[ Désinformation ] Guide pour comprendre la manipulation du siècle, par Jacob Siegel
Chapitres XII et XIII. La fin de la censure - Après la démocratie.
Ce dossier de 13 articles est paru originellement en anglais dans Tablet Magazine, tabletmag.com, qui nous a aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Nous remercions la direction de Tablet Magazine et Jacob Siegel, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par nos soins.
Tablet Magazine est basé à Brooklyn, à New York. Il se définit comme un magazine juif traitant du monde – comprendre qu’il considère le monde au travers du prisme de l’éthique judaïque.
Jacob Siegel, grand reporter pour Tablet, a notamment été officier de renseignement de l'armée américaine en Afghanistan.
Déjà paru :
I. Le retour opportun de la russophobie : les origines contemporaines de la désinformation
II. L’élection de Trump : la faute à Facebook
III. Du besoin de collecter les données
V. Russiagate ! Russiagate ! Russiagate !
VI. Pourquoi la guerre contre le terrorisme ne s’est jamais achevée depuis le 11 septembre 2001
VII. L’avènement des “extrémistes de l’intérieur”
X. L’ordinateur de Hunter Biden : l’exception à la règle
Aujourd’hui:
XII. La fin de la censure
XIII. Après la démocratie
XII - La fin de la censure
L’information du public quant à la transformation de la démocratie américaine en léviathan numérique résulte d’actions judiciaires, de l’exercice du droit à l’information (Freedom of Information Act qui oblige l’administration à transmettre tout document à quiconque en fait la demande, ndlr) et d'un coup de bol. Si Elon Musk n'avait pas décidé d'acquérir Twitter, de nombreux détails de l'histoire politique américaine récente seraient restés secrets, peut-être à jamais.
Le système ainsi mis en lumière est en train de disparaître. On voit d'ores et déjà comment la forme de censure de masse pratiquée par l'Election Integrity Partnership (EIP, le moyen par lequel l’Etat fédéral a organisé la censure au motif de l’intégrité de l’élection présidentielle de 2020) s’évanouit. Cette forme de censure demande beaucoup de travail et laisse beaucoup de traces. Elle pourrait être remplacée par l’intelligence artificielle utilisant, pour construire les perceptions de cibles, les informations accumulées dans leurs dossiers de surveillance comportementale. Il s’agira de recalibrer les expériences en ligne grâce à des manipulations subtiles de ce que les gens voient dans leurs résultats de recherche et sur leurs réseaux sociaux. D’empêcher non seulement la publication mais aussi la percolation en ligne de contenu non-conforme.
Cela ressemble à ce que Google fait déjà en Allemagne. La société a récemment dévoilé l’extension de son "prébunking qui vise à rendre les gens plus résistants aux effets toxiques de la désinformation en ligne", selon The Associated Press. Cette annonce a suivi de près l'appel sur un podcast allemand du fondateur de Microsoft, Bill Gates, “à utiliser l'intelligence artificielle pour lutter contre les « théories du complot et la polarisation politique”. Meta (maison-mère de Facebook, Instagram etc. ndlr) dispose également son propre programme de prébunking.
Dans Just The News, Mike Benz définit le prébunking comme le "processus de censure intégrée aux algorithmes des réseaux sociaux pour empêcher les citoyens de constituer des systèmes de croyances sociales et politiques spécifiques" et le compare au "pré-crime" du film dystopique Minority Report.
Dans le même temps, l'armée américaine développe une technologie d'IA pour dominer l'espace informationnel. Selon USASpending.gov, le site officiel qui récapitule l’ensemble de la dépense publique, les deux plus gros marchés concernant la désinformation ont été passés par le ministère de la Défense pour financer des technologies de détection et de riposte automatiques contre les campagnes de désinformation à grande échelle. Le premier, d'un montant de 11,9 millions de dollars, a été attribué en juin 2020 à PAR Government Systems Corporation, une entreprise de défense située dans l'État de New York. Le second, octroyé en juillet 2020 pour 10,9 millions de dollars, bénéficie à l’institut de recherche privée SRI International.
SRI International était à l'origine lié à l'Université de Stanford avant de s’en détacher dans les années 1970 - un détail pertinent vu que l'Observatoire Internet de Stanford a dirigé l'EIP (voir plus haut) en 2020, qui pourrait bien s’avérer la plus grande opération de censure de masse de l’histoire, l’apogée de la censure pré-intelligence artificielle.
Il y a également la National Science Foundation (NSF - Fondation nationale pour la recherche), une agence qui finance la recherche dans les universités et les institutions privées. La NSF a son propre programme nommé Convergence Accelerator Track F, qui finance le développement d’une douzaine de technologies automatisées de détection de la désinformation. Ces technologies sont explicitement conçues pour traiter des problèmes tels que “la réticence à la vaccination et la remise en cause de résultats d’élections”.
"L'un des aspects les plus troublants de ces programmes”, selon Benz, "est à quel point ils sont similaires aux outils de censure et de surveillance militaires des réseaux sociaux développés par le Pentagone pour les contextes de contre-insurrection et de contre-terrorisme à l'étranger".
En mars, la directrice de la communication de la NSF, Dorothy Aronson, a annoncé que l'agence "construisait un référentiel" pour explorer comment elle pourrait utiliser ChatGPT, l’IA capable d'une simulation crédible de l’écriture humaine, pour automatiser davantage la production et la diffusion de la propagande d'Etat.
Les premières grandes batailles de la guerre de l'information sont terminées. Elles ont été menées par une classe de journalistes, de généraux à la retraite, d'espions, de patrons du Parti démocrate, d'apparatchiks et d'experts du contre-terrorisme contre la partie du peuple américain qui a refusé de se soumettre à leur autorité.
Les futures batailles lancées grâce aux technologies de l'IA seront plus difficiles à discerner.
XIII - Après la démocratie
Moins de trois semaines avant l'élection présidentielle de 2020, le New York Times a publié un article intitulé "Le premier amendement à l'ère de la désinformation" (le premier amendement de la Constitution américaine est celui qui garantit une liberté d’expression totale, ndlr). L'auteur de l'essai, la journaliste du NYT et diplômée de l’école de droit de Yale, Emily Bazelon, y fait valoir que les États-Unis seraient "au milieu d'une crise de l'information causée par la propagation de la désinformation virale" qu'elle compare aux effets "catastrophiques du coronavirus sur la santé”. Elle cite un extrait de l’ouvrage du philosophe de Yale Jason Stanley et du linguiste David Beaver : “La liberté d'expression menace la démocratie autant qu'elle permet son épanouissement”.
De fait, la désinformation est le problème de la démocratie elle-même - à savoir qu'il y en a trop. Pour sauver la démocratie, les experts ont prescrit deux cures : l'Amérique doit devenir moins libre et moins démocratique.
Cette évolution présentée comme impérative signifiera étouffer la voix de certains agitateurs en ligne qui auront perdu le privilège de s'exprimer librement. Il faudra suivre les oukases des experts en désinformation et dépasser notre attachement religieux à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Ce point de vue peut choquer les personnes attachées à l'héritage américain de liberté et de libre arbitre, mais il est la politique officielle des pouvoirs en place et d'une grande partie de l'intelligentsia américaine.
L'ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton, Robert Reich, a réagi au rachat de Twitter par Elon Musk en assénant que la préservation de la liberté d'expression en ligne était “le rêve de Musk. Et celui de Trump. Et celui de Poutine. Et le rêve de chaque dictateur, despote, démagogue et baron voleur des temps modernes. Pour le reste d'entre nous, c’est un nouveau cauchemar”. Selon Reich, la censure est “nécessaire pour protéger la démocratie américaine”.
Pour une classe dirigeante lasse de l'exigence démocratique que la liberté soit garantie à tous, la désinformation a fourni le cadre réglementaire pour remplacer la Constitution américaine. En visant l'impossible, l'élimination de toute erreur et de tout écart par rapport à l'orthodoxie, la classe dirigeante s'assure qu'elle sera toujours en mesure de pointer du doigt une menace imminente posée par des extrémistes de tous poils, menace justifiant sa propre mainmise sur le pouvoir.
Le chant des sirènes nous appelle à nous soumettre à l'autorité de machines qui garantiront l'optimisation de nos vies et de notre sécurité. Face à la menace apocalyptique de “l'infodémie", on nous pousse à croire que seuls des algorithmes peuvent nous protéger de l'ampleur écrasante et inhumaine de la déferlante numérique. Les anciens arts humains de la conversation, de la dispute et de l'ironie, dont dépendent la démocratie comme bien d'autres choses, seront soumis à surveillance. Une surveillance à laquelle rien ne peut échapper et qui vise à nous faire craindre notre propre capacité à la raison.