Qu’est-ce que la neutralité ? Quelle est son histoire et sa fonction dans les relations internationales ? Quelles sont les implications de l’entrée dans l’OTAN de la Suède et de la Finlande, auparavant neutres alors que la Suisse semble se départir de manière accrue de sa stricte neutralité ? Les banques suisses, dans les faits refinancées comme toutes les banques européennes par la réserve fédérale américaine et les marchés interbancaires américains pour leurs opérations hors-bilan, ne sont-elles pas la menace la plus importante à la souveraineté et à la neutralité de la Confédération helvétique?
Autant de sujets abordés, avec la question taïwanaise et les tensions qu’elle cause entre la Chine et les USA, dans ce podcast en anglais, dont vous trouverez la transcription en français ci-dessous.
Pascal Lottaz est professeur à l’université de Kyoto au Japon. Il est également l’un des animateurs de Neutrality Studies, un groupe de réflexion sur la neutralité et le non-alignement dans les relations internationales. Neutrality Studies dispose d’une chaîne YouTube particulièrement intéressante, que nous vous conseillons vivement.
L’Eclaireur - Pascal Lottaz, merci beaucoup d'avoir pris le temps de discuter avec nous. Pourriez-vous s'il vous plaît commencer par vous présenter ainsi que Neutrality Studies ?
Pascal Lottaz: Je m'appelle Pascal Lottaz. Je suis professeur à l'Université de Kyoto au Japon. Je suis suisse. Je viens du canton de Fribourg et je suis germanophone. J'ai grandi à Fribourg et j'y ai fait mes études secondaires et universitaires. Et puis je suis venu au Japon pour mon master et mon doctorat, que j’ai commencé en 2014 au National Graduate Institute for Policy Studies de Tokyo. Je l'ai terminé en 2018.
Et depuis lors, j'enseigne et fais des recherches sur les relations internationales, en particulier sur mon sujet principal : la neutralité. D'un côté, je suis Suisse et, vous savez, les Suisses aiment leur neutralité. De l’autre, je pense que le sujet est critique dans le champ des relations internationales et n’est pas suffisamment étudié.
L’Eclaireur - Pourriez-vous nous rappeler l’histoire de la neutralité ? D’où vient-elle et quelle a été sa fonction dans le système international moderne ?
Pascal Lottaz - C'est une très bonne question. L'histoire de la neutralité remonte à au moins 2 500 ans parce que nous la trouvons...
L’Eclaireur - Ce n'est donc pas le traité de Westphalie que la plupart des gens croient..
Pascal Lottaz - Non, c'est bien plus vieux. La neutralité est toujours une réaction au conflit. Chaque fois que deux parties entrent en guerre ou en conflit, vous trouverez d’autres parties qui tentent d’y échapper.
On retrouve la neutralité dans le dialogue Mélien, dans L’histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, dans la Grèce antique. Vous connaissez l’adage “Les forts font ce qu'ils peuvent et les faibles endurent ce qu'ils doivent". Il s'agit des Athéniens qui vont à Mélos dire aux Méliens, “soit vous devenez notre allié et partez en guerre avec nous, soit nous vous tuons tous”. Les Méliens mirent un point d'honneur à répondre “non, nous avons le droit d'être neutres, nous ne voulons pas choisir entre vous et Spartes”. Les Méliens ont été massacrés, ce qui est un argument contre l’idéalisme. Il est intéressant de constater qu’ils ont défendu jusqu’à la mort leur droit de ne pas faire la guerre à l'un ou à l'autre camp.
Il y a d'autres exemples, notamment en Inde. Il existe un merveilleux texte de Kautilya, l'Arthashâstra, qui expose les moments où il est intelligent pour un prince ou un roi d'être neutre, les différentes circonstances où cela fait sens de ne pas choisir son camp.
Le concept de neutralité est donc ancien et moderne à la fois. La neutralité telle que nous la connaissons, surtout en Europe, est une invention qui remonte à environ sept ou huit cents ans et qui est codifiée dans le droit international, notamment pour les neutres permanents.
C’est un sujet juridique très technique.
L’Eclaireur - Quelle est la fonction de la neutralité dans un conflit ?
Pascal Lottaz - L’objectif principal de la neutralité est toujours de maintenir les neutres à l’écart de la guerre, de garantir la sécurité d’un État neutre ou d’un acteur neutre même lorsque d’autres entrent en guerre.
Une deuxième fonction étroitement liée à cela est de permettre le commerce pour les neutres mais aussi pour les belligérants. Lorsque des États se font la guerre, ils arrêtent bien sûr immédiatement de commercer entre eux, mais ils veulent avoir accès à certaines des ressources qu'ils ne possèdent pas eux-mêmes. Ils le font par l'intermédiaire des neutres et les neutres essaient de maintenir une relation aussi normale que possible avec les belligérants parce qu'ils ne sont en guerre avec aucun d'eux et ont donc intérêt à maintenir des relations prospères avec les deux belligérants. Les belligérants eux ne veulent pas que les neutres commercent avec leurs adversaires. Les neutres subissent donc des pressions des deux côtés.
L’Eclaireur - En temps de paix, la neutralité a-t-elle aussi un rôle ? Les bons offices, comme on dit. C'est assez important, n'est-ce pas ?
Pascal Lottaz - C'est important. Les neutres remplissent plusieurs fonctions, même en temps de paix. D'une part, les Etats neutres permanents comme la Suisse, l'Autriche, mais aussi la Mongolie ont leur politique étrangère basée sur la neutralité. Bien que les Mongols ne soient pas officiellement neutres, ils l’utilisent depuis un certain temps. Ces États sont également des états tampons dans les relations internationales,
Si la Mongolie entretenait une alliance militaire étroite avec la Russie, cela constituerait une menace pour la Chine. Si elle formait une alliance militaire avec la Chine, cela constituerait - et constituait avant la fin de l’URSS - une menace pour la Russie.
En revanche, l’invasion allemande de la Belgique neutre pendant la Première Guerre mondiale est le cas typique où la neutralité n’a protégé de rien…
L’Eclaireur - Que pensez-vous de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN ?
Pascal Lottaz Je regrette qu’elles aient pris cette décision. Je comprends que cela s’est produit parce qu’au moins une bonne partie de la population semble se sentir très menacée par la Russie, car la Russie a manifestement envahi l’Ukraine et a créé un très mauvais précédent pour celle-ci.
Le conflit ukrainien est extrêmement complexe. La réaction, l’histoire qui se cache derrière l’invasion de 2022 est très longue et ni la Finlande ni la Suède n’ont eu des problèmes avec la Russie de la même nature que l’Ukraine.
Pendant la guerre froide pour la Finlande et depuis deux cents ans pour la Suède, ces deux Etats ont entretenu des très bonnes relations avec la Russie et l'Union soviétique.
Je pense que c'est plutôt une perte pour l'Europe que ces deux pays neutres aient disparu et qu'ils fassent désormais partie d'une alliance militaire qui a largement choisi, qui dit clairement que la Russie est la plus grande menace pour l'Europe. En cas de guerre contre la Russie, la Finlande et la Suède seront frappés les premiers.
L’Eclaireur - Elles seront vitrifiées et personne ne bougera le petit doigt…
Pascal Lottaz - La Finlande et la Suède étaient neutres et en sécurité parce qu’elles ne représentaient pas une menace pour la Russie ou l’Union soviétique. Elles vont constituer une menace pour la Russie, donc si une guerre éclate, elles seront attaquées et je pense que c’est une évolution très dangereuse.
L’Eclaireur - Et en plus de cela, leur neutralité était un pilier très important de leur prospérité, en particulier pour la Finlande. On a vu ce qu’il lui est arrivé à la chute du Mur. Comment voyez-vous l’évolution de la guerre en Ukraine ?
Pascal Lottaz - Nous entendons beaucoup de discours martiaux, mais ceux qui les prononcent, au premier rang desquels Emmanuel Macron, ne semblent pas avoir les muscles pour… C'est très dangereux. Bien entendu, je suis ces événements de très près, car notre maison commune, notre maison européenne, est en danger. Dans notre maison européenne, j’inclus les Russes, ils en font partie.
Le gros problème que nous avons en Europe est que depuis deux mille ans, nous ne parvenons pas à vivre un seul siècle sans guerre. Nous ne parvenons généralement pas à vivre une seule décennie sans guerre. Ceci n’est que la continuation de quelque chose que nous, Européens, y compris les Russes, faisons depuis toujours.
Le discours d’escalade est très, très dangereux parce qu’à l’heure actuelle, la guerre en Ukraine est à la croisée des chemins. Il est évident, même pour les idéologues occidentaux les plus ardents, que l’Ukraine ne gagne pas cette guerre.
Malgré tous les beaux discours, malgré toutes les livraisons d’armes, malgré toutes les Wunderwaffen1 promises, l’Ukraine perd. Il n'y a donc que deux choses à faire maintenant : soit accepter que tel est le cas et que les négociations avec la Russie doivent commencer et qu'il faut commencer le plus tôt possible ou des troupes sur le terrain, donc des troupes de OTAN en Ukraine, car le plus gros problème de l'Ukraine est qu'elle n’a pas les ressources humaines pour mener cette guerre.
C'est la seule chose que vous ne pouvez pas reconstituer, outre le fait que les pays de l’OTAN ne peuvent pas non plus livrer suffisamment d'obus d'artillerie, etc. Comme vous le dites à juste titre, la France et les pays membres européens de l’OTAN n’ont pas ce qu’il faut. Tout le monde regarde vers les États-Unis. Si les Européens parviennent à convaincre les Américains d’envoyer des troupes, ce serait un désastre.
L’Eclaireur - Même les États-Unis n’ont pas ce qu’il faut pour mener une guerre directe avec la Russie… Mais passon à l’Asie et à ce qui se passe en mer de Chine. Comment voyez-vous les choses évoluer et quelle est la position du Japon à ce sujet ?
Pascal Lottaz: - Le pire scénario au Japon est une guerre directe avec la Chine ou une guerre entre les États-Unis et la Chine, potentiellement à propos de Taiwan. L'île de Taiwan est très, très proche de certaines îles japonaises comme d'Okinawa à moins de deux cents kilomètres.
Et pour les Japonais, c’est le pire des cas. Alors ils essaient d’éviter cela par tous les moyens possibles. Dans le même temps, les Japonais restent très étroitement intégrés au système de sécurité américain.
Ce que l’OTAN représente pour l’Europe, l’alliance américano-nipponne le représente pour le Japon. C’est l’épine dorsale de toute la pensée sécuritaire japonaise quant à la manière de défendre le Japon. En cas d'urgence, les États-Unis seront là et aideront le Japon. Et en retour, le Japon doit aider les États-Unis autant que possible.
L’Eclaireur - Il y a beaucoup de bases américaines au Japon, n’est-ce pas ?
Pascal Lottaz - Ces bases américaines sont à double tranchant. D’un côté, elles projettent la puissance américaine sur les îles japonaises. De l’autre, si jamais il y avait une guerre entre les États-Unis et la Chine, les États-Unis utiliseraient probablement ces bases pour leur effort militaire, auquel cas la Chine devrait probablement frapper ces bases, et comme elles se trouvent sur le sol japonais, cela entraînerait immédiatement le Japon dans la guerre.
C'est donc une situation éminemment dangereuse.
L’Eclaireur:- - Les Japonais n’en ont ils pas soupé de la présence américaine ?
Pascal Lottaz - Oui, surtout aux endroits où se trouvent ces bases. À Okinawa et ailleurs, les gens ne sont pas fans de ces bases, mais les habitants de l'île principale qui en sont loin ne s’en préoccupent pas. Il y a aussi ici au Japon de nombreux faucons néoconservateurs qui ne voudraient pas s'en débarrasser.
Mais je dois dire que le Japon a modifié l’année dernière son approche en matière de sécurité et sa doctrine pour produire désormais également des armes qui permettraient au Japon de se défendre même si les États-Unis se retiraient.
Le Japon est donc sensible à ce qui se passe et se prépare également à l’éventualité où les États-Unis partiraient. Mais cela créerait bien sûr davantage de militarisme au Japon, ce qui n’est pas non plus une bonne idée. Le Japon impérial, nous devons l’admettre, a fait des choses horribles à la Chine et les Chinois s’en souviennent. Les Chinois se méfient toujours du militarisme japonais.
Nous devons donc faire très attention à ne pas déclencher une spirale d’escalade entre le Japon et la Chine, bien qu'en ce moment ces ceux pays se parlent. Ils ont installé une ligne téléphonique directe l'année dernière entre les deux chefs de gouvernement.
L’Eclaireur - La Chine et le Japon ont pourtant de bonnes relations…
Pascal Lottaz - Pas excellentes, mais pas trop mauvaises. Ils se rencontrent, mais ils ont des différends au sujet des îles, par exemple.
Le Japon suit le refrain américain selon lequel la Chine constitue une menace potentielle. La Chine est considérée, en termes de sécurité, comme une menace potentielle pour le Japon. Les Japonais s'inquiètent moins pour les Russes, les Japonais s'inquiètent pour les Chinois.
Mais sur le plan économique, ils coopèrent étroitement, même si les Japonais imposent également des restrictions américaines, par exemple sur le type de puces pouvant être vendues à la Chine.
Le Japon est donc dans le bateau des États-Unis, mais il essaie d’entretenir de meilleures relations avec la Chine que les États-Unis.
L’Eclaireur - Qu'en est-il du reste de l'Asie ? Je pense à la Corée du Sud, à la Thaïlande, à la Malaisie, etc.
Pascal Lottaz - Vous parlez de leurs relations avec la Chine ou de leurs relations avec le Japon ?
L’Eclaireur - Des relations avec la Chine et de la perception d’un potentiel conflit américano-chinois dans la région…
Pascal Lottaz - Pour eux tous, c'est un également grande menace. Ils y réfléchissent beaucoup en ce moment et en parlent aussi ouvertement.
J'étais récemment à une réunion, un atelier de l'Asean2 à Jakarta, qui regroupe dix Etats d'Asie du Sud-Est, et ils considèrent une guerre entre les États-Unis et la Chine et ils réfléchissent à la vulnérabilité de leur pays.
Les Philippines, par exemple, sont très, très, très vulnérables et menacées par la Chine, qui affirme que beaucoup de ces îles ou formations rocheuses situées devant les Philippines lui appartiennent. Elle envoie ses garde-côtes pour chasser les pêcheurs philippins.
Et en réponse, les Philippines ont laissé ouvrir de nouvelles bases militaires américaines. Cela peut aussi se retourner contre les Philippines et simplement créer de plus en plus de tensions dans la région.
Celui qui est le plus menacé est, bien sûr, Taiwan, car il existe un différend ouvert sur ce qu'est exactement Taiwan. C'est aussi une question très complexe.
L’Eclaireur - Il y a la politique d'une seule Chine depuis le début des années 70, donc cela semble être un peu plus compliqué que ce que l’ont en dit généralement..
Pascal Lottaz - La chose la plus importante à comprendre est qu’en Occident, on nous nourrit constamment de l'idée qu'il y a un pays qui s'appelle Taiwan et qu'il y a un pays qui s'appelle la Chine, que ces deux pays sont distincts.
Le problème est plus complexe car même les Taïwanais appellent leur gouvernement, le gouvernement qui dirige Taiwan depuis Taipei, la capitale principale, la République de Chine. Le gouvernement au pouvoir à Pékin, en Chine continentale, est appelé la République populaire de Chine.
Il n’y a pas de République de Taiwan.
Et tout cela remonte à 1949, lorsque la guerre civile en Chine a pris fin et que Tchang Kaï-chek a retiré ses troupes à Taiwan et a emmené la République de Chine avec lui. Il a décrété qu'à partir de ce moment-là, à partir de 1949, la capitale de la République de Chine est désormais à Taipei, une base de départ pour reconquérir la Chine entière.
Vous aviez deux entités chinoises, deux États chinois qui disent tous deux : je suis la Chine. Aujourd’hui les Taïwanais ne veulent pas avoir le contrôle de la Chine, ils ne veulent pas reconquérir le continent chinois. Ce qu'ils veulent, c’est avoir leur propre pays. Mais à présent, les Chinois, les Chinois du continent disent, comme ils l'ont dit au cours des soixante dix dernières années, “non les gars, vous êtes aussi chinois”.
Le problème que nous avons en Occident est que, pour plusieurs raisons, on nous fait croire qu'il s'agit de deux pays distincts, alors qu'en réalité c'est précisément ce qui est contesté. Nous n'avons pas de solution à ce problème, ce qui le rend si dangereux.
L’Eclaireur - La Chine laissera-t-elle Taiwan devenir indépendante, en gardant à l’esprit que Taiwan a toujours été utilisé comme porte-avions naturel pour l’invasion de la Chine ? Je ne parle pas des Japonais, mais je pense aussi aux guerres de l'opium. Nous, les Français, les Américains, les Anglais sommes allés en Chine par cette voie.
Pascal Lottaz - La Chine entrera en guerre contre Taïwan de la même manière que la Russie a fait la guerre à l’Ukraine. Ces deux cas sont très similaires dans le sens où il s’agit d’intérêts existentiels.
Pour quiconque s’intéresse à un règlement pacifique de ce conflit, la question est de savoir comment maintenir le statu quo actuel jusqu’à ce qu’une solution pacifique émerge au fil du temps. La principale vision chinoise à Pékin est que Taipei cesse ses velléités d’indépendance en acceptant qu’elle n'est qu'une province de la Chine, qu'elle fait officiellement partie de la Chine et que l'armée chinoise peut s'y rendre et ainsi de suite.
Et la vision de certaines personnes à Taipei est que la Chine accepte que Taiwan soit indépendante de la même manière que la Mongolie est indépendante.
Ces deux scénarios ne se réaliseront que par la guerre. Nous avons donc besoin d'une autre vision de la façon dont la Chine et Taiwan peuvent coopérer en maintenant leur position mais sans obtenir tout ce qu'ils veulent. Donc que les deux parties, Taipei et Pékin, acceptent qu'elles sont chinoises, mais qu'elles ressemblent davantage à un État fédéral ou à un État fédéré, un peu à la manière dont la Biélorussie et la Russie coexistent.
L’Eclaireur - Mais l’attitude américaine dans ce domaine est également problématique, notamment lorsqu’il s’agit de la liberté du commerce...
Pascal Lottaz - Les intimidations chinoises en ce qui concerne Taiwan se font généralement par voie aérienne, avec des avions militaires survolant l'espace aérien taïwanais ou l'espace aérien revendiqué par Taïwan.
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