[ Désinformation] Guide pour comprendre la manipulation du siècle, par Jacob Siegel
Chapitre III : du besoin de collecter les données.
Ce dossier de 13 articles est paru originellement en anglais dans Tablet Magazine, tabletmag.com, qui nous a aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Nous remercions la direction de Tablet Magazine et Jacob Siegel, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par nos soins.
Tablet Magazine est basé à Brooklyn, à New York. Il se définit comme un magazine juif traitant du monde – comprendre qu’il considère le monde au travers du prisme de l’éthique judaïque.
Jacob Siegel, grand reporter pour Tablet, a notamment été officier de renseignement de l'armée américaine en Afghanistan.
Déjà paru :
I. Le retour opportun de la russophobie : les origines contemporaines de la désinformation
II. L’élection de Trump : la faute à Facebook
Aujourd’hui :
III. Du besoin de collecter les données
A suivre :
IV. Internet : d’ange à démon
V. Russiagate ! Russiagate ! Russiagate !
VI. Pourquoi la guerre contre le terrorisme ne s’est jamais achevée depuis le 11 septembre 2001
VII. L’avènement des “extrémistes de l’intérieur”
VIII. La forteresse des ONG
IX. La Covid-19
X. L’ordinateur de Hunter Biden : l’exception à la règle
XI. Le nouveau parti unique
XII. La fin de la censure
XIII. Après la démocratie
Appendice : le dictionnaire de la désinformation
III - Du besoin de collecter les données
La doctrine américaine de guerre contre-insurrectionnelle (COIN) appelle à « gagner les cœurs et les esprits » (elle est le copié-collé de la doctrine française développée lors des guerres d’Indochine et d’Algérie, ndlr). La victoire contre des insurgés dépend de l'obtention du soutien de la population locale, ce qui ne peut pas être accompli par le seul usage de la force. Au Vietnam ou en Irak, on a recherché ce soutien en proposant une combinaison de “construction nationale” (nation building) et de séduction des populations en leur fournissant ce qu'elles étaient censées apprécier : de l'argent, des emplois, la stabilité politique etc.
Parce que les valeurs culturelles varient et que ce qui est prisé par un villageois afghan peut n’avoir aucune valeur pour un comptable suédois, on doit apprendre ce qui motive la population autochtone. Pour conquérir un esprit, il faut d'abord le pénétrer, comprendre ses désirs et ses peurs. Lorsque la tactique contre-insurrectionnelle échoue, il existe une autre approche dans l'arsenal politico-militaire : le contre-terrorisme. Là où la contre-insurrection essaie de gagner le soutien de la population locale, le contre-terrorisme essaie de traquer et d’éliminer un ennemi désigné en son sein.
Malgré leur apparente nature contradictoire, ces deux doctrines sont la plupart du temps utilisées conjointement. Elles s'appuient sur de vastes réseaux de surveillance pour recueillir des renseignements, qu'il s'agisse de déterminer où creuser des puits ou de localiser des terroristes afin de les “traiter”. Celui qui met en œuvre la contre-insurrection part du principe que s'il peut en apprendre suffisamment sur une population, il lui sera alors possible de réorganiser sa société à sa guise. Pour obtenir les effets souhaités, il suffit d'utiliser les bons moyens : une combinaison d'outils de surveillance et de méthodes scientifiques issues des sciences sociales, dont la production conjointe alimente des bases de données centralisées censées donner une vision holistique du conflit et de la société dans laquelle il se déroule.
J'ai constaté, en réfléchissant sur mon expérience d'officier de renseignement de l'armée américaine en Afghanistan, comment “des outils d'analyse de données dont dispose tout centre d'opérations ou salle de crise posant la promesse de la convergence de la carte et du terrain”, se sont avérés au bout du compte être un piège parce que “l’armée américaine pouvaient mesurer des milliers de choses différentes dont elle était incapable de faire sens”. Nous avons essayé de combler cette lacune en acquérant encore plus de données. Si nous étions en mesure de rassembler suffisamment d'informations et de les exploiter avec les bons algorithmes, alors la base de données nous donnerait les clés de l’avenir.
Non seulement cette croyance est fondamentale dans la doctrine américaine de contre-insurrection, mais elle fut également l'impulsion initiale de la création de l’internet. Le Pentagone a développé le proto-internet connu sous le nom d'ARPANET en 1969 parce qu'il avait besoin d'une infrastructure de communication décentralisée capable de résister à une guerre nucléaire, mais ce n'était pas le seul objectif poursuivi. Internet, écrit Yasha Levine dans Surveillance Valley, était aussi "une tentative de construire des systèmes informatiques capables de collecter et de partager des renseignements, de scruter le monde en temps réel, d'étudier et d'analyser les individus et les mouvements politiques avec l’intention finale de prévoir et de prévenir les mouvements sociaux. Certains ont même rêvé de créer une sorte de radar d'alerte appliqué aux sociétés humaines : un système informatique en réseau surveillant les menaces sociales et politiques, capable de les identifier de la même manière qu’un radar traditionnel le fait pour des appareils hostiles”.
À l'époque révolue de “l'agenda de la liberté” d'Internet, la Silicon Valley était dans l’imaginaire populaire un laboratoire de geeks inadaptés, d'indépendants, de libres penseurs et de bricoleurs libertaires qui voulaient faire des choses sympa sans que l’Etat s’en mêle. L'histoire d’internet décrite dans le livre de Levine, montre qu'il "a toujours eu une nature duale, enracinée dans la collecte de renseignements et la guerre". Il y a du vrai dans ces deux visions. En revanche après 2001, elle ne purent plus être distinguées l’une de l’autre.
Comme l'écrit Shoshana Zuboff dans The Age of Surveillance Capitalism, au début de la guerre contre le terrorisme, "l'affinité entre les services de renseignement et le jeune capitaliste de la surveillance Google s'est épanouie dans l'urgence qu’il y avait à produire une difformité historique sans pareil : l'exception de surveillance".
En Afghanistan, l'armée a employé des drones coûteux et des “équipes de terrain” composées d'universitaires pour sonder la population locale et extraire les données sociologiques pertinentes. Mais les américains passant des heures à rentrer volontairement chacun de leurs idées et désirs directement dans les bases de données de monopoles liés au secteur de la défense, trop forte fut la tentation d’utiliser ces données pour manipuler les perceptions de la population.
Il y a plus de dix ans, le Pentagone a commencé à financer le développement d'une multitude d'outils pour détecter et contrer les messages terroristes sur les réseaux sociaux. Certains de ces outils servaient une initiative plus large de "guerre mémétique" visant à militariser les mèmes pour "terrasser une idéologie adverse et gagner les masses non-combattantes indécises". La plupart de ces programmes, lancés en réponse à la montée de l'Etat islamique et à son utilisation habile des réseaux sociaux, se sont concentrés sur l'intensification des moyens automatisés de détection et de censure des messages terroristes en ligne. Cet effort a culminé en janvier 2016 avec l'annonce par le Département d'État de l'ouverture du Centre d'engagement global (Global Engagement Center- GEC) dirigé alors par Michael Lumpkin. Quelques mois plus tard, le président Obama a confié au GEC la responsabilité de la lutte contre la désinformation. Le jour même de l'annonce de la création du GEC, Obama et "divers membres de haut rang de l'establishment de la sécurité nationale ont rencontré des représentants de Facebook, Twitter, YouTube et d'autres poids lourds de l’Internet pour discuter de la manière de combattre les messages de l'Etat islamique via les réseaux sociaux .”
Dans le sillage des bouleversements populistes de 2016 (élections de Trump et montée de Bernie Sanders ayant nécessité le trucage des primaires démocrates pour assurer la victoire de Hillary Clinton, ndlr), des membres du parti au pouvoir aux États-Unis (comprendre le parti démocrate et l’establishment républicain connu sous le nom de RINOs, Republicans in name only, républicains que de nom, ndlr) se sont emparés des outils de surveillance et de contrôle développés pour la guerre contre le terrorisme comme moyen de sy maintenir. Les armes numériques et informationnelles créées pour combattre Daech et Al-Qaïda ont été retournées contre les Américains qui entretenaient des opinions réputées incorrectes sur le président (Joe Biden en l’espèce, ndlr), l’efficacité des rappels de vaccins anti-covid, les pronoms de genre ou la guerre en Ukraine.
L'ancien haut fonctionnaire du département d'État Mike Benz, qui dirige aujourd’hui l’ONG Foundation for Freedom Online, un chien de garde de la liberté d'expression en ligne, décrit comment la société Graphika, "un consortium de censure financé par le département américain de la Défense" créé pour lutter contre la propagande djihadiste, a été réutilisée pour censurer le débat politique en Amérique. La société, "initialement financée pour accomplir un travail efficace de contre-insurrection sur les réseaux sociaux dans les zones de conflit où est engagée l'armée américaine" a été "redéployée au niveau national à la fois à fins de censure Covid et de censure politique", a déclaré Benz. “Graphika a servi à surveiller les discours sur les réseaux sociaux au sujet de la Covid, de ses origines ainsi que de supposées théories du complot et tout autre sujet s’y rattachant”.
La lutte contre l'Etat islamique s'est transformée en lutte contre Trump et la "collusion russe", qui s'est elle-même transformée en lutte contre la désinformation. L'infrastructure technologique sous-jacente et l’idéologie de la classe dirigeante, qui revendique le droit de former le monde sur la base de sa religion de l'expertise, sont restées inchangées. L'art de la politique, qui appelait à de véritables négociations et compromis avec les partisans de Trump, a été abandonné au profit d'une spécieuse science de l'ingénierie sociale verticale visant à produire une société totalement administrée.
La classe dirigeante américaine a substitué la contre-insurrection à la politique comme moyen de traiter avec les citoyens.