[ Désinformation] Guide pour comprendre la manipulation du siècle, par Jacob Siegel
Chapitres IV et V. Internet : d'ange à démon - Russiagate ! Russiagate ! Russiagate !
Ce dossier de 13 articles est paru originellement en anglais dans Tablet Magazine, tabletmag.com, qui nous a aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Nous remercions la direction de Tablet Magazine et Jacob Siegel, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par nos soins.
Tablet Magazine est basé à Brooklyn, à New York. Il se définit comme un magazine juif traitant du monde – comprendre qu’il considère le monde au travers du prisme de l’éthique judaïque.
Jacob Siegel, grand reporter pour Tablet, a notamment été officier de renseignement de l'armée américaine en Afghanistan.
Déjà paru :
I. Le retour opportun de la russophobie : les origines contemporaines de la désinformation
II. L’élection de Trump : la faute à Facebook
III. Du besoin de collecter les données
Aujourd’hui :
IV. Internet : d’ange à démon
V. Russiagate ! Russiagate ! Russiagate !
A suivre :
VI. Pourquoi la guerre contre le terrorisme ne s’est jamais achevée depuis le 11 septembre 2001
VII. L’avènement des “extrémistes de l’intérieur”
VIII. La forteresse des ONG
IX. La Covid-19
X. L’ordinateur de Hunter Biden : l’exception à la règle
XI. Le nouveau parti unique
XII. La fin de la censure
XIII. Après la démocratie
Appendice : le dictionnaire de la désinformation
IV - Internet : d’ange à démon
Il fut un temps où l’on disait qu’internet allait sauver le monde. Le premier boom des start-ups dans les années 1990 a popularisé l'idée qu’il était le moyen de maximiser le potentiel humain et de propager la démocratie. Le “cadre pour le commerce électronique mondial” de l'administration Clinton posait en 1997 la vision suivante : “Internet est un média qui a un potentiel énorme pour promouvoir la liberté individuelle et l'émancipation (…) c’est pourquoi, dans la mesure du possible, le citoyen devra être laissé libre de la manière dont il utilise ce média”. Les élites occidentales se sont gaussées des efforts vains effectués ailleurs pour contrôler le flux d'information. En 2000, Clinton a fait remarquer ironiquement que le contrôle de l’internet en Chine équivalait à “essayer de clouer de la gelée sur un mur". Ce battage médiatique s'est poursuivi sous l'administration Bush, alors que les Gafam étaient considérées comme des partenaires clés du programme de surveillance domestique de masse de l'Etat et du plan d’imposition de la démocratie au Moyen-Orient.
Les médias sont passés en mode hystérique quand Barack Obama a été élu grâce à une campagne alimentée par le “big data” qui fit la part belle aux réseaux sociaux. Il semblait y avoir une véritable convergence philosophique entre le style politique d'Obama, président de l’ "espoir" et du "changement" dont le principe directeur en matière de politique étrangère était "Ne faites pas de conneries", et la devise non-officielle de Google "Ne soyez méchants" (incluse dans son code de bonne conduite interne jusqu’en 2018, ndlr). Il existait également des liens intestins entre l’administration Obama et Google: 252 collaborateurs de la Maison Blanche passèrent chez le géant de Palo Alto durant ses deux mandats. De 2009 à 2015, des conseillers d’Obama et des cadres de Google se sont rencontrés régulièrement, plus d'une fois par semaine.
Secrétaire d'Etat d'Obama, Hillary Clinton a dirigé le programme sur la "liberté d'internet", qui visait à "promouvoir les communications en ligne comme un outil d'ouverture des sociétés fermées". Dans un discours de 2010, elle a mis en garde sur la propagation de la censure numérique dans les régimes autoritaires : "Un nouveau rideau de fer informationnel est en train de tomber sur une grande partie du monde", avait-elle alors déclaré. "Et de l’autre côté de ce rideau de fer, les vidéos virales et les blogs sont les samizdats de notre époque."
Ô ironie suprême, les mêmes qui, il y a dix ans, ont imposé l'agenda de la “liberté” à d'autres pays, se sont depuis assurés que les États-Unis disposent d'une des machines de censure à grande échelle les plus puissantes au monde au prétexte de lutter contre la désinformation.
Ironie n'est pas tout à fait le mot juste pour sérier la différence entre la Clinton éprise de liberté d'alors et l'activiste pro-censure d'aujourd'hui. Il s’agit en fait d’un retournement de veste généralisé de la classe dirigeante qui prônait des idées radicalement différentes dix ans plus tôt. Ces personnes - principalement des politiciens - voyaient (et présentaient) la liberté d'internet comme une force bénéfique pour l'humanité quand cette liberté les a portés au pouvoir et servait leurs intérêts. Quand elle a en revanche permis de détricoter les hiérarchies et de mettre à jour les systèmes de pouvoir, quand cette liberté a également servi leurs adversaires, tout ce beau monde cria haro sur le baudet. L’Hillary Clinton de 2013 et celle de 2023 ne considèrent somme toute l’internet que comme un puissant outil pour imposer des politiques et provoquer des changements de régime.
Parmi les partisans de Clinton et d’Obama, l'ascension de Donald Trump a été vécue comme une trahison, parce qu’ils étaient convaincus que la Silicon Valley aurait pu l'arrêter net mais a choisi de ne rien faire. Au pouvoir, ils avaient aidé les Gafam à s’enrichir grâce à la surveillance de masse. Ils avaient asséné que l’internet était un phare de liberté et de progrès tout en fermant les yeux sur les violations flagrantes des lois anti-trust par les Gafam. En retour, les Gafam ont commis l’irréparable. Non pas en permettant à la Russie de "pirater les élections" - une accusation pathétique lancée pour masquer l’ampleur de la défaite de Clinton - mais parce qu'elles ont refusé d'empêcher Donald Trump de gagner.
Dans son livre “Who owns the future ?”, le pionnier de la technologie Jaron Lanier écrit : “La principale raison d’être des réseaux numériques est la création de méga-dossiers ultra-secrets sur les autres, et l'utilisation de ces informations pour concentrer l'argent et le pouvoir.” L’économie numérique produisant des concentrations toujours plus importantes de données donc de pouvoir, l'inévitable s'est produit : les entreprises technologiques sont devenues trop puissantes.
Que pouvaient faire les pouvoirs en place ? Ils avaient deux options. (A) Ils auraient pu utiliser le pouvoir réglementaire de l’Etat pour briser les monopoles et réécrire le contrat social qui sous-tend Internet afin que les individus conservent la propriété de leurs données plutôt qu’elles leur soient extorquées à chaque clic. Ou bien (B), ils pouvaient préserver les monopoles des entreprises technologiques en exigeant en contrepartie l’abandon de leur prétention à la neutralité et leur imposer de s’aligner politiquement sur eux - perspective alléchante que de disposer de tant de pouvoir.
Ils ont choisi l'option (B).
Déclarer les plates-formes coupables d'avoir fait élire Trump - un candidat autant détesté par les élites hautement éduquées de la Silicon Valley que par les élites hautement éduquées de New York et Washington - est le fouet avec lequel les médias et la classe politique ont discipliné des entreprises technologiques toujours plus puissantes.
V - Russiagate ! Russiagate ! Russiagate !
Si l'on considère que la classe dirigeante américaine était confrontée à un problème - Donald Trump menaçait son maintien au pouvoir - alors l'enquête sur l’ingérence russe a fourni les moyens d'unir les différentes sphères de cette classe, au sein et en dehors de l’Etat, contre le même ennemi. Cela lui a également procuré un angle d’attaque sur le secteur économique le plus puissant de la société : l'industrie technologique. La coordination nécessaire pour mener à bien le chantier, la manipulation de la collusion russe de Trump, procède de la fusion (1) des objectifs politiques du parti démocrate, (2) de l'agenda institutionnel des agences de renseignement et de sécurité, (3) de la puissance narrative et moralisatrice des médias et (4) de l'architecture de surveillance des entreprises technologiques.
L’ordonnance de justice classée secret défense FISA1 qui a permis aux services de sécurité américains d'espionner la campagne Trump a été rendue sur la base du dossier Steele, un travail de basse officine payé par l'équipe d'Hillary Clinton dans lequel des éléments de preuves fabriqués étaient censés démontrer la subordination de Trump au Kremlin. Bien qu'il s'est avéré être une arme redoutable à court terme, ce dossier, un bidonnage patent, risquait fort à long terme d’exploser à la figure de ceux qui l'avaient commandité .
La lutte contre la désinformation a résolu ce problème. A l’usage, une arme de détrumpisation massive. Elle a autorisé la classe dirigeante à expliquer tout et n'importe quoi tout en restant “dans le même temps” si ambiguë qu'elle pouvait difficilement être réfutée. La lutte contre la désinformation a fourni le moyen d'attaquer et de discréditer quiconque remettait en cause le contenu du dossier Steel ou les accusations de collusion de Trump avec la Russie.
On a ressorti du placard tous les vieux trucs de McCarthy. Le Washington Post a claironné à tue-tête que la désinformation avait fait basculer les élections de 2016 - une véritable croisade qui a commencé quelques jours après la victoire de Trump avec l'article intitulé "L'effort de propagande russe a contribué à diffuser de fausses nouvelles pendant les élections, selon des experts". L'expert principal cité dans l'article : Clint Watts (l’ancien agent du FBI dont il est question dans les chapitres 1 et 2, ndlr.)
Un flux constant de fuites organisé par de hauts responsables du renseignement avait déjà établi le faux récit selon lequel il existait des preuves crédibles de la proximité de la campagne Trump avec le Kremlin. Lorsque Trump a remporté la présidentielle malgré ces accusations, les hauts fonctionnaires chargés de les diffuser, notamment le directeur de la CIA John Brennan, ont doublé la dose. Deux semaines avant l'entrée en fonction de Trump, l'administration Obama a publié une version déclassifiée d'une évaluation de la “communauté du renseignement” (Intelligence Community Assessment - ICA), mettant en lumière “les activités et intentions russes lors des élections récentes”. Il y était affirmé que “Poutine et le gouvernement russe ont fait montre d’une nette préférence pour le président élu Trump”.
Cette ICA fut présentée comme le travail objectif et apolitique des services de renseignement. Dans la Columbia Journalism Review, Jeff Gerth montre qu’elle a reçu “une couverture massive et largement non critique” dans la presse. Cette ICA était tout le contraire d’une analyse solide : un document politique rédigé à charge qui omettait délibérément les éléments à décharge pour donner l'impression que la collusion de Trump avec la Russie n'était pas une rumeur, mais un fait établi.
Un rapport classifié du House Intelligence Committee (Commission parlementaire sur le renseignement) sur cette ICA a détaillé à quel point elle était ouvertement partisane. "Ce ne sont pas les 17 services de renseignement, ce ne sont même pas encore une douzaine d'analystes des trois principaux services (FBI, CIA, NSA, ndlr) qui ont rédigé l'évaluation", a déclaré au journaliste Paul Sperry un haut responsable du renseignement qui venait de lire une version préliminaire du rapport de la commission parlementaire. "Ce sont cinq officiers de la CIA qui l'ont écrit, tous triés sur le volet par Brennan. L'auteur principal est un de ses très proches.” Nommé directeur de la CIA par Obama, Brennan a rompu avec l’impératif de neutralité politique des services de renseignement. Cela lui a permis après avoir quitté son poste d’avoir une belle carrière d’expert sur MSNBC (une des chaîne d’info en continu nationale, marquée “progressiste”) et d’être la figure de cette “résistance” qui n’a cessé de faire la Une des journaux en accusant Trump de trahison.
Mike Pompeo, le successeur de Brennan à la tête de la CIA, a constaté dans l’exercice de ses fonctions que "les analystes aguerris qui ont travaillé sur la Russie toute leur carrière ont été mis la touche" lors de la rédaction de l'ICA. Selon Sperry, Brennan "a exclu du rapport des éléments contradictoires sur les motivations de Poutine, malgré les objections de certains analystes, qui soutenaient que Poutine escomptait que Clinton remporte les élections et ne considérait Trump que comme un "joker" (Brennan a également passé outre les objections des autres services pour verser le dossier Steele à l'ICA).
Malgré ces irrégularités, la publication de l'ICA a eu l’effet escompté : Trump a commencé sa présidence sous un lourd nuage de soupçons qu'il n'a jamais réussi à dissiper. Comme le sénateur démocrate Chuck Schumer l'avait promis (voir les chapitre I et 2), les responsables des services spéciaux ne perdirent pas une minute pour riposter.
Riposte et action préventive. La fable selon laquelle la Russie s’est ingérée dans l’élection de 2016 a permis aux agences fédérales de mettre en œuvre le nouveau dispositif de censure public-privé (institué par Obama le 23 décembre 2016 par la promulgation la loi relative à la la lutte contre la propagande étrangère et la désinformation) au prétexte d'assurer “l'intégrité des élections”. Les personnes qui ont exprimé des fait avérés - ce qui est constitutionnellement protégé - sur les élections de 2016 ( et plus tard sur des questions comme la Covid-19 et le retrait américain d'Afghanistan) ont été qualifiées d’anti-américaines, de racistes, de conspirationnistes, d’agents du Kremlin. Certaines ont été systématiquement exclues de la place publique numérique au motif qu’elles propageraient de la désinformation. Selon une estimation prudente basée sur des rapports publics, il y a eu des dizaines de millions de cas de censure définitive depuis l'élection de Trump.
Point culminant : le 6 janvier 2017, le jour même où la publication de l’ICA commanditée par Brennan a apporté validation institutionnelle à la fausse accusation que Poutine avait aidé Trump, Jeh Johnson, le secrétaire du Département de la sécurité intérieure (DHS) nommé par Obama, a annoncé qu'en réponse à l’ingérence électorale russe, il avait désigné les systèmes électoraux américains comme des “infrastructures nationales essentielles”. Cette décision a placé les 8 000 commissions électorales du pays sous le contrôle du DHS. C'était un coup que Johnson tentait de réaliser depuis l'été 2016, mais qui, comme il l'a expliqué dans un discours ultérieur, a été bloqué par des acteurs locaux, qui lui ont rétorqué “que l'organisation d'élections dans ce pays est la responsabilité souveraine et exclusive des États et qu’ils ne voulaient pas d'immixtion ni de contrôle fédéral et encore moins d'une réglementation fédérale du processus électoral”. Johnson a donc trouvé la parade en imposant unilatéralement la mise sous tutelle des commissions électorale durant ses derniers jours en poste.
On comprend maintenant pourquoi Johnson était si pressé : en quelques années, toute l’argumentation justifiant la main-mise fédérale sur le système électoral du pays allait s'effondrer. En juillet 2019, le rapport Mueller a conclu qu’il n’existait aucune connivence entre Trump et la Russie. L’inspecteur général du ministère de la Justice (le directeur de l’inspection générale de la justice, ndlr) est parvenu à la même conclusion dans un rapport d’enquête sur les motivations ayant conduit à l’ouverture de l'enquête visant Trump. Ce n’est que le 9 janvier 2023 que le Washington Post a discrètement publié un addendum dans sa lettre d'information spécialisée dans la cybersécurité, où était rapportée l'étude du Center for Social Media and Politics de l'Université de New York. Sa conclusion : "Les trolls russes sur Twitter ont eu une influence négligeable sur les électeurs en 2016."
Au cours des deux dernières semaines de la présidence d’Obama, le nouvel appareil de contre-désinformation mis en place par ce dernier a remporté l'une de ses plus importantes victoires : la supervision directe des élections fédérales. Cela allait avoir de profondes répercutions sur l’affrontement Trump-Biden en 2020.
Flash : L’Etat fédéral américain vient de créer une nouvelle agence chargée de la lutte contre la désinformation dont le rôle est de superviser les agences de lutte contre la désinformation existantes… Le nom de cette agence ? Le centre contre l’influence étrangère maligne (The Foreign Malign Influence Center). On se croirait dans un Austin Powers.
Et encore un article de Racket News (Matt Taibbi) qui cartographie le complexe industrialo-désinformationnel.
FISA = Foreign Intelligence Surveillance Act. Une loi votée en 1978 sous la présidence de Jimmy Carter autorisant des cours spécialisées à émettre des ordonnances de surveillance judiciaire électronique renforcée et l’utilisation de “moyens spéciaux” sur le territoire des Etats-Unis, qui dérogent aux libertés et droits constitutionnels. Ces ordonnances sont couvertes par le secret.