[ Santé mentale ] "Pour les enfants, ces reports successifs, c'est un an de perte de chance supplémentaire"
D'assises infructueuses en CNR avorté, la santé mentale chez les jeunes est le cadet des soucis du gouvernement. Retour avec Christophe Libert sur un mal aussi silencieux qu'invisibilisé.
En France, la santé va mal. La santé psychique encore plus mal. Alors, la santé mentale des jeunes, enfants et adolescents, c’est un peu la cinquième roue d’un carrosse devenu citrouille. Après les sempiternelles assises (en 2021 puis 2023) qui n’ont au final débouché que sur quelques mesures relevant du bricolage de mauvaise fortune, le gouvernement avait décidé d’y consacré un conseil national de la refondation. Rappelons que lancé à l’échelle nationale en septembre 2022 par Emmanuel Macron sur des questions comme la santé ou l’école, le CNR n’a pour l’heure débouché sur rien. Bref, le gros flop.
Avec la dissolution et les législatives, la CNR consacré à la santé mentale, dont les professionnels de la psychiatrie dénoncent qu’il avait été préparé en toute opacité et sans concertation préalable avec les professionnels et les usagers de la psychiatrie, a été reporté sine die.
Retour avec Christophe Libert, le président de l’association des psychiatres infanto-juvéniles de secteur sanitaire et médico-social (API) sur un secteur en grande souffrance pour lequel personne ne prend jusque-là la mesure des dégâts qu’il inflige à ceux, enfants et adolescents, qui au final seront les adultes de demain.
L’Eclaireur - Cela fait des mois, des années, que les professionnels de la santé, et notamment la santé mentale, notamment chez les jeunes, alertent. Sans beaucoup d’effets. Où en est-on pour commencer aujourd’hui ?
Christophe Libert - En France, 1,6 million d’enfants et d’adolescents ont un trouble psychique, mental, caractérisé. C’est à dire un trouble psychique répertorié et répertoriable quand il est suffisamment repéré en termes de classification internationale. Ce n’est pas juste une baisse de moral. Et cela représente 13 % d’entre eux.
Sur ces 1,6 million, la moitié seulement sont pris en charge. Ce premier constat montre que l’Etat français n’est pas du tout à même aujourd’hui de pouvoir répondre aux besoins et à la demande.
Depuis des années, on alerte. Dans nos services, on s’est déjà beaucoup réorganisé, à la fois pour limiter le temps d’attente pour un premier rendez-vous mais aussi pour limiter le temps d’attente des soins qui suivent. On propose davantage d’activités thérapeutiques en groupe par exemple. C’est à la fois interessant pour absorber la demande et, cliniquement parlant, pour travailler sur les relations, les interactions…
Mais, au final, on voit que dans les centres de consultation, les enfants ont une densité de soins moins importante : ceux qui, avant, étaient soignés trois fois par semaine ne viennent plus qu’une ou deux fois en CMP (centre médico-psychologique) et ceux qui venaient toutes les semaines, ne viennent plus qu’une fois par mois.
Le paysage de l’offre de soins s’est diversifié, ce qui est plutôt intéressant… mais en termes de capacités de répondre à la demande et aux besoins, il y a un gros problème ! Même si aujourd’hui, on est en théorie en mesure de répondre de façon plus ajustée, en restant tout à la fois dans une approche globale et spécifique – les enfants ont souvent plusieurs troubles associés – et donc en mesure de mieux soigner, dans la pratique on est très empêché du fait du peu de moyens.
L’Eclaireur - Une réorganisation parfois trompeuse aussi. Des médecins de CMP nous ont témoigné de l’obligation qui leur était faite de recevoir les premiers rendez-vous, pour limiter les listes d’attente, à charge pour eux de réorienter ces enfants vers d’autres structures ou d’autres prises en charge, où en général il n’y a pas de place…
Christophe Libert - Les recevoir pour un premier rendez-vous sans pouvoir proposer un véritable suivi après vient en effet masquer le problème. On vient mettre là une sorte de fausse rustine et cela participe au sentiment de perte de sens que l’on voit chez les professionnels en pédo-psychiatrie. Il y a des endroits où cela continue de bien fonctionner… mais ces endroits sont souvent ceux où il y a eu des dotations un peu plus importantes.
Par contre, là où il n’y a quasiment plus personne, notamment en milieu rural, les médecins n’ont pas le temps de peaufiner, et même répondre, à des appels à projets. Dans cette mise en concurrence, ceux qui ont plus de moyens auront un peu plus de temps pour de nouveaux projets qui tiennent la route. On voit très bien le décalage qui se creuse…
L’Eclaireur - C’est la logique des appels à projet…
Christophe Libert - Après, pourquoi pas ? Mais, il faudrait une généralisation de l’augmentation des moyens sur tout le territoire et pas par petits bouts. En attendant qu’on ait une politique, une stratégie nationale, avec des moyens massifs – et on en est loin – on a été amené au comité d’orientation dont je suis le pilote aux côtés de mes deux collègues, les professeurs Guillaume Bronsard (au CHU de Brest) et Anne-Catherine Rolland (CHU de Reims), à réfléchir à ce qu’il y ait au moins deux modalités différentes de renforcement. Et à quelles hauteur fixer ces renforcements.
Une première modalité consistait à renforcer, pendant cinq voire dix ans, chaque niveau de prise en charge de 10 à 20 millions d’euros par an1. Cela restait très raisonnable. Il faut préciser que chaque mesure, chaque proposition du comité d’orientation a été soumise aux directions administratives, notamment à la direction générale de l’offre des soins (DGOS) pour déterminer les faisabilités budgétaires, techniques et réglementaires. Donc c’était de l’ordre du possible.
Au sortir de ces assises, une augmentation de 10 millions d’euros a été évoquée pour la pédopsychiatrie dans son ensemble, et encore seulement oralement…
Une deuxième modalité consistait à renforcer les centres médico-psychologiques. On demandait que chaque centre puisse être pourvu d’un poste supplémentaire, à temps plein de psychologue. C’est le minimum, dans l’urgence, comme mesure rapide, faisable, applicable tout de suite et généralisable à tout le territoire français. Même si ça ne résoudra pas tout. On est bien en dessous de la réponse aux besoins : un enfant sur deux n’est pas pris en charge… donc ce n’est pas le psychologue qui va arriver dans le CMP qui va tout résoudre. Mais déjà, cela aurait permis de souffler un peu. Parce qu’il y a un sentiment de culpabilité des équipes à ne pas pouvoir répondre. Alors que la responsabilité est du côté de l’Etat.
Cette proposition, qui remontait aux assises de la psychiatre et de la santé mentale de 2021, n’a pas été reprise par le ministère au motif qu’une toute petite partie de ce qui avait été alloué pour le renforcement des CMP n’avait pas été consommée. On n’a pas compris. Car, nous, ce que l’on voit au quotidien, c’est qu’il n’y a aucun problème pour recruter un psychologue en plus dans les CMP…
L’Etat ne prend pas ses responsabilités. Depuis des années, les seules réponses qui sont apportées sont des pastilles pour venir apporter un semblant de réponse à des questions soulevées dans les médias. On ne vient pas prendre à bras le corps, de façon systémique, l’ensemble. C’est pour cela qu’on défend l’idée d’une stratégie nationale.
En juin, il y aura le Conseil national de la refondation dédié à la santé mentale (depuis notre entretien avec Christophe Libert, le CNR a été reporté sine die suite à la dissolution/elections législatives 2, ndlr). Ce CNR va lui aussi prendre un certain temps… Résultat, on va de report en report, et ça se cumule. Pour des enfants avec des troubles, des enfants parfois handicapés, c’est un an de perte de chance supplémentaire.
J’avais dit au ministre (Frédéric Valletoux, ndlr) qu’il serait indécent qu’il n’y ait pas de stratégie nationale. C’est ce qui s’est passé. Il n’y en a pas.
Il n’y a pas eu de décision. Il n’y a pas eu de volonté politique au terme de ces assises d’engager à ce moment-là une stratégie nationale à la hauteur de ce qui était préconisé et attendu.
L’Eclaireur - Ce CNR va donc prendre la suite des assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant de ce 24 mai qui, elles mêmes, suivaient de précédentes assises, consacrées à la santé mentale et à la psychiatrie en septembre 2021 ? On va donc se re-re-pencher sur le sujet ?
Christophe Libert - On n’en sait rien. On nous annonce qu’il va y avoir ce CNR. Et que ce sera l’occasion de repenser les choses. Les assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant et le CNR avec son volet santé et son sous-volet santé mentale sont deux processus différents. Il aurait fallu nous dire il y a six mois “en fait, la partie santé mentale on la met de côté” puisqu’il va y avoir le CNR. Il n’y a jamais eu un tel message.
Demander de recommencer la même chose n’a aucun sens. A chaque fois c’est une énergie considérable qui est déployée par tout le monde. On demande que le comité d’orientation de la pédiatrie et de la santé de l’enfant devienne un COSP, comité de suivi et de proposition. L’idée est que cela ne s’arrête pas là. Que ce qui a été annoncé soit suivi dans son évolution, que les propositions qu’on a formulées fassent partie des choses qui sont toujours sur la table et qu’elles soient éventuellement réajustées, complétées.
L’Eclaireur - Lors de ces dernières assises de la pédiatrie, la santé des enfants dans sa globalité, le ministre de la santé Frédéric Valletoux a annoncé le chiffre de 300 millions d’euros par an d’ici 2030. Sait-on comment ce montant est décliné ?
Christophe Libert - Il s’est passé dix-huit mois entre le lancement des assises et aujourd’hui. Dans ce laps de temps, il y a eu quatre ministères. Les positions n’étaient pas forcément toujours les mêmes, l’écoute n’était pas la même non plus. On attend de voir concrètement où ça va aller et est-ce que ça va arriver déjà. Nous, pédopsychiatre, ne sommes pas dupes. Quand il y a une annonce, c’est d’abord la recherche d’un effet de communication.
Est-ce nous qui ne sommes pas arrivés à convaincre le ministère ? Il y a un choix qui est fait au niveau politique de ne pas investir comme ce serait nécessaire pour les adultes de demain. Les choses sont tellement installées en termes de déficit d’investissement depuis tellement longtemps et en particulier en santé mentale…
L’union nationale des associations familiales l’a aussi dit lors des ces assises : les voyants sont au rouge foncé du côté de la santé mentale. Il y a bien sûr des choses qui ne vont pas du côté de la santé physique, somatique, des enfants et des adolescents et plein de choses à faire notamment du côté de la hausse de la mortalité néonatale… Mais au niveau de la santé mentale, c’est extrêmement préoccupant.
Le fait que la santé mentale soit un des grands oubliés de ces assises montre à nouveau à quel point il y a une volonté presque affichée de ne pas en faire une priorité.
Est-ce parce qu’il n’y a pas un retour sur investissement tout de suite ? Ce n’est pas en effet en mettant un millard d’euros et même plus – parce qu’on est dans cet ordre de grandeur là – que cela règlerait le problème immédiatement.
Les ingrédients sont là, les équipes, à part quelques professionnels qui ont quitté le domaine, restent motivées, en termes de techniques de soins, on a une panoplie thérapeutique qui s’est complétée… mais pour faire fonctionner tous cela, il faut injecter des moyens. Rehausser les budgets formation, revaloriser les métiers, etc.
S’occuper d’un enfant demande du temps. Si on ne revalorise pas le temps nécessaire, on sous-évalue l’activité.
L’Eclaireur - Quelques revalorisations ont été annoncées, au goutte à goutte certes, notamment du côté des psychologues…
Christophe Libert - Pour les psychologues oui, mais il faut aller au-delà. Qui plus est, cela avait déjà été décidé avant les assises. C’est une fausse nouvelle annonce. Quant au dispositif “Mon psy” qui devrait être une simple étape vers un conventionnement des psychologues avec la sécurité sociale, on présente l’augmentation de la consultation remboursée (de 30 à 50 euros) et du nombre de consultations (de 8 à 12) comme une solution. Mais on est très très loin du compte pour répondre aux besoins ! Même s’il y a une volonté d’améliorer un peu ce dispositif, ce n’est pas ce dispositif qui va répondre à la situation. Il faut voir les choses de manière beaucoup plus large.
On ne peut pas attaquer cette carence de l’Etat par petits bouts. Il faut des mesures qui s’emboitent les unes dans les autres. Imaginer à terme de doubler les moyens des CMP n’a pas de sens aujourd’hui avec des soignants qui ne se sentent pas assez valorisés dans leurs métiers. Aujourd’hui, ils ne viendraient pas.
Il faut des mesures d’urgence, assez simples, pour lancer l’ensemble et que cela suive derrière. D’abord il faut faire de la santé des jeunes une grande cause nationale. Ce n’est pas qu’un label, cela induit un mouvement.
Deuxièmement, il faut un psychologue en plus dans tous les CMP de France. On aurait voulu que cela puisse s’étendre à tous les CMPP (centres médico-psycho-pédagogiques)3 mais il y a un tel cloisonnement administratif… alors que les CMPP participent de fait à l’offre de soins et la veille sanitaire sur le territoire français. Sans les CMPP, on serait dans une difficulté sans nom. Mais concrètement, c’est très compliqué. Il faudrait décloisonner encore plus entre le sanitaire et le médico-social et notamment entre les directions, DGOS (direction générale de l’offre de soins), DGCS (direction générale de la cohésion sociale)… Ce n’est pas le comité d’orientation qui est en mesure de faire bouger tout cela… On n’avait pas cette ambition-là non plus.
La troisième mesure d’urgence serait de doubler les négociations conventionnelles pour les médecins 4. Même si on allait beaucoup plus loin. On préconisait que l’Etat français s’appuie sur l’expérience de la Belgique où ce ne sont pas quelques euros qui ont été mis sur la table mais toute la grille tarifaire des actes en pédopsychiatrie avec comme minimum le doublement de la consultation de base de l’enfant et de l’adolescent.
On demandait une certaine reconnaissance du fait que voir un enfant nécessite deux fois plus de temps qu’un adulte. Tous ces actes-là ne sont pas valorisés dans le libéral. Cette demande n’a pas été reprise.
L’Eclaireur - Ces dernières assises ont été aussi marquées par certaines absences. Ce n’est pas qu’anecdotique…
Christophe Libert - La santé de l’enfant concerne plusieurs ministères, la santé, l’enfance. L’éducation nationale était absente en effet alors qu’il y a tout l’enjeu de la santé scolaire. Il y aurait eu de la place pour plus de monde. Et, après un an d’attente, on a consacré une matinée pour la santé de l’enfant… Une journée ou plusieurs journées auraient été complètement légitimes. L’enfant, c’est l’adulte de demain.
Sans parler de la communication d’Etat, qui n’a pas été à la hauteur... On sait très bien qu’il peut y avoir une puissance de communication quand l’Etat a une volonté nette de communiquer. Ce alors que le travail qu’on a pu mener avec toutes les directions, les directions interministérielles a été très interessant. Il y a eu une co-élaboration. Donc il n’est pas question pour nous de nous sentir démobilisés. Ce travail ne doit pas être enterré. On ne veut pas que ce rapport soit mis dans un placard.
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Dix millions d’euros par an pour le niveau 1 (prévention, soins légers, allant d’un numéro vert au réseau d’aide dans les écoles, mais aussi les PMI ou les maisons d’adolescents); 20 millions d’euros pour le niveau 2 (centres médico-psychologiques et centres et centres médico-psycho-pédagogiques, action et suivi thérapeutique, soins spécialisés polyvalents dans une visée globale de l’enfant - la majorité des prises en charges et sur des périodes longues ); 10 millions d’euros pour le niveau 3 (hospitalisations et urgences, soins plus spécifiques pour certaines pathologies, périodes courtes) et 15 millions d’euros pour la psychiatrie périnatale.
Dans un communiqué, la profession, qui voit le report comme une opportunité, a dénoncé un CNR qui avait été préparé “en toute opacité sans concertation préalable avec les professionnels de terrain et les usagers de la psychiatrie. Les trois tables rondes pressenties n’étaient pas à la hauteur des enjeux que nous percevons sur le terrain”.
Le CMP fait partie intégrante d’un centre hospitalier alors que le CMPP est un centre privé mais agréé par la sécurité sociale.
La convention médicale passée avec l’Assurance-maladie fixe pour cinq ans les conditions d’exercice et de rémunération des médecins. Parmi les revendications, un doublement de la consultation de base de 25 à 50 euros. Elle devrait passer à 30 euros (contre 25 actuellement) en décembre.