[ Microélectronique ] Le saut de puces de l'Europe
Pendant que la France et l'Europe cherchent à doper la production de semi-conducteurs, les Etats-Unis avancent leurs pions sur le continent. La souveraineté n'est pas pour demain..
Le 12 juillet, Emmanuel Macron et tout un aréopage de ministres et d’élus consacraient, sur le site de STMicro à Crolles, en Isère, derrière le doublement des capacités de production de l’usine, l’alliance entre le géant européen de semi-conducteurs et le fondeur américain Global Foundries.
L’idée, très scénarisée au lendemain du sommet Choose France à l’Elysée ? Afficher une réponse aux défis de la miniaturisation de plus en plus poussée de plus en plus de puces présentes dans plus en plus d’équipements dans une société de plus en plus connectée – jusque dans les barbecues – mais aussi développer des technologies plus économes en énergie, notamment pour l’industrie automobile. Tout en se drapant dans une souveraineté industrielle bientôt retrouvée et une dépendance aux Etats-Unis et à l’Asie qui ne serait demain plus qu’un mauvais souvenir.
Voilà pour l’affichage. Que cache ce partenariat obtenu à l’arrachée et qui remet sur les rails l’ambition abandonnée depuis quelques années de graver plus fin que 28 nanomètres ? Bien des questions. Et bien peu de réponses. Déjà, il a fallu tirer les vers du nez de l’Elysée pour que l’on sache combien, sur les 5,7 milliards d’euros d’investissement prévus pour cette mégafab – le plus important jamais engagé dans une usine de semi-conducteurs en France – l’Etat français a mis la main à la poche. 2,28 milliards d’euros. D’argent public donc.
Pour le détail, et comment ces 2,28 milliards sont ventilés entre ST et GF, il faudra repasser. L’information reste « confidentielle », nous a répondu à Bercy la direction générale de l’économie (DGE). Si de tels éléments ne sont pas communicables à ce stade c’est parce que, dixit la DGE, ils font l’objet d’un « processus de décision qui n’est pas terminé ». Processus qui suppose notamment la validation de la Commission européenne. Bref, ça continuerait donc de discuter et négocier.
C’est peu dire que le processus, par-delà le secret souvent brandi des affaires – là on parle d’argent public – n’est pas très transparent, comme le déplore à la CGT de STMicro à Crolles Nadia Sahli. « Mille emplois à plus de 2 milliards, ça fait cher l’emploi ». STMicro va pourtant très bien. Son chiffre d’affaire a en 2021 bondi de 25 %, elle distribue des dividendes à la pelle et ne paie toujours pas l’impôt sur les sociétés en France, la maison-mère étant basée à Amsterdam. Le bon vieux sandwich néerlandais sauce optimisation fiscale.
Les salaires eux, n’ont suivi pas le même rythme. « On a l’impression que cet argent passe d’une poche à une autre », résume-t-on dans l’entreprise. ST s’est du reste fait taper sur les doigts par l’inspection du travail en 2021 pour son haut niveau de précarité. A la suite de quoi 180 intérimaires ont été embauchés en CDI.
L’Europe, marché aux puces ?
Le contexte ultra-concurrentiel et la nécessité sinon d’une souveraineté industrielle pour l’instant très illusoire comme on le verra plus loin, d’une relocalisation-industrialisation, justifie-t-elle tout ? En tout cas, la France met le paquet. Et le fait surtout beaucoup savoir. Mais si on doit comparer les niveaux d’engagements nationaux et européens avec les investissements des industriels, notamment en Asie, on frôle le ridicule.
Le fondeur taïwanais TSMC, leader mondial, investit au moins 40 milliards dans ses capacités de production rien qu’en 2022. Quand le sud coréen Samsung, rival de TSMC, a annoncé 300 milliards d'euros dans les cinq prochaines années. A eux deux, ils représentent 70 % de la production mondiale.
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Alors, 5 milliards… Et puis surtout pour quel objectif? Depuis des années, les plans gouvernementaux se succèdent pour que ST pour ne prendre qu’elle, et la France, (re)trouvent une place sur la scène internationale. Nano 2012 pour ne pas remonter plus avant, s’est traduit pour ST par 477 millions d’euros d’aides de l’État. Plus 75 millions d’euros des collectivités. Mais les résultats n’ont pas suivi.
« Ils s’étaient engagés sur 600 emplois, une centaine à peine ont été créés », rappelle Nadia Salhi. « Nano 2017, ST a encore eu plus d’argent (un peu plus d’un milliard en tout entre l’Europe, l’Etat et les collectivités, ndlr), mais sans engagement d’emplois. Nano 2022 (1 milliard d’euros également, ndlr), ils se sont seulement engagés à maintenir l’emploi … »
Côté retombées économiques, on y voit encore moins clair. Il existe pourtant des indicateurs générés par les différents plans Nano. Mais ces données ne sont pas rendues publiques, seulement partagées entre les entreprises et Bercy, m’avait fait savoir en 2019, pour Place Gre’net, la direction parisienne de STMicro.
Mais le plus important est manifestement ailleurs comme le soulignait, déjà, Bruno Le Maire en 2019. « L’Europe, si elle n’y prend pas garde, sera demain vassalisée, dépendante des technologies américaines et chinoises », soulignait le ministre de l’Economie lors de l’annonce de Nano 2022. « Ce n’est pas qu’une question d’économie et d’emploi, c’est une question de souveraineté. Il n’y a pas de souveraineté politique sans souveraineté technologique. »
Pour accompagner ces grandes déclarations, il y a eu France Relance et ses appels à projets pour relocaliser la production électronique (mais pas que) dans l’Hexagone. Selon les chiffres de la DGE, 107 projets ont ainsi bénéficié de 141 millions d’euros d’aide pour un investissement productif de 463 millions d’euros 1. Côté intrants pour l’industrie, 120 projets ont été accompagnés, cumulant 317 millions d’euros d’aide. Sur quoi s’est greffé le fonds d’accélération des investissements industriels que se partagent Etat et régions pour 950 millions d’euros en plus. Pas énorme au vu du retard accumulé depuis des années entre sous-investissement et délocalisations comme le souligne Fabrice Lallement, représentant CGT au comité stratégique de la filière électronique.
« La Covid a été le stress-test. Il a révélé ce que l’on analysait depuis un moment : le niveau de dépendance de l’Europe et de la France est énorme sur ces technologies. On a quasiment une dizaine d’années de retard ».
Avec France Relance, le gouvernement se vante d’avoir, tous secteurs confondus, créé ou conforté près de 100 000 emplois. Sans que l’on sache toutefois quelle est la part des emplois créés et des emplois maintenus. Sans que ce chiffre soit mis en regard avec les emplois supprimés sur la même période… Sachant que la France a en trente ans perdu près de 2 millions de postes dans l’industrie. Et sans que l’on ne mesure encore les effets d’une telle politique sur l’économie nationale.
Avec France 2030, c’est 5 milliards d’euros de soutien public qui iront à l’électronique avec l’objectif de doubler la production de puces d’ici huit ans. Dans la lignée d’un Chips Act européen bien chiche au regard de son homologue US 2 dont l’objectif est d’augmenter les capacités de production de composants en Europe à 20 % de la production mondiale – objectif déjà défendu en 2013 par Neelie Kroes. Vu que que l’on plafonne actuellement à 8 %, et qu’Américains et Asiatiques, Chinois en tête, mettent eux aussi le paquet, cela parait un tantinet prétentieux.
L’objectif est aussi de jouer l’innovation (indispensable pour décrocher les fonds et le quitus européen) et parvenir à graver en 10, voire 7, nanomètres, quand la technologie concurrente (le FinFET développé via TSMC en Allemagne) grave déjà en 4 et bientôt 3 nanomètres.
Et là, on en est loin. Aussi. Pour l’heure, STMicro s’en tient au FD-SOI et des gravures à 28 nm qui, si elles fournissent le marché automobile, les capteurs et les appareils ménagers ou les moyens de paiement, ne sont pas suffisamment fines pour l’électronique de pointe.
La nouvelle unité permettra de graver des puces de 22 nanomètres et jusqu’à 18 nanomètres demain, technologie qui est aujourd’hui maitrisée par Samsung. Après-demain, l’idée est de viser le 10 nm, histoire de tenter d’instituer une forme de dépendance réciproque.
Souveraineté ? Plutôt réindustrialisation avec des capitaux étrangers
La souveraineté et l’indépendance tant déclamée de la France et plus largement de l’Europe dans l’industrie des semi-conducteurs, qui ressemble de plus en plus à un poste avancé des Américains, laisse dubitatif. « Sur le papier, c’est l’Europe, dans la réalité, c’est chacun pour soi », nous résume-t-on.
Cette souveraineté économique disparue et loin d’être encore retrouvée, des sénateurs en ont fait un rapport publié en juillet. Où ils dénoncent le laisser-faire, parfois « en pleine conscience » de la France. Et où les différents plans de relance relèvent selon eux davantage d’une stratégie de communication qu’une aide concrète et efficace.
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