[ Projet Inspira ] Retour aux sources
Retour sur un dossier où les risques sanitaires et environnementaux n'auraient pas pesé lourd si la justice ne s'en était pas mêlée. Après la vallée de la chimie, Salaise/Sanne, territoire sacrifié ?
De prime abord, personne n’est contre. Développer l’activité économique et notamment industrielle en ces temps de souveraineté à retrouver tous azimuts, tout en misant sur le fret ferroviaire et fluvial, a tout lieu de faire consensus. Mais des promesses à la réalité, des estimations au doigt mouillé au plan assis sur des bases solides, il y a un pas. Le 31 janvier, la justice a annulé pour la seconde fois le projet d’extension de la zone industrialo-portuaire prévue dans le nord Isère, à 40 kilomètres au sud de Lyon. Alors qu’au sein de la vallée de la chimie voisine, aux portes de Lyon, le ton monte.
A lire ici : [ Projet Inspira ] Embâcles sur la route fluviale
Pour bien comprendre comment un dossier dont l’utilité publique ne fait pas beaucoup de doutes et n’a du reste pas été remise en cause par le tribunal administratif de Grenoble, peut être balayé, nous revenons ci-après sur la genèse de l’affaire et ses ramifications, qui sont allées jusqu’à la radiation du président de la commission d’enquête 1.
Inspira, c'est un projet d'aménagement d'une zone industrialo-portuaire sur 250 hectares au nord du département de l'Isère, à 40 km au sud de Lyon, au cœur d’une zone déjà fortement industrialisée. Objectif ? Y développer des activités industrielles en tablant sur la multi-modalité d'un site idéalement placé, au croisement de la route, du rail et du fluvial.
Mais l'eldorado économique se heurte aux contraintes environnementales. Projet surdimensionné, dont les impacts sur l'environnement ont été sous-évalués voire passés sous le boisseau, a ainsi pointé en juillet 2018 la commission d'enquête. Qui a décerné un avis défavorable à l'unanimité des trois commissaires enquêteurs.
Cet avis, le représentant de l'Etat en Isère ne s'en est guère embarrassé. Le 3 décembre 2018, le préfet de l’époque, Lionel Beffre, signait la déclaration d'utilité publique (Dup), coup d'envoi officiel du projet. C’est cette Dup, contestée par l’association Vivre ici, qui a été annulée par le juge 2.
Pour la commission d'enquête, le projet Inspira est un non-sens environnemental. Déficience d'états des lieux, manque de mesures concrètes, report à des études ultérieures, insuffisance rédhibitoire de réelles mesures compensatoires... l'avis des trois commissaires enquêteurs sur le projet est sévère.
C’est que tout le projet manque singulièrement de clarté comme de données chiffrées sérieusement étayées. Et pas seulement celles tenant à la ressource en eau, point qui s’est révélé suffisant devant la justice pour tout faire capoter.
La qualité de l'air déjà. Car la commune de Salaise-sur-Sanne, territoire sur lequel est prévu Inspira, a été classée 7e ville plus polluée de France en 2018 par Air Visual, une société fondée par un Français et basée en Chine.
En cause ? La concentration de particules fines dans l'air, les PM 2,5 issues d'un processus de combustion, qui fait que cette petite commune de 4 500 habitants talonnait alors des villes comme Paris, Valenciennes ou Roubaix. Dans ce classement, Lyon arrivait à la 41e position, Grenoble à la 44e.
Des données que relativisait à l’époque le directeur d'Atmo Auvergne Rhône-Alpes, l'association missionnée par les pouvoirs publics pour analyser la qualité de l'air dans la région et avec qui Inspira a depuis signé un partenariat. “La différence de concentration est relativement faible. Faire un classement en fonction de tels niveaux, nous, on ne s'y risquerait pas”, soulignait Didier Chapuis.
“Ce n'est pas pire qu'ailleurs mais, avec l’accueil de nouvelles entreprises et donc de nouvelles émissions, il faut être vigilant”.
Depuis 2019, le syndicat mixte aménageur de la zone et Atmo se sont entendus pour davantage suivre les émissions polluantes. Les résultats, publiés en septembre 2022 mais qui se rapportent à des mesures réalisées en 2019 et 2020… ne pointent pas tant la pollution au dioxyde d’azote et aux particules fines (qui reste importante notamment aux abords des grands axes routiers), que celle au toluène mais surtout au benzène classé comme cancérogène pour l'homme, et ce alors qu’en 2020 l’activité avait été fortement réduite.
On s’en tiendra là. Il est impossible de se faire une idée de la contamination réelle aux métaux lourds, aux composés organiques volatils (COV), aux particules ultra-fines (PM 1), aux dioxines, Ces polluants n'étant pas réglementés, il n'existe à ce jour pas de valeur de référence.
En 2014, Atmo avait établi un état des lieux des rejets des incinérateurs dans la région. Pour se dire bien incapable d’en tirer la moindre conclusion. “Sur les dioxines, les COV, le chlore, on a des valeurs”, reconnaissait Didier Chapuis. “Mais on ne peut pas dire si elles présentent un risque ou pas.”
Reste que passés les mesures, contrôles et dispositifs d’information au public, pas grand-chose se détache de manière bien concrète à l’horizon, comme le soulignait déjà il y a cinq ans la commission d’enquête dans son rapport.
Le plan de déplacement inter-établissement ? Il a été lancé en 2016. La station-service multi-énergies, alternative aux énergies fossiles lancée en 2021 ? C’est certes bien vert mais cela ne résoudra pas ce qui préoccupe les populations environnantes.
Car le territoire est fertile en toutes sortes de nuisances. Routières avec la proximité de l'A7 mais aussi industrielle avec la vallée de la chimie aux portes de Lyon. Sans compter la plate-forme chimique de Roussillon à quelques kilomètres de là. Là, se côtoient du stockage de pétrole, de produits chimiques et autres engrais, du recyclage de matériaux, de la chimie, de la chaudronnerie, mais surtout de l'incinération.
En tout, sept fours sont en activité et la zone compte seize sites Seveso seuil haut dont Tredi, l’une des plus importantes unités d’incinération de déchets industriels en Europe. En 2014, le préfet avait d’ailleurs finalement mis son veto à l'importation de déchets toxiques australiens.
En un siècle d’industrie de la chimie, aucune mesure régulière de la pollution n'a été réalisée. Ni aucune enquête épidémiologique conduite, hormis sur les cancers. En 2017, une étude sur la prévalence des cancers de la plèvre dans les six communes qui entourent la plate-forme de Roussillon a conclu à une exposition d'origine professionnelle. En cause ? L'amiante.
Cette étude, circonscrite au département de l'Isère alors que le secteur se trouve à la croisée du Rhône, de la Drôme et de l'Ardèche, a-t-elle pu prendre toute la mesure de la propagation ? “Il aurait fallu déborder sur le Rhône et l'Ardèche”, reconnaissait Philippe Pépin, épidémiologiste à Santé publique France. “Mais le Rhône et l'Ardèche ne disposent pas de registre des cancers”.
D’après nos informations, une deuxième étude avait été conduite à la suite, validant les premiers résultats obtenus. Mais aucune autre recherche de pathologies, et notamment cardio-respiratoire, n'a été menée.
C’est peu dire que le dossier sur lequel s’appuie le projet d’extension de la zone industrielle est léger. En 2013, une étude réalisée par un bureau conseil lyonnais pour le compte de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) pointait les nombreuses lacunes en matière d’analyse et de mesures de la pollution industrielle dans les sols, les végétaux et les eaux souterraines.
Ses auteurs soulignaient de fortes concentrations de métaux lourds dans les sols, nécessitant une “réflexion plus poussée”. Mais aussi un nombre de mesures dans les sols et les végétaux insuffisant. “Peu d'informations sont disponibles sur la zone concernant la qualité des productions végétales. Les quelques seules données concernent des plantes potagères. Aucune étude n'a été recueillie sur les céréales et les fruits”.
“En l'absence de valeurs réglementaires, une évaluation des risques sanitaires a été réalisée et a indiqué que les concentrations en arsenic sont susceptibles d'engendrer des niveaux de risques sanitaires inacceptables pour les consommateurs uniquement liées aux végétaux persistants (thym, romarin) qui sont fortement accumulateurs de polluants”.
Le cabinet réclamait des mesures complémentaires. A notre connaissance, aucune suite n’a été donnée.
Du coté de la qualité des eaux souterraines, c’est tout aussi trouble. “Aucune information au niveau des puits d'irrigation n'a été obtenue à l'issue de l'état des lieux, souligne le rapport. De même, aucune donnée de qualité des végétaux irrigués ou arrosés avec les eaux souterraines n'a été recueillie”.
Difficile dans ces conditions, et sans moyens de comparaison faute d’état des lieux solide, de se faire une idée de l’impact à venir d’Inspira sur son environnement. D'autant que, côté chiffres, c'est parfois très élastique. Et même difficilement crédible.
Comme souligné dans le précédent article, le préfet de l’Isère a dans son arrêté autorisant le projet, apporté quelques corrections au vu de l’état, déficitaire, de la ressource en eau. Pour limiter les prélèvements à 2 000 m3 par jour. On rappelle que l’étude d’impact tablait sur 80 000 m3 journaliers…
Lors de l’audience le 31 janvier, l’avocat de l’aménageur, promettait, relayé par Place Gre’net : “le projet Inspira est neutre du point de vue des prélèvements dans la nappe”. Où Inspira prélèvera-t-elle ? Dans le réseau ? Or, celui-ci est alimenté par la nappe…“ Le prélèvement indirect d’eau de nappe, via le réseau du SIGEARPE, se traduit par une consommation supplémentaire de 20 % rapport à un pompage direct en nappe”, soulignait la commission d’enquête en 2018.
Dans le canal du Rhône ou autres solutions alternatives relativement marginales qui restaient à étudier à l’époque ? “L’aménagement par la CNR (Compagnie nationale du Rhône) en 1977 du canal de dérivation du Rhône et les prélèvements d’eau génèrent un abaissement localisé mais permanent du niveau de la nappe sur ce secteur”. Bref, c’est le principe des vases communicants.
Face à un état des lieux bien lacunaire, les mesures promises relèvent de l’incantation, comme le soulignait la rapporteur publique lors de l’audience du tribunal administratif. “C’est ce que l’on disait depuis des années, sans succès”, relève Georges Montagne, le président de Vivre ici. “On a un déficit de la nappe phréatique et le plan de gestion de la ressource en eau est toujours en cours… En fait, il n’y en a pas. Quid du partage de la ressource entre les industriels, les habitants, les agriculteurs, la nature ? On n’en sait toujours rien”.
C’est peu dire que le sujet de l'eau est sensible. Et va bien au-delà de la question de la ressource, même si elle a été suffisamment rebutante pour que la justice, sans se prononcer sur le reste du dossier en l’état, donne raison à l’association.
Dans le secteur, les associations pointent aussi des risques d’inondation sous-évalués ainsi qu’un sous-équipement “dangereux” des réseaux d'évacuation d'eaux pluviales. De fait, les risques de débordement de la Sanne sont réels. Impossible de rendre constructible la partie aval de la digue (une quarantaine d’hectares) à moins d'obtenir un classement en zone d'intérêt stratégique (Zis).
Une demande de dérogation à l’inconstructibilité en zone inondable a été faite en 2015, comme le mentionne un avis de l’autorité environnementale. Interrogé à ce sujet en 2021, le préfet n’avait pas répondu à mes sollicitations.
Mais ce classement pose question (aussi). Car la Zis est fondée sur une simple circulaire, non parue au Journal officiel, du 27 juillet 2011, relative à la prise en compte du risque de submersion marine dans les PPR littoraux.
Cette demande de classement en Zis est-elle légale ? Le 17 juillet 2017, la directrice de la direction départementale des territoires (DDT) avait confirmé l'absence de légalité. “La qualification de Zis n'est régie par aucun texte réglementaire. En matière de prise en compte des risques, il existe d'ailleurs bien peu de choses réglementaires.”
Ce n'est pas la première fois qu'un tel classement en zone d'intérêt stratégique, permettant d'ouvrir des terrains à la construction, est réclamé en Isère. La Zac Portes du Vercors aux portes de Grenoble où doit s’édifier le futur transport par câble, a elle aussi fait l'objet d'une demande de classement.
Les deux projets, zone industrialo-portuaire et zone d’activités commerciales, sont portés par la même société : la SPL Isère Aménagement. Présidée à l’époque par Christian Coigné, le vice-président du Département de l'Isère, cheville ouvrière d'Inspira.
L’alors maire de Sassenage était de ceux, au sein de la commission chargée de désigner et révoquer les commissaires enquêteurs, à avoir demandé et obtenu la radiation de Gabriel Ullmann, le président de la commission d’enquête sur Inspira (lequel avait également rendu un avis défavorable sur la Zac Portes du Vercors en 2017). Une affaire dans l’affaire qui se poursuit elle aussi devant les tribunaux , et qui avait eu un retentissement au niveau national, posant la question de l’indépendance et derrière la validité de ces commissions d’enquête. Et sur laquelle nous reviendrons dans un prochain volet.
La tri-modalité, miroir aux alouettes ?
Retour à Inspira. La question de la ressource en eau n’est pas la seule approximation, qui justifierait à ce que le dossier soit revu dans son intégralité, comme le demandait la commission d’enquête.
Dans un premier temps, les promoteurs d’Inspira avaient vanté la tri-modalité de la future plate-forme. A savoir la capacité à utiliser trois modes de transport à la fois. Avant de faire machine arrière pour parler plus raisonnablement de “multi-modalité”.
Une belle vitrine, mais pas grand-chose derrière. En 2021, la route représentait 57 % du trafic, loin devant le fluvial (27 %) et le rail (16 %). Demain ? “L’ambition est de maintenir à minima les mêmes parts modales”, admettait le syndicat mixte en réponse à mes questions.
Pour quelle évolution en termes de tonnages transportés ? La commission d'enquête a fait ses calculs à partir des chiffres donnés par le maître d'ouvrage. En 2025, le trafic poids lourds devrait avoir bondi de 47 %. Et augmentera de 97 % à l'horizon 2035. Sauf que tous les modes de transports ne bénéficient pas à parts égales de cette augmentation de l’activité.
“ La part fluviale ne bénéficie d'aucun report modal et diminue même. Seule la part ferroviaire augmente. Toutefois, le transfert modal reste très limité, 56 000 sur 3,65 millions de tonnes, soit 1,5 %”.
Pour la commission d'enquête, les seuls échanges se bornent au fluvial-route et au fer-route. “Les échanges fluvial-fer n'existent pas et n'existeront que très marginalement au regard de l'ensemble des projets”.
Inspira a-t-elle sciemment surévalué ses projections de trafic fret pour notamment bénéficier des 5,5 millions d'euros alloués dans le cadre du plan Etat-Région destiné à financer la réalisation d'un nœud ferroviaire sur le site ?
Le maître d'ouvrage table sur deux trains supplémentaires par jour d'ici 2025 et jusqu'à huit en plus d'ici 2035. Un chiffre irréaliste pour les responsables fret SNCF alors interrogés par les commissaires enquêteurs.
“Actuellement, pour 195 600 tonnes transportées par le fer, on compte un à deux trains par jour. Il est prévu, en fin de projet, 376 000 tonnes supplémentaires par cette voie. Soit deux fois l’existant en plus. Il apparaît donc bien que le nombre de 8 trains supplémentaires par jour sera loin d’être atteint.”
Même “dégonflage” du côté du nombre d’emplois créés à l’échéance 2040. D’abord estimé à 3 000, le chiffre a été ramené à 2 000. Il est sûrement encore tombé plus bas. Car depuis l’implantation d’une usine d'extraction de kératine de mouches et le projet de plate-forme de stockage de houille et de quartz – affaire dans l’affaire qui a vu le ministre de l’époque François de Rugy s’en mêler – c’est silence radio du côté de potentiels investisseurs.
A notre question de savoir avec combien et quelles entreprises les promoteurs d’Inspira étaient en contact, et combien également avaient jeté l’éponge, le syndicat mixte ne nous a pas répondu.
“Après plusieurs années rythmées par les avancées dans les aménagements et les procédures administratives longues et complexes nécessaires pour la réalisation d’un tel espace d’activités, nous avons connu un arrêt brusque suite à l’annulation de l’arrêté d’autorisation unique environnementale par le tribunal administratif de Grenoble le 4 mai 2021”, est-il souligné dans le rapport d’activités 2021. “[Une] décision qui freine considérablement le projet et qui nous oblige à ne pas donner suite à l’accueil de belles entreprises qui auraient apporté un souffle et une dynamique très attendue sur le territoire”.
Une partie de ces informations avaient été à l’époque publiées sur le site d’informations Place Gre’net, sous la forme d’un web-documentaire réalisé par l’auteur de cet article, web-documentaire aujourd’hui indisponible pour des raisons techniques.
L’aménageur de la zone, la société publique locale Isère Aménagement, filiale d’une société détenue par le Département de l’Isère, n’a pas encore rendu publique une éventuelle décision de faire appel de la décision. En 2021, elle avait fait appel de la décision du tribunal administratif de Grenoble d’annuler l’autorisation environnementale décernée au projet. Appel rejoint par le ministère de la Transition écologique.