Transports par câble : de la friture sur la ligne
A Grenoble, le contrat du téléphérique a été attribué à Poma. Sans que le financement soit assuré. Et toute marche arrière risque de se payer cher.
Le câble en ville c’est compliqué. La France a beau compter dans ses rangs le leader mondial, l’Isérois Poma, les téléphériques urbains se comptent sur les doigts d’une main. Trois sont en service en tout et pour tout. Brest, qui relève plus d’un équipement touristique que d’un moyen de transport, dont les ratés, les avaries et les renvois de responsabilités rythment le quotidien depuis 2016. Après quoi il aura fallu attendre mars 2022 pour que La Réunion ait le sien, le second en France. Puis avril pour que Toulouse emboite le pas à la faveur d’un équipement érigé (enfin) en modèle.
Mais, derrière, ça patine sacrément. « On voudrait savonner la planche du câble qu’on ne s’y prendrait pas mieux », déplore un spécialiste du dossier. En 2020, Orléans a ainsi enterré son téléphérique, non sans avoir déboursé 5 millions d’euros entre les études et le marché à Poma. Officiellement, c’est la crise sanitaire et ses déboires financiers collatéraux qui ont poussé la Métropole à jeter l’éponge.
C’est oublier que le projet était contesté, à la fois par les riverains et le fabricant BMF qui avait perdu l'appel d'offres, comme le rappelle Le Parisien. C’est le sort que du reste vient de connaitre le Funiflaine en Haute-Savoie. Peu ou prou pour les mêmes raisons. Officiellement, c’est l’envolée du coût des matières premières et les retards administratifs (une sacrée découverte en en croire les promoteurs du projet, Département de Haute-Savoie en tête) qui justifierait l’abandon du projet de téléphérique entre Magland et Flaine.
C’est là aussi oublier que, derrière, le projet tel que tracé est très contesté par les associations notamment, qui ont souvent dit tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas. C’est oublier également les recours, toujours pendants, et un marché octroyé au consortium constitué de la Compagnie des Alpes, Poma, ATMB et le Crédit agricole dont la passation pose sérieusement question, (nous y reviendrons dans un prochain article).
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Le moyen de transport est pourtant plébiscité en Amérique du Sud notamment où, il est vrai, on s’embarrasse moins de concerter. Il est aussi très présent en Italie et en Suisse, et notamment dans le Valais (nous y reviendrons dans un prochain article également) où on a adopté le préalable de base que nous résume un interlocuteur très bien placé : “pour faire un téléphérique, on compte d’abord le nombre d’avocats au mètre carré”…
En France, on s’emballe. Quitte à devoir faire machine arrière. A Grenoble, ce n’est pas la première fois qu’un projet de transport par câble sort de terre. Le plus “avancé” fut le projet reliant le plateau du Vercors à la cuvette. Un projet estimé initialement à 50 millions d’euros, finalement chiffré à 120 millions qui s’est heurté de plein fouet aux études de fréquentation. Données a postériori, celles-ci tablaient sur 2 000 à 2 500 pendulaires par jour dont même pas la moitié était susceptible d’emprunter le câble…
Depuis – nous étions en 2012 – l’idée n’a pas lâché ses promoteurs, Métropole de Grenoble en tête alors dirigée par le socialiste Marc Baïetto. Et elle rebondit sur l’actuel projet de transport par câble qui prévoit en 2025 de relier aux portes nord de Grenoble, Fontaine à Saint-Martin-le-Vinoux, comme nous l’avons relaté dans un précédent article. Non sans embûches et une concertation au rabais 1.
Pour ce projet, les enquêtes de mobilité propres n’existent tout simplement pas. De fait, les besoins sont tout simplement quasi-inexistants à l’heure d’aujourd’hui. L’analyse du trafic routier n’a pas non plus été faite. A partir de ces données, on aurait pourtant pu estimer le gain de CO2 de ces reports de déplacements. Bref, quand on peut raisonnablement douter de la pertinence du projet, ses promoteurs ont fait le choix d’alléger la cadence.
« Le débit, prévu entre 600 et 1 500 personnes/heure, correspond à quelques bus par heure, souligne un spécialiste du sujet. Ce n’est pas assez et montre surtout qu’ils n’y croient pas beaucoup. Rapporté au nombre de personnes transportées au kilomètre, c’est trois à quatre fois plus cher qu’un tram ».
Le projet est complexe et coûteux, en investissement comme en exploitation avec ses virages et ses stations intermédiaires (six en tout sur 3,7 kilomètres) et la nécessité, zones inondables aidant, de surélever pour les maintenir hors d’eau ( à 1 m 50 au dessus du sol) toutes les installations électriques. Sans proposer d’alternatives (obligatoires en théorie pour tout projet soumis à enquête publique). Sans compter le risque que ferait peser, d’après nos informations, un pylône sur les berges du Drac. Sans parler non plus de l’accessibilité, pas des plus aisées, pour les personnes handicapées.
Un coût essentiellement supporté par la puissance publique comme le souligne la chambre régionale des comptes dans son rapport consacré en 2021 au Smmag. Car le câble fera partie du réseau Tag pour être exploité par le Smmag, le syndicat des mobilités de la région grenobloise, Poma ne conservant que la partie maintenance. Et encore.
« Le marché, attribué à la société Poma, ne lui confie la mission de maintenance que pour une durée de 72 mois, alors que la durée de vie des équipements fixes de transport par câble est estimée entre 30 et 50 ans, soulignent les magistrats financiers. La chambre relève le décalage entre la durée de la maintenance confiée au “concepteur-réalisateur” (six ans) et la durée de vie des équipements ».
Le projet ira-t-il seulement jusqu’à son terme? La dernière ligne droite s’annonce tortueuse entre l’enquête publique, la fronde qui s’organise pour cet été et, surtout, un projet qui achoppe sur son financement. Depuis 2015, pas grand-chose n’a évolué. Pas plus le tracé, transversal, très contesté et controversé que le tour de table. Il n’y a pas non plus eu à notre connaissance de réévaluation économique, sociale, énergétique, environnementale alors que le contexte a radicalement changé.
Qui pour mettre la main à la poche et financer les 80, et plus sûrement 100, millions d’euros du projet, gares comprises ? 2 Le SMMAG a fin 2021 obtenu 8,8 millions d’euros dans le cadre de du 4ème appel à projet de l’Etat concernant les transports collectifs en site propre. Dont 5,1 M€ qui iront au transport par câble. A condition que les travaux commencent avant 2025. Mais derrière, ça ne suit pas.
Le Département de l’Isère, qui a dit haut et fort tout le mal qu’il pense du câble grenoblois, n’y mettra pas une bille. « Le problème de l’entrée dans Grenoble (les bouchons, ndlr) est un problème nord-sud », soulignait son président le Républicain Jean-Pierre Barbier sur Télégrenoble.
« On nous propose un câble est-ouest. Je ne vois pas ce qu’on va résoudre. C’est un projet à 60-65 millions d’euros. Et j’entends que le Smmag a des projets intéressants, comme un RER qui va coûter 200 à 300 millions d’euros et dont on ne sait pas comment on va le financer… On ne peut pas tout faire ! »
Pas plus que la Région Auvergne Rhône-Alpes. « A ce stade, il n’y a pas eu de financement Région sur ce projet, suivi avec attention », nous répondent les services de la Région. « Il sera examiné dans le cadre de la feuille de route “Mobilités positives 2035” de la Région et dans le cadre du prochain CPER infrastructures 2023 – 2027 ». Bref, il parait urgent d’attendre.
Projet pas financé ? « Et pas finançable », corrige un élu de la Métro qui, lui aussi, a tenu à garder l’anonymat. Les finances du Smmag sont dans le rouge. Quant à la Métropole de Grenoble, elle va devoir également financer un nouveau siège à 100 millions d’euros, dont l’utilité est loin d’être avérée.
C’est que derrière, difficile de faire machine arrière. L’appel d’offre a été passé, et le marché attribué à Poma, qui d’après nos informations s’est avéré le moins-disant, avant même que le financement soit bouclé. « Yann Mongaburu (le président du SMTC, ancêtre du Smmag) a ficelé le truc en lançant le marché », résume Dominique Escaron, le chef de file de l’opposition, à droite, au projet et qui milite pour la création de lignes de bus évènementielles pour s’adapter en souplesse aux besoins.
« Là, c’est trop tard. Ils sont pris au piège ». A moins de rompre le contrat, et comme à Flaine, de devoir payer des indemnités qui risquent d’être exorbitantes. Sylvain Laval, le président du Smmag, qui a donc hérité du projet, ne disait pas autre chose quand nous l’avions interrogé.
« Le choix définitif du tracé a été fait. Le projet est arrêté, les calculs ont été faits, les marchés lancés. Derrière, on a un contrat de progrès et de performance qui a été passé avec Poma qui travaille depuis des années sur cette question et qui nous doivent contractuellement la réalisation de cet équipement ».
Projet politique ? Dominique Escaron n’est pas le seul à le dénoncer. D’autant que, derrière, Poma, qui n’a jamais caché sa déconvenue, met la pression. « Nous sommes rhônalpins, nous avons près de la moitié de nos 880 salariés dans la région et pourtant, en matière de transports urbains par câble, nous n’avons toujours pas de vitrine dans la région », déplorait Christian Bouvier, vice-président de Poma en 2014. Incombe-t-il aux collectivités de financer les démonstrateurs et dépenses de marketing d’entreprises privées ?
Huit ans plus tard, rien n’a changé côté réalisations. Mais le contexte économique commence à peser sur l’industriel. « Dans cette affaire-là, Poma fait le forcing car ils sont dans une situation économique très tendue avec la fermeture l’hiver dernier des stations de ski », appuie un de nos interlocuteurs. « Il y a une certaine pression de l’industriel ».
D’autant que nombre de projets tombent à l’eau. Orléans et Flaine que Poma avait remportés, puis Lyon. Restent en lice Ajaccio (Poma), celui d’Ile de France (Doppelmayr) et donc Grenoble (Poma). Ce qui fait sourire un des concurrents de l’industriel isérois. « Poma, les meilleures affaires qu’ils font c’est aussi celles qu’ils ne font pas. Le Funiflaine par exemple, c’est tout bénef’» 3.
En attendant, certains se sentent pousser des ailes. A moins qu’il s’agisse de justifier le difficilement justifiable. Le câble grenoblois ne serait-il qu’un tronçon d’un ensemble plus large, migrant sur les plateaux, Vercors d’un côté (rebelote), Chartreuse de l’autre ? C’est en tout cas l’idée du président du Smmag.
« C’est un premier maillon urbain. La logique est qu’il se continue dans les massifs dans dix ans. Mais ce sera une conversation à avoir le moment venu avec les personnes concernées. C’est le sens de l’histoire. Si l’on veut diminuer les flux de déplacements quotidiens entre le plateau du Vercors et l’agglomération, la réponse c’est évidemment un câble. Après, il faut l’organiser, que les habitants soient partie prenante ».
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