, alors que les juridictions travaillent beaucoup. Il y a une conscience professionnelle mais c’est aussi un puits sans fonds.
Quand vous ouvrez une instruction pour qu’un juge aille au fond des choses, il y a aussi le risque d’enliser le dossier. Il y a donc des dossiers que l’on préfère traiter en préliminaire c’est à dire sans passer par un juge d’instruction, pour aller plus vite. Mais il n’est pas simple de faire comprendre au grand public que si une instruction peut être une garantie, elle peut aussi être une source de lenteurs. Le juge peut être muté, il a d’autres dossiers à instruire aussi.
La stratégie peut donc consister à ne pas ouvrir une instruction, ce que je l’ai fait dans l’affaire des PIP, les implants mammaires à Marseille. Il y avait 8 000 parties. On a fait une enquête préliminaire. En trois ans, les auteurs ont été jugés. Si j’avais ouvert une instruction, peut-être que l’affaire y serait encore. C’est un des maux de notre procédure en France : elle est trop longue.
Et puis confier l’affaire à un juge d’instruction, c’est une façon aussi de se laver les mains pour le procureur. Cela peut être une forme de facilité, mais le dossier peut s’enliser sans jamais sortir. L’instruction n’est pas une garantie de vérité.
L’Eclaireur Alpes - C’est aussi à un moment donné une forme d’appréciation personnelle, notamment quand on parle d’irrégularités dans les dossiers économiques et financiers…
Jacques Dallest - La marge est parfois étroite entre l’irrégularité administrative et l’irrégularité pénale. Car la loi ne distingue pas l’erreur de bonne foi de l’intention frauduleuse. Et, très souvent, les prévenus diront qu’ils n’avaient pas l’intention de frauder. C’est leur argument classique de défense, “je ne me suis pas enrichi”… Après c’est au tribunal d’apprécier. Dans 95 % des cas, la relaxe est demandée. Il n’y a peut être que Cahuzac qui ne pouvait pas nier l’évidence.
Parfois, les tribunaux ne s’arrêtent pas à ce système de défense. D’autres diront qu’ils ne peuvent rien démontrer. Mais les tribunaux correctionnels ont besoin d’un minimum de certitude pour condamner, dans un domaine où les prévenus ne reconnaissent jamais les faits.
En correctionnelle, le procès est très aléatoire. Une instruction peut avoir duré dix ans pour que tout se casse la figure à l’audience. A un moment est-ce que l’on ne trouve pas une alternative ? Est-ce que cela vaut le coup de poursuivre ?
La solution peut aussi être d’éviter des procès. C’est ce que fait le parquet national financier, en passant des conventions avec des personnes morales qui sont condamnées à une grosse amende. C’est une bonne chose. Ils reconnaissent leurs fautes, ils évitent un procès public et ils paient plusieurs millions d’euros.
En France, les dossiers s’embourbent. C’est un mal français. L’affaire Guérini (exploitation frauduleuse de décharges, ndlr) par exemple a été jugée treize ans après ! Comme la délinquance économique et financière n’est pas de la délinquance “douloureuse”, finalement tout le monde s’en moque. Et ce n’est pas une bonne justice.
L’Eclaireur Alpes - Pour revenir à la judiciarisation croissante en France, pourquoi cette tendance ?
Jaques Dallest - Parce qu’on est un Etat judéo-chrétien où la notion de châtiment est très importante. Tous les jours, on parle de punition, de justice laxiste. Là où des pays ne changent pas leur législation quand il y a un fait divers, en France on part sur une idée de changer la loi. Les Norvégiens qui ont eu l’affaire Breivick n’ont pas changé leur législation. En France, on veut tout remettre en question pour répondre à un espèce d’émotion publique, une forme de populisme judiciaire et on n’en sort pas.
Vous aurez toujours des déséquilibrés. Le problème est que ce que l’on voit en ce moment fait son chemin chez le législateur, qui est baigné dans des émissions d’info continue où on ne fait que s’indigner. Et où on entend des solutions aberrantes, entre laisser la police faire la justice ou le recours à la justice privée comme à Roanne. Chacun fait sa justice et on revient au far-west ? Le propre de l’évolution des Etats, c’est de confier à un tiers pouvoir le soin de juger. C’est de sortir du duel, des affrontements privés. Si chacun impose ses propres normes, la société vole en éclats.
On attend beaucoup de la justice avec de faibles moyens. On voudrait qu’elle résolve tous les problèmes sociaux, des débordements, des comportements qui existeront toujours. A un moment, la vie privée des gens doit être préservée. Si on met de l’autorité publique partout, c’est le début du totalitarisme. C’est une forme de dictature. Aujourd’hui, on ne veut plus accepter ce qu’on acceptait dans le passé comme si c’était anormal qu’il y ait des meurtres. C’est anormal mais il y en aura toujours, surtout avec 67 millions d’habitants.
L’Eclaireur Alpes - Pour résumer, il faut trouver un coupable…
Jaques Dallest - On veut transférer la faute de l’auteur à l’institution judiciaire. On veut un grand coupable. En gros, c’est l’Etat. C’est oublier qu’il y a des choses de l’ordre de l‘imprévisible, et ça on ne veut plus l’accepter. La vie en société est faite de cohabitation avec des individus équilibrés et déséquilibrés, malades ou bien portants… Il y aura des mauvaises rencontres mais ce sera toujours la rançon d’une société de liberté.
Si un jour on est tous contrôlés par des drones, ce sera peut-être différent. Mais est-ce que l’on sera toujours en démocratie ? On veut une grande liberté d’aller et venir mais sans les aléas, alors qu’on a plutôt une société pacifiée, à comparer par exemple aux Etats d’Amérique du Sud où la mort est quotidienne et extrêmement banalisée. Chez nous, la mort, moins on en a, moins on l’accepte.
Tout cela pèse sur la justice qui devient LA fautive, qui aurait du condamner plus sévèrement, qui aurait dû mieux suivre telle personne. D’individuelle, on voudrait que la responsabilité devienne collective.
L’Eclaireur Alpes - Face à ces atteintes aux biens et surtout aux personnes, certains dossiers n’en paient-ils pas le prix ? On pense notamment à la délinquance économique et financière.
Jacques Dallest - Bien sûr. Ce qui est privilégié ce sont les atteintes aux personnes, ensuite les atteintes aux biens même si un procureur vous dira qu’il doit tout traiter de fond. La vie ordinaire d’un procureur, c’est la délinquance du quotidien, les délits de voie publique.
La délinquance économique, cachée, est beaucoup moins facile à traiter. Ses auteurs sont plutôt bien défendus en général. Alors, les affaires politico-financières mettent du temps à être jugées… si elles sont jugées, parce que tous les recours sont utilisés par des gens qui savent utiliser ces recours. Lesquels se plaignent souvent d’acharnement judiciaire !
Quand on s’intéresse aux puissants ce serait de l’acharnement alors que la loi s’applique à tous de la même manière ? Mais on applique la loi qu’ils ont eux-même votée ! On reproche à la justice d’utiliser des moyens que le législateur lui a donnés, c’est extraordinaire ! Il n’y a alors qu’à dépénaliser ! Mais comme personne ne veut le faire, on se retrouve avec ces contradictions, qui sont exaspérantes : on affiche des interdits puis on parle d’acharnement judiciaire. Parce qu’en permanence, ces gens-là contestent les faits.
Les manquements à la probité doivent être traités. La corruption doit être traitée. Parce que cela participe aussi du lien social. Mais c’est difficile parce que les moyens des enquêteurs sont restreints et parce qu’on est face à une autre délinquance, de masse, qui occupe beaucoup les tribunaux.
Je suis sûr que dans cinq ou dix ans, on en sera au même point parce qu’on n’aura pas réfléchi au contentieux. Est-ce qu’on recentre le juge sur des contentieux importants, notamment les atteintes aux personnes ? J’ai beaucoup travaillé sur les “cold case”. Qu’il y a-t-il de plus graves que les crimes non résolus ? Ces affaires ne sont pas traitées, ou mal, parce que les magistrats n’ont pas les moyens, pris qu’ils sont par l’urgence.
Le juge est un magistrat de l’urgence et de la masse.
L’Eclaireur Alpes - Un récent rapport pointe la hausse des atteintes à la probité et des faits de corruption. Que disent ces chiffres dont certains arguent qu’ils sont d’abord un miroir des moyens de détection mis en place, quand d’autres soulignent qu’ils ne sont que la partie immergée ?
Jacques Dallest - Cette délinquance cachée, occulte, se traduit rarement par des plaintes. Il faut aller débusquer les affaires. Il faut que les administrations, le fisc et autres signalent au procureur. Ce sont des affaires complexes qui peuvent mettre en cause toute une organisation donc il faut aller les exhumer.
Là, il y a des chiffres noirs. Par rapport à la réalité de cette délinquance, peu d’affaires viennent devant les tribunaux. Parce que certains ne sont pas dénoncés tout simplement. Il peut y avoir une connivence. On voit que personne ne signale le détournement d’argent public. Puis le temps passe. Et l’affaire est prescrite.
Et puis, sur la délinquance financière, les enquêteurs sont très peu nombreux. Ce sont des dossiers qui demandent du temps d’investigation pour trouver l’infraction qui ne saute pas toujours aux yeux. Comme on veut tout traiter sans suffisamment de moyens, cette lutte-là en paie le prix.
Il existe des pôles spécialisés, les JIRS. Mais là aussi, c’est un peu comme à l’hôpital. Ne demandez pas à un interne des urgences de faire de la cardiologie. Sans compter qu’ils sont eux mêmes surchargés entre les infractions fiscales, les infractions de manquement à la probité, le blanchiment etc.
Il faut sortir du mythe d’une justice qui voudrait tout réprimer, tout juger. Il y a des gens qui commettent des infractions toute la journée et personne ne le saura. Le nombre d’infractions pénales, on ne sait pas s’il est de 10 000, 12 000, 15 000… Mais ces infractions là elles créaient une atteinte à l’ordre social.
Le problème des dossiers de cette nature est qu’ils prennent du temps. Est-ce qu’on saisit un juge d’instruction ou pas ? On ne peut pas ouvrir une instruction qui va durer dix ans pour toutes les affaires, sinon là aussi, c’est une forme de déni de justice.
A vouloir enquêter tous azimuts et de façon très précise on ne rend pas la justice. Peut être que le traitement des affaires financières prend trop de temps en France. Il y a des dossiers qu’on ne pourra pas démontrer. L’infraction peut ne pas être constituée. Un certain nombre d’affaires financières se traduisent par des relaxes ou des peines de principe parce qu’il n’y a pas la preuve absolue de l’infraction. D’autant que dans cent pour cent des cas, le prévenu conteste les faits. Vous ne verrez jamais un délinquant en col blanc venir à la barre en disant “j’ai commis un délit”.
Alors, il faut aller voir dans le dossier. Mais s’il est insuffisant, il faut en prendre acte sans chercher à s’acharner. Il vaut mieux un coupable en liberté qu’un innocent condamné. Il ne faut pas être un chevalier blanc ni jouer les redresseurs de tort. Même le plus grand des mafieux peut être blanchi. Il ne faut pas vouloir le faire tomber à tout prix avec un dossier qui ne tient pas. Il y a des affaires qu’on ne fait pas parce qu’elle ne pourront pas prospérer même si on passe à côté d’un malfaiteur.
Si vous êtes innocenté tant mieux. Mais cela ne veut pas forcement dire que vous n’avez pas commis d’infraction, mais peut-être qu’on n’a pas pu démontrer que vous l’aviez commise tout simplement.
Le juge applique des règles de droit. On ne croit pas les gens sur parole en justice. Il faut apporter une preuve. On voudrait aussi que les victimes aient une présomption de crédibilité, c’est grave ! Si on vous accuse c’est ce que c’est vrai ? Ça peut aller loin !
Aujourd’hui on a des excités qui voudraient absolument que leur discours soit cru et que s’il n’est pas cru c’est qu’il y a une faute de la justice. Non, c’est un grand principe du droit tout simplement. C’est la présomption d’innocence, le doute qui profite à l’accusé. C’est à l’accusation de prouver quelque chose. Ce sont des grands principes de base de toute démocratie.
Tout le monde se met dans la position d’une victime aujourd’hui. Tout le monde est victime de quelque chose. Mais c’est la vie en société, c’est l’injustice de la vie en société. Il faut accepter l’Etat dans lequel on vit, avec des risques qui sont certainement moins importants aujourd’hui qu’il y a cent ans.
L’Eclaireur Alpes - La question de l’indépendance du parquet, qui revient régulièrement, est un vrai sujet ?
Jacques Dallest - Le parquet est indépendant. Un procureur, que ce soit celui de Vienne, de Valence ou de Grenoble, fait ce qu’il veut. Simplement, la nomination est dans les mains du ministère de la Justice qui aujourd’hui prend l’aval du conseil supérieur de la magistrature (CSM). On ne peut pas nommer un procureur sans l’aval du CSM qui est une instance indépendante. C’est un progrès.
De même qu’un Garde des Sceaux ne peut pas muter un procureur comme ça. Il y a une garantie statutaire. J’ai été procureur pendant quinze ans, je n’ai jamais eu le sentiment de ne pas être indépendant. J’ai rendu des comptes à ma hiérarchie, c’est le principe dans notre droit. Mais tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait librement.
Dans notre système, la grande majorité des magistrats du siège et du parquet sont nommés par le pouvoir exécutif avec ratification par le CSM. Mais ce n’est pour autant pas l’exécutif qui va dicter au procureur ce qu’il a à faire. Un juge est aussi nommé par le pouvoir exécutif avec l’aval du CSM. On pourrait aussi dire un juge d’instruction n’est pas indépendant parce qu’il est nommé par le pouvoir exécutif !
Pour moi, la question de l’indépendance est devenue un faux débat même si le parquet peut avoir un statut amélioré. On pourrait imaginer que demain ce ne soit pas le Garde des Sceaux qui nomme l’ensemble des magistrats, que ce soit le CSM…
L’indépendance est d’abord dans la tête, tout dépend du courage de chacun. C’est valable aussi pour le journalisme. Il y a des serviles, des obéissants et d’autres qui sont plus indépendants. Même si l’indépendance peut aussi être dangereuse. Un procureur qui classe tout, ou qui a des a priori personnels, c’est inacceptable.
L’Eclaireur Alpes - Jusqu’à Christiane Taubira, la Chancellerie se fendait de notes écrites aux procureurs… Il n’y a désormais plus de consignes, mêmes orales ?
Jacques Dallest - La loi de 2013 a coupé tout lien avec la Chancellerie, qui ne peut plus donner d’instructions individuelles. Avant, il n’y en avait toutefois très peu. La Chancellerie pouvait dire “vous classez l’affaire” ou “vous poursuivrez”… J’ai été procureur dès 1994, j’ai toujours fait ce que je voulais.
Après vous aurez toujours des voix qui diront que l’on veut complaire malgré tout au pouvoir exécutif. Il me semble que la justice a ces derniers temps fait autant de mal à droite qu’à gauche. Elle a mis en cause des proches du chef de l’État. On ne peut pas dire qu’il y a une volonté de faire plaisir au pouvoir en place. Sortons un peu de ces idées toutes faites qui ne correspondent plus à rien.
Est-ce qu’il y a un parti qui peut se dire privilégié ? Non et c’est plutôt bien. Il faut sortir des lieux communs. “On laisse les petits et on ne fait rien contre les gros ?”, ça n’a pas plus de sens. Les gros sont sur une délinquance plus sophistiquée et par définition plus difficile à élucider, c’est tout.
L’Eclaireur Alpes - Ne faudrait-il pas justement lui donner plus de moyens à la lutte contre la délinquance économique ? J’en profite pour revenir sur votre dernier poste, à la tête du parquet général de Grenoble. N’y a-t-il sur ce ressort que peu d’affaires politico-financières ou économiques ?
Jacques Dallest - A Grenoble, on a travaillé sur la question. Mais il n’y a pas assez d’enquêteurs spécialisés dans ce domaine. Après, il faut aussi que des signalements arrivent au procureur. On avait noué des liens étroits avec la chambre régionale des comptes de Lyon et le parquet financier de la CRC de Lyon. Mais ces signalements doivent venir d’autres organismes. Et c’est aussi au procureur de susciter des remontées d’informations auprès des notaires, de Tracfin, des administrations et notamment préfectorales…
Partant de là, soit la délinquance économico-financière est basse. C’est possible. La région Rhône-Alpes est une région plutôt privilégiée, avec moins de tentations, contrairement au sud de la France que j’ai connu. Ou ce sont des affaires qui sont plus cachées même si on a eu l’affaire Carignon, l’affaire Noir…
Mais il faut voir que le nombre d’enquêteurs est réduit. Les procureurs sont donc plus sélectifs. Que la lutte contre la délinquance économique et financière est étouffée par la lutte contre les stupéfiants.
La baisse des effectifs des enquêteurs spécialisés dans la délinquance économique et financière, qui est le bras séculier des procureurs, est un problème majeur. Car ce sont des dossiers de longue haleine avec la nécessité de mener des investigations bancaires, de retrouver la comptabilité.
Encore une fois, le procureur ne fera que sur signalement. Il ne va pas lui même se transformer en enquêteur pour aller débusquer toutes les anomalies. Il est possible qu’il y ait des verrous. Quelques fois d’ailleurs, les alternance politiques ont du bon car cela permet de faire sortir des affaires qui ne seraient pas sorties autrement. La presse peut jouer un rôle dans ce domaine. Mais c’est aussi aux citoyens, aux partis politiques, aux associations, de signaler des anomalies. Aux préfets aussi, qui signalent assez peu même si j’ai connu une situation différente en Corse lors de l’arrivée du préfet Bonnet.
C’est au procureur de nouer des relations avec ces partenaires locaux pour que les signalements remontent officiellement. Dès lors qu’on a un signalement, on est susceptible d’ouvrir une enquête. Alors, certains organismes préfèreront ne rien dire. On sait très bien que ce qui vient aux procureurs n’est qu’une toute petite partie des anomalies ou des irrégularités commises.
L’Eclaireur Alpes - Dans la région, il y a une délinquance que l’on voit peu, et encore moins sanctionnée, c’est le blanchiment d’argent sale dans les stations de ski dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est une réalité. Est-ce un échec de la justice ?
Jacques Dallest - Procureur général à Chambéry entre 2013 et 2016, j’avais justement travaillé avec les services fiscaux de Savoie et de Haute-Savoie pour qu’ils fassent remonter les acquisitions immobilières un peu importantes, 10 millions d’euros et plus. On avait confié à la gendarmerie le soin d’investiguer sur l’origine des fonds. Je suis resté trois ans, donc je ne sais pas ce qu’il en est advenu. Mais ce qui m’intéressait était de voir d’où provenait l’argent investi dans les chalets de grand luxe de Megève ou Courchevel.
Des enquêtes ont été ouvertes. Après, on se casse vite fait le nez parce qu’on tombe sur des sociétés immatriculées à l’étranger. Souvent, on ne sait pas qui est le véritable propriétaire du bien et, comme on ne peut pas déterminer l’origine des fonds, il est difficile de déterminer si l’argent investi est de l’argent sale. Vous avez des oligarques russes et ukrainiens qui sont milliardaires et qui investissent des millions d’euros. Mais avoir une information sur l’origine des fonds nécessite d’investiguer à l’étranger. En France, l’argent parait légal mais peut-être que cet argent provient du crime, en Russie ou en Ukraine. Là, c’est plus compliqué.
On présume donc qu’il peut y avoir du blanchiment, de fraude fiscale, etc, mais le prouver est difficile. Comme en plus vous n’aurez jamais de plainte ou de signalement des communes qui au contraire seront contentes d’accueillir des investisseurs, vous êtes démunis.
J’ai connu la même chose quand j’étais procureur à Bourg en Bresse, avec des acquisitions de luxe dans le pays de Gex. On s’est heurté à des difficultés pour savoir d’où provenait l’argent. On ne peut pas être certain qu’il s’agisse de blanchiment mais on peut s’en douter. Les investisseurs n’arrivent pas avec leur nom et leur identité officiels, ils sont couverts par des sociétés écrans. Il suffit qu’une partie de l’investissement soit d’origine légale pour avoir du mal à déterminer que c’est de l’argent sale.
Un oligarque russe qui travaille dans le pétrole et fait fortune peut aussi investir de l’argent sale. Comment le déterminer ? On a toujours un retard sur la délinquance en col blanc parce qu’on agit après-coup. Dans tous les pays libéraux, vous pouvez avoir de l’argent sale qui peut être investi dans les casinos, les restaurants, les ports parce qu’on est une société libérale qui valide tout investissement s’il n’est pas manifestement illégal.
Il y a les paradis fiscaux, les places off-shore, des comptes à numéros. Mais sans possibilité de collaborer avec certains pays, comment faire ? On voit des gens qui investissement le produit du trafic de drogue en Afrique du Nord mais c’est aux pays concernés d’agir. Sauf que cela fait vivre tellement de monde que les malfaiteurs auront toujours de l’avance sur les autorités, si elles mêmes ne sont pas corrompues…
Le blanchiment international est très complexe. Les auteurs sont à l’étranger, agissent à l’étranger, peuvent recycler l’argent dans des stations touristiques, au bord de mer, en montagne. Et quand on y arrive on se retrouve avec des instructions très longues, très incertaines et quelque fois des relaxes au bénéfice du doute tout simplement. Mais il faut continuer de travailler. On ne peut pas dire qu’on laisse faire.
“ La criminalité organisée” (essai, avec Jean Pradel - 2012); “Mes homicides : Un procureur face au crime” (2015); “Juges en Corse” (témoignages collectifs - 2019); “Le guide et le procureur” (avec Érik Decamp - 2020); “L'épuration : une histoire interdite - Les miliciens de Haute-Savoie” (2022).
Le gouvernement envisage de créer un délit d’alcoolémie spécifique à la chasse afin de limiter le nombre d’accidents lors de la pratique. La mesure pourrait reprendre la quantité d'alcool limitée par le Code de la route.