Après les matières premières russes, les métaux chinois...
L'UE et la France derrière elle se sont lancées à fonds perdus sur le créneau de la voiture électrique. Avant de réaliser qu'elles ne maitrisent rien de la chaine de production.
La cour des comptes de l'Union européenne s'est réveillée au début de l’été pour alerter sur l’objectif stupide de 100% de voitures électriques en 2035. D’abord, l’Europe fait une loi sur la fin du moteur thermique et ensuite elle prend en compte les évidences que tous les experts s’époumonent à dire depuis des lustres. Nous pouvons dormir tranquille, les enjeux stratégiques sont sous contrôle.
C’est peu dire que le virage vers le tout-électrique s’amorce mal. Virage mal anticipé, seulement ? A la confluence du politique, de l’économie mais aussi de la géo-stratégie, les batteries électriques pourraient bien faire disjoncter la machine.
“Les batteries ne doivent pas devenir le nouveau gaz naturel de l’Europe. Il faut éviter qu’elle se retrouve dans la même situation de dépendance : il en va de sa souveraineté économique”, a alerté Annemie Turtelboom, responsable de l’audit à la cour des comptes de l’UE. “ En prévoyant d’interdire les voitures neuves à essence ou diesel d’ici à 2035, l’UE mise gros sur les batteries. Mais elle n’a pas toutes les cartes en main : l’accès aux matières premières, l’attrait pour les investisseurs et les coûts à supporter pourraient lui faire perdre son pari.»
L’Europe part avec une belle longueur de retard. Elle ne dispose pas du contrôle les matières premières essentielles dans la chaine de fabrication des batteries. Et quand elle en dispose, elles ne sont pas exploitées. Ouvrir une mine de lithium, par exemple comme projeté dans l’Allier, ne se fait pas en un claquement de doigts. Compter au minimum dix ans. Minimum car il est fort à parier que les recours en justice, notamment sur les questions environnementales – l’exploitation du lithium est très gourmande en eau – pourraient bien venir doucher les velléités de souveraineté industrielle, slogan déconnecté de toute réalité.
Comme le résument certains de manière très imagée, “il est idiot de faire une fixette sur le dernier barreau de l’échelle sans comprendre qu’il est inutile si les autres sont manquants”.
Car en la matière, tout est concentré ailleurs. Comprendre hors de l’Europe. La Chine a pris le contrôle des ressources en lithium, et notamment dans le triangle entre Chili, Bolivie et Argentine où se trouvent plus de la moitié des réserves mondiales. De la sorte qu’elle produit 75 % du lithium-ion des batteries. Elle détient aussi 70 % des capacités de production pour des composants clés comme les cathodes et les anodes.
La Chine a aussi une longueur d’avance en Afrique. Le cobalt par exemple. La moitié des réserves mondiales sont en République démocratique du Congo. La Chine y contrôle d’ores et déjà 15 des 19 mines. Sans parler du gallium et du germanium, deux métaux critiques produits à 80 % en Chine, qui entrent dans la fabrication de certains semi-conducteurs, panneaux photovoltaïques ou batteries. Métaux que Pékin vient de soumettre au contrôle à l’exportation, mesure de rétorsion contre les Américains dans le bras de fer commercial entre la Chine et les États-Unis, dont l’Europe est la principale victime collatérale.
Ce n’est pas faute de pas pouvoir l’avoir vu venir.
“Les pays de l’OCDE sont de plus en plus exposés aux restrictions à l’exportation de matières premières critiques”, soulignait un rapport de l’OCDE paru en avril. “Les droits à l’exportation ont augmenté de manière exponentielle. La Chine, l’Inde, l’Argentine, la Russie, le Kazakhstan sont les pays qui ont pris le plus de restrictions d’exportations de matières premières essentielles au cours de la période 2009-2020.”
Après les matières premières russes, les métaux chinois
Ainsi, l’UE est-elle tributaire des importations des matières premières qui proviennent d’un petit nombre de pays avec lesquels elle n’a… pas conclu d’accord commerciaux. C’est le cas du lithium brut (importé à 87 % d’Australie, essentiellement raffiné en Chine), du manganèse (à 80 % d’Afrique du sud et du Gabon, mais raffiné en Chine), du cobalt brut (à 68 % de la RDC), du graphite naturel brut (à 40 % de Chine).
Et il y a concurrence. “La demande en lithium pour les batteries devrait être multipliée par 5 en 2030 et par 14 en 2040 par rapport à 2020”, souligne la Commission européenne dans un autre rapport. Oui, cette même Commission européenne qui veut la mort, et fissa, du moteur thermique. “Même si l’UE a pris des mesures pour y pallier, les dépendances et les goulots d’étranglement dans la chaine d’approvisionnement continueront de créer des vulnérabilités”.
Cette dépendance, on ne la découvre pas vraiment. En 2014, un chercheur du CNRS avait alerté sur le risque de pénurie de métaux et de minerais entrant dans la fabrication des infrastructures des installations solaires et éoliennes.
“Dans les éoliennes, nous utilisons des aimants permanents qui nécessitent entre 200 et 600 kg de terres rares par megawatt de puissance, sachant qu’une éolienne classique, c’est 2 MW et que les nouvelles éoliennes off-shore, c’est 6 MW. Il y a aussi les panneaux solaires, où nous passons des panneaux silicium aux panneaux multicouches avec gallium, indium, sélénium et cuivre”, soulignait Olivier Vidal.
“Très peu d’études sont faites sur le coût réel de ces technologies (d’extraction, ndlr) notamment en prenant en compte les métaux rares. Il faut rapidement faire ces études. C’est maintenant qu’il faut se pencher sur la question afin d’éviter de se tromper de technologie”.
Ces études, on ne les a pas trouvé. Mais les gigafactories de batteries poussent elles comme des champignons en Europe et en France. Quatre sont prévues dans le nord de l’Hexagone. Elles ne serviront pas seulement à électrifier les voitures. Mais aussi à stocker l’énergie produite par le solaire et surtout l’éolien qui a aujourd’hui (à nouveau) les faveurs de l’Elysée.
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Un nouvel eldorado ? La dernière “gigafactory” en date, la taïwanaise ProLogium, a reçu 1,5 milliard d’euros d’aide de l’Etat français 1. Alors certes, l’usine est construite en France mais “avec des brevets venus d’ailleurs, des matériaux venus d’ailleurs, des technologies venues d’ailleurs dont nous ne sommes pas maitres”, déplore l’ancien ministre du Redressement productif interviewé sur Elucid. En 2013, Arnaud Montebourg avait bâti 34 plans industriels afin de lancer des produits “made in France du futur”. Un de ces plans était dédié aux batteries. Plan détricoté par son successeur à l’économie… un certain Emmanuel Macron.
“Le jour où le prix de l’électricité va continuer sa course, toutes ces giga-factories – 60 % ont été abandonnées sur le sol européen à cause de la crise énergétique et du système de formation du prix énergétique choisi par la Commission de Bruxelles – partiront aussi vite que venues et on aura subventionné des usines vides. Parce que nous ne maitrisons pas nos technologies”, assène l’ancien ministre.
En tout, près de 8 milliards d’euros d’argent public sont allés, entre 2019 et 2021 à l’industrie des batteries en Europe. Enfin aux quelques pays qui peuvent se le permettre : l’Allemagne, la France et l’Italie essentiellement.
Et c’est donc dans cette configuration que, impulsée et propulsée par l’UE, la France s’achemine vers le tout-électrique, semant au passage des zones à faibles émissions (ZFE) aussi impopulaires que discriminantes, et qui se réduisent de plus en plus à peau de chagrin.
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En attendant, il est assez facile de voir comment tout ceci risque de se terminer. La Chine est le plus grand producteur mondial de batteries pour les véhicules électriques. Le premier constructeur de voitures électriques dans le monde, Tesla, est américain. Mais il est talonné par les Chinois. Ça ne vous rappelle pas quelque chose cette confrontation de deux blocs avec l’Europe en sous-main?
Le scénario est peu ou prou le même avec les semi-conducteurs, ces puces électroniques que l’on retrouve dans les ordinateurs mais aussi, de plus en plus, dans l’automobile et où le spectre d’une pénurie conduit à la multiplication de projets en France et en Europe pour tenter de garder une place sur l’échiquier mondial. A grands coups d’argent public mais sans stratégie industrielle bien mûrie. En tout cas en rien souveraine.
A Crolles en Isère, le projet du franco-italien STMicro et de l’américano-emirati GlobalFoundries de doubler la production de plaquettes sur le site, est assorti d’une aide de l’Etat français de 2,9 milliards d’euros. Une somme colossale dont on ne sait comment elle se ventilera entre les deux industriels, la direction générale des entreprises et Bercy d’un côté, la Commission européenne (qui a donné son feu vert à l’aide d’Etat) de l’autre se renvoyant depuis un an la balle - cette information manifestement ne doit pas être rendue publique. Sans aucune justification sur les raisons de cette opacité qui semble bien organisée.
Une belle opportunité pour GlobalFoundries ? A Crolles, l’américain, qui prendra la plus grosse part (58% de la production) ne créera pas d’emploi. “On sera le fondeur du fondeur”, résumait Nadia Sahli, la déléguée CGT de STMicro. Mais le “risque” ne réside pas dans le fait de ne pas vraiment maitriser une production aussi stratégique.
“Avec ce montage privilégiant GlobalFoundries, les puces produites sur le territoire français peuvent tomber sous les règles d’extra-territorialité américaine”, craint Arnaud Montebourg. Avec le spectre de la mainmise des Etats-Unis sur les composants électroniques venus de Crolles “si ceux-ci se retrouvaient concernés par le régime Itar qui permet aux Etats-Unis de bloquer la vente à l’exportation de tout produit entrant dans leur industrie spatiale ou dans l’armement”.
Scénario du pire ? Dans une étude parue en juin, le cabinet Vélite s’alarme du peu de poids de la France au sein des instances dirigeantes et de l’actionnariat de STMicroelectronics. La France, au travers de la BPI, est actionnaire à hauteur de seulement 13,75 %. Tout comme l’Italie. Quand les fonds américains, BlackRock en tête, représentent environ 10% de l’actionnariat. Même portion congrue au sein des instances dirigeantes puisque les Français n’en représentent que le tiers. Quant aux centres de recherches, quatre se répartissent entre la France et l’Italie mais cinq sont installés aux Etats-Unis.
Alors, forcément, tant d’argent public français, au motif que l’entreprise est installée en France (elle a son siège social en Suisse) a de quoi faire tiquer. “Face à l’avenir, face à nos objectifs ambitieux, la fragilité de STMicro dans sa contribution à la souveraineté économique française devrait nous préoccuper”, souligne Vélite.
Que l’on parle de batteries ou de puces, c’est du pareil au même : quelle est stratégie industrielle ? A-t-on seulement une vision d’ensemble de toute la chaine de production, de ses forces, ses faiblesses, ses besoins et son potentiel ?
Dans son rapport sur les batteries, la cour des comptes de l’UE déplore l’absence de valeurs cibles quantifiées assorties d’échéances. “On estime à quelque 30 millions le nombre de véhicules à zéro émission qui circuleront sur les routes européennes en 2030 et, à partir de 2035, la quasi-totalité des nouveaux véhicules immatriculés pourraient être équipés de batteries. Mais la stratégie actuelle de l’UE ne permet pas d’évaluer la capacité de son industrie des batteries à répondre à cette demande.”
“Comment parler de cohérence de production ? interpelle Nadia Salhi. Chaque groupe fait sa propre stratégie économique qui ne colle pas forcément avec l’intérêt d’une politique industrielle du pays. Quand il s’agit de maximiser les profits… la souveraineté, c’est être souverain contre les autres ? On devrait pouvoir analyser la chaine de production dans un secteur. Ce travail n’est pas fait. Oui, on a de beaux discours. Mais en même temps qu’on vante les gigafactories de batteries, on ferme l’une des plus anciennes usines de Renault”.
Dans les Yvelines, la production de la Zoe a été suspendue au début de l’été en raison des difficultés d'approvisionnement de composants électroniques et de semi-conducteurs. Et l’usine se prépare se concentrer sur le reconditionnement de la voiture électrique.
Le recyclage, et pour ce qui est des matières premières du lithium, du cobalt ou du nickel, c’est peut-être une des cartes qui reste à abattre pour l’Europe. Car toute mesure un tant soit peu protectionniste est illusoire et risquée au vu des liens de dépendance. Sans parler du fait que la libre circulation, des capitaux, des biens et des services est l’essence même de l’UE, entérinée par le Traité de Maastricht. A ce titre, il n’y a qu’à lire l’entretien que l’ex-bras droit de la commissaire européenne à la Concurrence à Bruxelles, Pierre Régibeau a donné au magazine belge L’Echo. En gardant en tête que le haut fonctionnaire a été formé aux Etats-Unis. Et que son successeur à ce poste devait initialement être l’américaine Fiona Scott Morton.
"Si l'industrie lourde européenne disparaît, qu'il en soit ainsi. À quoi bon produire de l'acier de base ici si nous pouvons l'acheter trois fois moins cher en Indonésie? ”
Sur un investissement total de 5,2 milliards d’euros, avec la promesse de 3.000 emplois.